Œuvres de Saint François De Sales

 

TOME X. SERMONS - VOLUME IV

 

 

 

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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales

 

Index OCR

 

Index OCR. 2

Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la Visitation. 4

XLIII. Sermon pour le deuxième Dimanche après l'Epiphanie coïncidant avec la fête de saint Antoine Abbé   4

XLIV. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Brigitte, Vierge. 12

XLV. Sermon de Vêture pour le quatrième Dimanche de Carême. 20

XLVI. Sermon de Profession pour la fête de l'Annonciation. 22

ADDITION DONNEE PAR L'EDITEUR DE 1641. 27

XLVII. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge. 31

XLVIII. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Marie-Madeleine. 39

XLIX. Sermon pour la fête de saint Augustin. 48

L. Sermon de Profession pour la fête de saint Luc. 56

LI. Sermon pour la fête de la Toussaint. 64

LII. Sermon pour la fête de la Circoncision. 71

LIII. Sermon pour la fête de la Purification. 79

LIV. Sermon pour le Mercredi des Cendres. 87

LV. Sermon pour le premier Dimanche de Carême. 94

LVI. Sermon pour le jeudi après le premier Dimanche de Carême. 103

LVII. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême. 111

LVIII. Sermon pour le jeudi après le deuxième Dimanche de Carême coïncidant avec la fête de saint Mathias  118

LIX. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême. 125

LX. Sermon pour le jeudi après le troisième Dimanche de Carême. 132

LXI. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême. 140

LXII. Sermon pour le jeudi après le quatrième Dimanche de Carême. 146

LXIII. Sermon pour le Dimanche de la Passion. 154

LXIV. Sermon pour le Dimanche des Rameaux. 161

LXV. Sermon pour le Vendredi-Saint. 169

LXVI. Sermon pour la fête de saint Léger, sur le renoncement évangélique. 183

LXVII. Sermon pour la fête de l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge. 186

LXVIII. Sermon pour la fête de saint Thomas. 189

LXIX. Sermon pour la fête de Noël, prononcé à la Messe de minuit. 192

LXX. Sermon pour la fête de la Pentecôte. 194

Appendice. Sermons autographes communiques après l'impression de la première série. 200

I. Exorde d'un sermon pour le Lundi de Pâques. 200

II. Sommaire d'un sermon sur le Saint-Sacrement. 201

Introduction. 201

2e Preuve. 201

1re proprieté du pain. 201

Deux dissimilitudes. 201

2e [proprieté]. 201

Deux dissimilitudes. 201

Conclusion. 202

Confirmation. 202

Second point. 202

 

 

Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la Visitation

 

 

XLIII. Sermon pour le deuxième Dimanche après l'Epiphanie coïncidant avec la fête de saint Antoine Abbé

 

17 janvier 1621

 

            Nous lisons en la Messe d'aujourd'huy deux Evangiles: l'un est celuy des Confesseurs; l'autre, celuy du premier miracle que fit Nostre Seigneur aux noces de Cana en Galilée. C'est sur iceluy que je vous parleray en ce petit discours; car de le faire sur saint Antoine il n'y auroit point d'apparence, veu qu'il en a esté excellemment parlé au grand sermon, auquel on a dit presque tout ce qui s'en pouvoit dire. Je m'arresteray donques sur le dernier où il est fait mention du premier miracle [1] ou, selon saint Jean, du premier signe que Nostre Seigneur fit pour manifester sa gloire. Nous verrons d'abord la cause du miracle, c'est à dire comment il a esté fait, et en second lieu, par qui il a esté fait et quelles personnes sont intervenues en iceluy. L'Evangeliste declare que ce fut icy le premier signe que Jesus fit pour manifester sa gloire. Je sçay bien neanmoins que plusieurs raysons et disputes s'eslevent de part et d'autre entre quelques Docteurs pour monstrer que ce miracle ne fut pas le premier que fit Nostre Seigneur; mais puisque non seulement saint Jean l'atteste, ains encores saint Ambroise, et que la pluspart des autres anciens Peres tiennent cette opinion, nous nous y arresterons et la suivrons. Or, à fin de mieux establir le sentiment de saint Ambroise et des autres Peres, nous escarterons avant tout deux difficultés qui rendroyent leur opinion moins recevable, et nous ferons par apres une consideration pour la consolation de nostre foy.

            Disons d'abord que ce miracle fut le premier signe que le Sauveur luy mesme donna pour manifester sa gloire. Plusieurs prodiges, il est vray, se sont operés avant celuy-cy, les uns par Nostre Seigneur, les autres en Nostre Seigneur et les autres pour l'avenement de Nostre Seigneur, comme celuy de l'Incarnation qui est le plus grand de tous et la merveille des merveilles. Mais ce miracle estoit invisible, secret et occulte; c'estoit une œuvre si haute qu'elle surpasse infiniment tout ce que les Anges et Archanges en peuvent comprendre, et partant ce n'estoit pas un signe qui manifestast la gloire de Dieu comme celuy qui se fit aux noces de Cana en Galilée, ainsy que dit l'Evangeliste. Ce tres haut mystere de l'Incarnation est si profond que jamais il n'estoit entré et ne pouvoit entrer dans l'esprit des anciens payens et philosophes; voire mesme les docteurs de la Loy de Moyse, quoy qu'ils maniassent la Sainte Escriture, ne l'ont peu comprendre parce qu'il estoit invisible et d'une telle hauteur qu'il surpasse tous les entendemens humains et angeliques. Nous le croyons bien en cette vie mortelle parce que la foy nous l'enseigné, mais là haut au Ciel [2] nous le verrons et ce sera une partie de nostre eternelle felicité. Il se fit encor d'autres miracles en cette Incarnation, dont le plus grand est que le Verbe divin fut conceu et naquit d'une femme, que cette femme fut vierge et mere tout ensemble. Plusieurs merveilles accompagnerent la naissance du Sauveur, comme l'apparition de cette estoile qui amena les Mages d'Orient. Mais bien que ces signes fussent faits pour manifester la gloire de Nostre Seigneur, ce n'estoit pas luy qui les operoit, ains le Pere et le Saint Esprit les faisoyent pour luy. Je sçay bien qu'il les faisoit aussi entant que Dieu, car ce que fait le Pere, le Fils et le Saint Esprit l'operent de mesme; mais quant au miracle de Cana c'est proprement le Fils qui le fait.

            En deuxiesme lieu, il faut expliquer ce qu'avancent les anciens Peres, à sçavoir, que nostre divin Sauveur fit plusieurs prodiges (et il est tres probable, car diverses histoires en sont toutes remplies) pendant qu'il demeura en Egypte et mesme en la mayson de ses parens; mais ils furent tres secrets et invisibles, parce que Nostre Seigneur n'estoit point conneu en ce temps-là; de sorte que, bien qu'il en operast un grand nombre, le signe de Cana en Galilée, duquel parle l'Evangeliste, fut vrayement le premier qu'il fit pour manifester sa gloire.

            Mais quelle consideration tirerons-nous de cecy pour la consolation do nostre foy? Voyez-vous, ce premier miracle se fit par la conversion et transmutation de l'eau en vin, tout ainsy que le dernier operé par Jesus Christ en ce sejour mortel fut le changement du vin en son sang au tres saint Sacrement de l'Eucharistie. Or, puisque nous qui vous annonçons la parole de Dieu, sommes obligés de vous dire sur chaque mystere les choses qui peuvent servir à la consolation de nostre foy quand les occasions s'en presentent, comme à ce coup icy de celuy de l'Eucharistie, j'en toucheray ce qui fait à nostre propos. Et cela, non point pour vous l'enseigner, car vous le croyez assez, non point pour vous confirmer et affermir en vostre croyance, car vous voudriez mourir pour maintenir cette verité, mais pour resjouir vostre [3] cœur et luy causer une certaine suavité que l'on trouve en parlant de ces grans mysteres.

            Nostre Seigneur est le premier, l'Alpha et l'Oméga, c'est à dire le commencement et la fin de toutes choses. C'est pourquoy les Egyptiens voulant representer la Divinité et la faire comprendre en quelque façon, ils peignoyent un serpent qui mordoit sa queue, ce que faisant, il estoit tout rond et ne se pouvoit voir en iceluy ni commencement ni fin: sa teste, qui estoit le commencement, touchoit la fin qui estoit la queue. Ainsy Nostre Seigneur, qui de toute eternité est le commencement de toutes choses, en sera la fin pour toute eternité. Remarquez comme il a tousjours fait le commencement tel que la fin, et le merveilleux rapport qui existe entre l'une et l'autre. Quand Dieu crea Adam il donna le premier signe de cette creation en changeant le limon de la terre au corps de l'homme; de mesme, lors que Jesus Christ le recrea, le premier signe de cette recreation fut la transformation d'une substance en une autre, le changement de l'eau en vin. Ouy, le Sauveur vint pour recreer l'homme, car il s'estoit perdu: Je viendray, dit-il, pour refaire un homme nouveau; car l'homme s'estoit tellement aneanti par le peché qu'il ne paroissoit plus ce qu'il estoit en sa premiere origine. C'est pourquoy Nostre Seigneur venant le renouveller, commença cette recreation comme il avoit fait la creation. Considerez en effect ce merveilleux rapport. En la creation de l'homme Dieu, comme nous l'avons desja touché, changea la terre en chair humaine et opera une admirable transmutation; car apres avoir dit: Faisons l'homme à nostre image et semblance, il prit de l'argile et en forma un corps qui n'estoit alors qu'une masse de terre. Ensuite il souffla dans ce corps, et lors cette masse fut convertie en chair et en sang, c'est à dire, il en fit un homme vivant. Ainsy, en la recreation, Nostre Seigneur commença par la transformation de l'eau en vin, donnant ce signe pour manifester sa gloire.

            Il a tousjours monstré ce rapport en toutes ses œuvres; car si nous le prenons dès sa premiere entrée au monde, [4] nous verrons qu'il naquit tout nud, du ventre de sa Mere, et, selon les revelations de sainte Brigide, la tres sainte Vierge le vit ainsy devant ses yeux, ayant produit ce fruit tres beni sans aucun travail ni prejudice de sa virginité. Elle estoit en une douce, amoureuse et suave contemplation lors que, sans qu'elle s'en apperceust, le Sauveur sortit de ses entrailles; mais estant revenue à soy, elle le vit tout nud, elle le prit et l'enveloppa de langes et petits drapelets. Il voulut sortir du monde comme il y estoit entré, mourant tout nud sur l'arbre de la croix; apres sa mort il en fut descendu, puis il se laissa ensevelir dans des langes comme il avoit fait en sa nativité. Il naquit en pleurant ainsy que les autres enfans qui tous passent par là, car il ne s'en est jamais veu aucun qui ne soit né en pleurant, sinon Zoroastre, qui fut un tres meschant homme, «lequel se prit à rire en naissant.» Mais Nostre Seigneur n'est pas né en riant, ains en pleurant et gemissant, comme le tesmoigne un passage de l'Escriture qu'on luy peut bien appliquer, quoy que ce passage regarde Salomon, lequel parlant de soy dit: Bien que je sois un roy grand et admirable, si est-ce que je suis né sur la terre comme les autres enfans, en pleurant et gemissant. Ainsy nostre vray Salomon, bien qu'il soit né Roy souverain en cette terre, il a voulu naistre en pleurant, et par consequent il est mort aussi en pleurant.

            Il a voulu donner entrée à l'Evangile par ce premier signe de la conversion et transmutation de l'eau en vin; il a aussi voulu donner fin à ses predications par la transformation du vin en sang. Il a fait le premier miracle en un banquet, il lit le dernier, celuy de l'Eucharistie, en un autre banquet. Il changea l'eau en vin aux noces de Cana en Galiléo, et en ce dernier souper qui fut comme les noces de cet lispoux sucré, il convertit le pain en sa chair et le vin en son sang; de sorte qu'en cette transformation il commença à solemniser ces noces qu'il acheva sur l'arbre de la croix, car la mort du Sauveur fut le jour de ses noces.

            En somme, son premier miracle fut la conversion de [5] l'eau en vin, et le dernier qu'il opera avant sa mort fut l'institution de l'Eucharistie, où il est vrayement et effectivement present. Nous croyons cette verité et ce mystere, qui est le plus grand et le plus obscur de tous avec Celuy de l'Incarnation; toutefois, parce que la foy nous l'enseigne, nous croyons que Jesus Christ est en ce tres saint Sacrement en corps et en ame. L'Apostre dit que le Chrestien est nourri de la chair vivante et du sang du Dieu vivant, ce qui est vray; et quoy que cette verité repugne à nos sens qui n'y peuvent rien voir, neanmoins nous le croyons et mesme avec d'autant plus de suavité que nos sens en connoissent moins. La divine Providence voyant comme ce mystere sacré de l'Eucharistie estoit obscur, nous a fourni mille et mille preuves de cette verité en cent et cent lieux tant de l'Evangile que de l'Ancien Testament; Nostre Seigneur luy mesme en a donné des lumieres et intelligences si grandes que c'est chose admirable de voir ce que plusieurs ont escrit sur ce sujet, le traittant d'une façon si claire et intelligible que l'on est tout ravi en l'entendant et lisant. Certes, nous devrions faire cent mille adorations chaque jour à ce divin Sacrement en reconnoissance de l'amour avec lequel Dieu demeure avec nous. Voyla donques la consideration qu'il nous faut faire pour la consolation de nostre foy.

            Voyons maintenant comment ce miracle s'est operé, et pour ce je vous raconteray toute l'histoire de l'Evangile. Il se fit, dit saint Jean, des noces à Cana en Galilée. C'estoit une petite villette proche de Nazareth, où demeuroyent les parens de la Vierge, et par consequent ceux de Nostre Seigneur. On fit donc des noces, et le Sauveur et sa Mere y furent invités. Quelques Docteurs se plaisent à disputer si les Apostres y furent conviés ou non. C'est chose admirable des diverses opinions qu'il y a sur cecy; mais laissons leurs raysons et nous tenons à ce que dit l'Evangeliste. Au reste, plusieurs des anciens Peres pensent que Nostre Seigneur et sa tres sainte Mere estans invités, les Apostres le furent aussi à cause d'eux. Saint Jean dit tout clairement: et [6] ses disciples; il nous en faut donques tenir là. On dispute si ces noces furent celles de saint Jean ou d'un autre; mais laissons cela, il nous importe peu; tant y a que nostre cher Maistre et Nostre Dame furent conviés. Ils y allerent; mais comment? O certes, il est croyable que la Sainte Vierge s'y rendit dès la veille, car lors qu'il se fait des noces, les dames et parentes n'y vont pas le jour mesme mais dès la veille, et non seulement pour estre receues, ains encor pour ayder à recevoir les autres invités, et par ce moyen faire honneur à l'espouse. Or, on peut penser que cette sainte Dame, qui estoit grandement humble, y alla ainsy dès la veille pour rendre ce bon office à l'espoux et à l'espouse.

            Les Apostres allerent donc aux noces, et Nostre Seigneur y estant convié ne refusa point de s'y trouver; car voyez-vous, il estoit venu pour racheter, reformer et recreer l'homme, et pour ce faire il ne voulut pas prendre un maintien et une contenance grave, austere et rigide, mais bien une façon de proceder toute suave, civile et courtoise. Ce qui fut cause qu'estant invité il ne s'en excusa pas, ains s'y rendit, et par consequent retrancha beaucoup de legeretés et desbauches qui se commettent ordinairement en telles occurrences. Certes, les noces où Nostre Seigneur et Nostre Dame assistent sont bien reglées et l'on y observe une grande modestie; mais celles de ce temps icy sont pleines de desbauches et toutes farcies de menteries, car quand on veut marier une fille, combien de mensonges dit-on! Elle est cecy, elle est cela, elle a tant d'heritage; ce jeune homme a toutes telles conditions et qualités. Et sur ce on conclut le mariage, lequel estant fait l'on trouve que ce qu'on a dit n'est pas. Puis viennent les regrets et reproches de part et d'autre, mais il n'est plus temps, car c'en est fait. Les noces de Cana ne furent pas ainsy, parce que le mensonge ne se peut point trouver là où est Nostre Seigneur. O combien pensez-vous que ces noces furent [7] modestes! Sans doute la presence du Sauveur faisoit que l'on estoit grandement retenu.

            Or, je ne sçay comment cela arriva; si est-il vray que le vin commença à faillir. Les serviteurs en furent un peu esmeus et effrayés, et voyant que les flacons s'en alloyent vuides, ils commencerent à en parler entr'eux pendant qu'ils versoyent le vin. C'est peut estre par tel moyen que cela vint aux oreilles des dames, lesquelles se prindrent à deviser par ensemble de ce qu'il faudroit faire. La tres sainte Vierge, comme toute sage, prudente et pleine d'une tres grande charité, s'avisa d'un expedient admirable par lequel elle prouveut à tel inconvenient. Mais que fera cette sainte Dame, car elle ne porte point d'argent pour faire acheter du vin? Son Fils n'en a point, non plus qu'elle; sur quoy fonde-t-elle donques son esperance de remedier à cette necessité? O certes, elle sçavoit qu'elle avoit amené avec elle Celuy qui est tout puissant et dont elle connoissoit la grande charité et misericorde, par laquelle il pourvoiroit infailliblement au besoin de ces pauvres gens. Il est croyable en effect que ces noces estoyent de gens pauvres, c'est pourquoy Nostre Seigneur y fut invité; il est vray, car il se plaist tant à traitter et converser avec les pauvres qu'il les favorise tousjours. Il estoit ordinairement parmi eux; il ayme par tout la pauvreté, voirement dans les palais des roys, et prend un singulier playsir de se trouver où la pauvreté demeure. Que si ce cher Sauveur de nos ames se plaist à la rencontrer ès maisons des grans et parmi les noces, quel sera son contentement de la voir dans les Religions où l'on fait vœu de la garder! combien se plaira-t-il d'y trouver l'indigence parmi la suffisance, je veux dire, non pas le defaut des choses necessaires, mais neanmoins que l'on y est pauvre des superflues. Cecy soit dit comme un petit mot d'instruction que je vous vay donnant en passant.

            La Vierge vient donc à son Fils qui, sans argent, pouvoit seul mettre remede à cette necessité. Remarquez un peu ce que fait et dit cette tres sainte Dame: Mon Seigneur, ils n'ont point de vin. Comme si elle eust [8] voulu dire: Mon Seigneur et mon Fils, ces gens icy sont pauvres, et quoy que la pauvreté soit grandement aymable et vous soit fort aggreable, si est-ce qu'elle est de soy grandement honteuse, car elle reduit souvent son hoste à d'extremes mespris et confusions devant le monde. Ces bonnes gens qui vous ont invité s'en vont tomber en une grande ignominie si vous ne les secourez; mais je sçay que vous estes tout puissant, que vous pourvoirez à leur necessité et empescherez qu'ils ne reçoivent une telle honte et abjection. De plus, je ne doute point de vostre charité et misericorde; souvenez-vous de l'hospitalité qu'ils nous ont faite de nous convier à leur banquet, et fournissez, s'il vous plaist, ce qui leur manque.

            Neanmoins la Sainte Vierge n'eut pas besoin de faire un si long discours à son Fils pour luy representer la necessité de ces noces; aussi, comme tres avisée et sçavante en la maniere de bien prier, elle usa de la plus courte mais de la plus haute et excellente façon de prier qui soit et qui puisse estre, disant seulement ces deux paroles: Mon Fils et mon Seigneur, ils n'ont point de vin. Vous estes, vouloit dire cette sacrée Vierge, si doux et si charitable, vous avez un cœur si clement et plein de pitié; condescendez donques, s'il vous plaist, et faites ce de quoy je vous requiers pour ces pauvres gens. Priere certes tres excellente, en laquelle cette sainte Dame parle à Nostre Seigneur avec la plus grande reverence et humilité qui se peut imaginer; car elle s'en va à son Fils non point avec asseurance ni avec des paroles pleines de presomption, comme font plusieurs personnes indiscretes et inconsiderées; mais, avec une humilité tres profonde, elle luy represente la necessité de ces noces, tenant pour tout asseuré qu'il y pourvoira, ainsy que nous le dirons bien tost.

            C'est donques une bien bonne priere que celle cy de se contenter de representer ses necessités à Nostre Seigneur, les mettre devant les yeux de sa bonté et le laisser faire, avec asseurance qu'il nous exaucera selon nos besoins, luy disant à l'exemple de la Vierge, quand on se trouve aride, desolé et desconforté: Seigneur, me [9] voicy, pauvre fille que je suis, desolée, affligée, pleine de secheresses et aridités. Me voicy, Seigneur, pauvre homme que je suis, le plus pauvre de tous les hommes et rempli de pechés. Mais que demandez-vous? Hé que je demande? vous sçavez bien ce de quoy j'ay besoin; il me suffit de vous faire voir ce que je suis, c'est à vous de pourvoir à mes miseres et necessités selon qu'il vous plaira.

            Je sçay bien toutefois que l'on peut prier Dieu non seulement pour le spirituel mais aussi pour le temporel; il n'y a nul doute que cela ne se puisse et doive faire, puisque Nostre Seigneur le nous a luy mesme enseigné. En l'Oraison Dominicale que nous disons tous les jours, nous demandons premierement que le Royaume de Dieu nous advienne, comme le but et la fin à laquelle nous visons, et puis, que sa volonté soit faite, comme l'unique moyen pour nous conduire à cette beatitude; mais outre cela, nous faisons une autre requeste, à sçavoir, qu'il nous donne nostre pain quotidien. La sainte Eglise a mesme des prieres speciales pour demander à Dieu les choses temporelles, car elle a des oraisons propres pour impetrer la paix en temps de guerre, la pluye en temps de secheresse et la serenité en temps de trop grande pluye; voire il y a des messes toutes particulieres pour le temps de la contagion. Par quoy nous sommes enseignés qu'il n'y a point de doute ni de difficulté que l'on ne puisse et doive requerir de Dieu ses necessités spirituelles et temporelles.

            Il y a deux manieres de les demander à Nostre Seigneur: l'une est en la façon que fit la Vierge; l'autre est de le prier qu'il nous donne telle ou telle chose ou qu'il nous delivre de quelque mal, avec cette condition toutefois, qu'il fasse en cela sa volonté et non la nostre. Mais pour l'ordinaire nous ne l'implorons pas ainsy. Vous verrez une personne toute confite en devotion qui demandera en toutes ses prieres de grandes douceurs. Que requerez-vous, ma chere fille? Je demande des consolations. Ouy, cela est bon. Mais je demande encor l'humilité, car je ne suis point humble, et neanmoins je vois que l'on ne sçauroit rien faire sans cette chere vertu; je demande aussi l'amour de Dieu, cette sacrée dilection [10] qui rend toutes choses si douces et faciles. C'est bien fait de demander l'humilité, car ce doit estre nostre chere vertu que celle là; c'est une chose bonne de demander et souspirer apres le divin amour, mais neanmoins je vous dis que cette demande que vous faites de l'humilité et de l'amour n'est pas bonne; car ne voyez-vous pas que vous ne desirez pas l'humilité, ains le sentiment de l'humilité? Vous voulez sçavoir et sentir si vous estes humble, si vous avez l'humilité. Or, il ne faut pas faire cela, car il n'est pas requis pour avoir cette vertu d'en avoir le sentiment; au contraire, ceux qui l'ont veritablement ne voyent ni ne sentent point qu'ils sont humbles. De mesme, il n'est pas requis pour aymer Dieu de sentir qu'on l'ayme; car son amour ne consiste pas à sentir, gouster et savourer sa douceur. Vous pouvez donques estre bien humble et aymer Dieu sans le sentir.

            Oh, je voudrois l'aymer comme une sainte Catherine de Sienne, comme une sainte Therese. Vous vous trompez; dites plustost: Je voudrois avoir les extases, les sentimens d'amour et d'humilité d'une sainte Therese, d'une sainte Catherine de Sienne, car ce n'est point l'amour que vous demandez, ains le sentiment et la suavité de cet amour. Ce n'est que du manque de sentimens dont nous nous plaignons, car nous voulons tout gouster et savourer. O Dieu, attendez un peu, mes cheres ames, ce n'est pas icy le lieu des gousts et sentimens; attendez d'estre là haut au Ciel où vous connoistrez si vous avez l'humilité et jouirez de ces suavités. Vous verrez alors comme vous aymez Dieu, et gousterez la douceur de son amour; mais en cette vie le Seigneur veut que nous vivions entre la crainte et l'esperance, que nous soyons humbles et que nous l'aymions sans le sçavoir.

            Retournons à la tres sainte Vierge: Mon Seigneur, dit-elle, ils n'ont point de vin. Ce qu'entendant, le Sauveur luy dit: Femme, qu'avez-vous à demesler avec moy? Mon heure n'est pas encores venue. Cette responce de prime abord semble bien rude; voir un tel Fils parler ainsy à une telle Mere; un Fils si doux et si clement rejetter si rudement, ce semble, une priere [11] faitte avec tant de reverence et humilité. Quelles paroles icy entre le Fils et la Mere, entre deux cœurs les plus aymans et les plus aymables qui furent jamais! Qu'avez-vous à demesler avec moy, femme? Ha, Seigneur, qu'a à faire la creature avec son Createur de qui elle tient l'estre et la vie! qu'a à faire la mere avec son fils, qu'a à demesler le fils avec la mere de qui il a receu le corps, c'est à dire l'humanité, la chair et le sang! Ces paroles semblent estre bien estranges, et en effect estans mal entendues par des ignorans qui les ont voulu interpreter, ils en ont formé trois ou quatre heresies. Mais, o Dieu, qui est si hardi que d'y vouloir mettre la pointe de son esprit, pour aigu et subtil qu'il puisse estre, à fin d'en comprendre le vray sens, sans avoir receu la lumiere d'en haut pour cela? Cette responce estoit toute amoureuse, et la Sainte Vierge qui le sçavoit bien s'en sentit la plus obligée mere qui aye jamais esté. Ce qu'elle fit paroistre lors que, apres icelle, son cœur demeura tout plein d'une sainte confiance, disant à ceux qui servoyent: Vous avez ouy ce que mon Fils m'a respondu, et pour cela, vous qui n'entendez pas le langage de l'amour, pourrez entrer en doute qu'il ne m'ayt esconduite. O non, ne craignez point, faites seulement ce qu'il vous dira et ne vous mettez en peine de rien, car asseurement il pourvoira selon vostre besoin.

            Il y a parmi les Docteurs une grande varieté d'opinions sur ces paroles de Nostre Seigneur: Femme, qu'avez-vous à demesler avec moy? Aucuns disent qu'il vouloit signifier: Qu'avons-nous à faire, vous et moy, de nous mesler de cela? Nous ne sommes que des invités, nous ne devons donc point avoir soin de ce qui manque; et plusieurs semblables raysons. Mais demeurons fermes en celle que la pluspart des Peres tiennent, laquelle est que le Sauveur respondit à sa sainte Mere: Qu'ay-je à demesler avec vous? pour apprendre aux personnes qui sont constituées en quelque benefice ecclesiastique, de prelature et autres telles dignités, à ne se point servir de ces charges pour gratifier les parens selon la chair et le sang, ou faire en leur faveur chose aucune qui soit [12] tant soit peu repugnante à la loy de Dieu; car ils ne se doivent jamais oublier jusques là qu'à leur occasion ils viennent à s'esloigner de la droiture avec laquelle ils sont tenus à exercer leurs offices. Or, nostre divin Maistre voulant faire cette leçon au inonde, se servit du cœur de la tres sainte Vierge; en quoy certes il luy donna des preuves tres grandes de son amour, comme s'il disoit: Ma tres chere Mere, en vous respondant: Qu'avez-vous à demesler avec moy? je ne veux point vous esconduire en vostre demande; car qu'est-ce que peut refuser un tel Fils à une telle Mere, la plus aymée et la plus aymante qui ayt jamais esté? Mais d'autant que vous m'aymez parfaitement, aussi vous aymé-je souverainement; et cet amour que je vous porte et celuy duquel je sçay que vous m'aymez m'a fait prevaloir de la fermeté de vostre cœur pour donner cette leçon au monde, estant tout asseuré que ce cœur tres amoureux ne s'en esmouvra point. Combien qu'en apparence elle soit un peu rude, ce n'est rien pour vous qui entendez le langage de l'amour, lequel ne s'explique pas seulement par les parolles, mais aussi parles yeux, par les gestes et par les actions. Et quant aux yeux, les larmes qui en deseoulent sont des preuves de l'amour; c'est en cette façon que le Psalmiste donnoit des tesmoignages du sien lors qu'il respandoit une grande abondance de larmes devant son Dieu.

            L'Espouse, au Cantique des Cantiques, disoit: Mon Amy m'est un faisceau de myrrhe, je le prendray et le mettray au milieu de mes mammelles, c'est à dire au milieu de mes affections; et la goutte de cette myrrhe venant à tomber, fortifiera et confortera mon cœur. Aussi cette divine Amante, la tres sacrée Vierge, prit les paroles de Nostre Seigneur comme un faisceau de myrrhe qu'elle mit entre ses mammelles, au milieu de son amour; elle receut la goutte qui descouloit de cette myrrhe, laquelle raffermit son cœur en telle sorte qu'en entendant la responce qui aux autres sembloit un refus, elle creut sans aucun doute que le Sauveur luy avoit accordé ce qu'elle luy demandoit; et pour cela elle dit aux officiers: Faites tout ce qu'il vous dira. [13]

            Quant à ces paroles: Mon heure n'est pas encores venue, quelques-uns ont pensé que Nostre Seigneur entendoit que le vin n'estoit pas encores failli. Il y a plusieurs autres interpretations et sentimens des saints Peres sur ce sujet, mais je ne veux pas m'y arrester. Il est vray qu'il y a des heures ordonnées de la divine Providence desquelles depend tout nostre bien et conversion. Il est vray aussi que Dieu avoit determiné de toute eternité l'heure et l'instant de faire deux grans miracles: celuy de l'Incarnation et celuy de donner au monde le premier signe pour la manifestation de sa gloire; mais c'estoit d'une façon generale et non point en sorte qu'estant prié il ne peust avancer cette heure. Je veux rapporter un exemple pour me faire mieux entendre. Voyla Rebecca et Isaac qui desiroyent tous deux des enfans; mais le malheur estoit que Rebecca estant sterile n'en pouvoit naturellement avoir. Cependant, Dieu avoit veu de toute eternité que Rebecca concevroit et auroit des enfans, mais avec cette condition qu'elle les obtiendroit par ses prieres; et si elle n'eust prié avec son mary Isaac elle n'eust point conceu. Voyant donc qu'ils ne pouvoyent avoir des enfans à cause de sa sterilité, elle et son mary s'enfermerent en une chambre et prierent si fervemment que Dieu les ouyt, les exauça, et Rebecca devint grosse de deux jumeaux, Esau et Jacob. Ainsy, les souspirs d'amour de Nostre Dame, comme disent les anciens Docteurs, avancerent l'Incarnation de Nostre Seigneur. Ce n'est pas pour cela qu'il s'incarnast devant le temps qu'il avoit preordonné, non; mais en son eternité il avoit. veu que la Sainte Vierge le conjureroit de haster le moment de sa venue au monde, et que l'exauçant, il s'incarneroit plus tost qu'il n'eust fait si elle n'eust prié.

            Il en est tout de mesme de ce premier miracle que Nostre Seigneur a fait aujourd'huy aux noces de Cana en Galilée. Mon heure n'est pas encores venue, dit-il à sa sainte Mere, mais puisque je ne vous puis rien refuser, j'avanceray cette heure pour faire ce que vous me demandez. Il avoit donc veu de toute eternité qu'il la devoit [14] devancer à la faveur des prieres de Nostre Dame. O que bienheureuse est l'heure de la divine Providence en laquelle Dieu a voulu nous departir tant de graces et de biens! O que bienheureuse est l'ame qui attendra avec patience et qui se preparera pour correspondre avec fidelité à icelle quand elle arrivera! Certes, ce fut l'heure de la Providence divine celle en laquelle la Samaritaine se convertit. C'est aussi de cette heure que depend nostre conversion et transmutation, et l'on doit avoir un grand soin de s'y bien disposer, a fin que Nostre Seigneur venant, nous puissions estre prests à bien correspondre à sa grace.

            Le Sauveur commanda aux serviteurs de remplir six cruches de pierre qui estoyent là pour la purification des Juifs, d'autant qu'ils se lavoyent quand ils avoyent touché quelque chose defendue par la Loy; car ils faisoyent force ceremonies exterieures auxquelles ils estoyent grandement exacts, mais ils ne se soucioyent gueres de purifier leur interieur. J'ay veu une de ces cruches à Paris en une mayson de Religieux de l'Ordre de Cisteaux: elles sont fort grandes et ont en icelles des caracteres hebreux, mais je ne les leus pas, parce que je ne la vis que de loin. Ces officiers furent tres soigneux de faire ce que la sacrée Vierge leur avoit ordonné, car si tost que le commandement fut fait ils remplirent ces cruches si pleines, que, comme nous lisons dans le Texte sacré, l'eau alloit surnageant tout autour. Lors Nostre Seigneur dit une parolle interieure que personne n'entendit, et à l'instant toute cette eau fut changée en tres bon vin. Cette parolle fut semblable sans doute à celle par laquelle il crea de rien toutes choses, donna la vie et l'estre à l'homme, et par laquelle aussi en ce dernier banquet qu'il fit avec ses disciples, il changea le vin en son sang au tres saint Sacrement de l'Eucharistie. Vin tres excellent que celuy cy dont nous sommes nourris, car c'est par la reception du corps et du sang du Sauveur que nous sont appliqués les merites de sa Mort et Passion.

            Les roys et grans princes ont pour l'ordinaire tousjours [15] avec eux de la poudre de la corne de licorne qui est propre à garantir du venin; et quand ils ont quelque incommodité ils prennent de cette poudre dans du vin pour s'en preserver. L'esprit humain est admirable! Plusieurs disputent s'il y a des licornes ou non et si la poussiere de leur corne a cette vertu. D'aller chercher les raysons de telles disputes cela n'est point propre pour nous; mais tenons-nous à cette heure du costé de ceux qui disent qu'il y a des licornes et que leur poudre a la proprieté de chasser le venin. Tous peuvent avoir de cette poudre aussi bien que les princes; neanmoins ces derniers ont cet advantage par dessus les autres qu'on leur fait des gobelets de cette corne, et ils prennent dans iceux la poudre de la licorne. Le pretieux sang de Nostre Seigneur est comme la licorne, qui chasse le venin du peché lequel empoisonne nos ames; car par le Sacrement de l'Eucharistie nous est appliqué, comme nous l'avons dit, le fruit de nostre Redemption. Ce Sacrement nous a esté figuré par les miracles qui se sont faits en l'ancienne Loy. Moyse avoit une verge par laquelle il operoit des choses merveilleuses et espouvantables; car elle se changeoit en serpent et couleuvre, et puis, quand il vouloit, elle retournoit en sa premiere forme. Il faisoit au moyen d'icelle, sortir de l'eau des rochers, il convertissoit les eaux en sang, en somme il faisoit des prodiges qui tous estoyent des figures de ceux qui devoyent arriver en la loy de grace.

            Mais avant de finir, disons que puisque Nostre Dame a tant de credit, il nous faut addresser à elle, à ce qu'elle represente nos necessités à son Fils. Il nous la faut inviter à nostre festin, d'autant que là où est le Fils et la Mere le vin n'y manque point; car elle dira infailliblement: Mon Seigneur, cette mienne fille n'a point de vin. Mais, mes cheres ames, quel vin demandez-vous? O certes, non autre que celuy des consolations, c'est celuy que nous voulons et pas un autre. Je vous feray entendre cecy par un exemple familier. Voyla une bonne femme qui a un fils malade; o Dieu, il faut employer le Ciel et la terre, car cet enfant est unique, c'est le fruit de mon sein, c'est [16] en luy que j'ay mis toute mon esperance; et quand les remedes humains n'y peuvent plus rien on recourt aux vœux qu'on fait aux Saints. Cela est bon, c'est bien fait de se servir de l'invocation des Saints; mais, ma chere fille, pourquoy demandez-vous tant la santé de ce fils? Quand il se portera bien qu'en ferez-vous? Je le mettray sur l'autel de mon cœur et je l'encenseray. Or voyez-vous, si la Vierge eust demandé du vin à fin que ceux qui estoyent aux noces s'enivrassent, sans doute Nostre Seigneur n'eust point operé cette transmutation de l'eau en vin.

            Si nous voulons que Nostre Dame demande à son Fils qu'il change l'eau de notre tepidité au vin de son amour il nous faut faire tout ce qu'il nous dira; c'est icy un bon point. Ces officiers furent grandement prompts à accomplir tout ce qu'il leur commanda, ainsy que nostre divine Maistresse leur avoit conseillé. Faisons bien ce que le Sauveur nous dira, remplissons bien nos cœurs de l'eau de penitence, et l'on nous changera cette eau tepide en vin de fervent amour; faites soigneusement ce que vous avez aujourd'huy entre les mains, et demain on vous ordonnera autre chose. Voulons-nous avoir une longue et fervente oraison? Entretenons-nous parmi la journée en de bonnes pensées, faisant des frequentes oraisons jaculatoires. Voulez-vous estre bien recueillie en l'oraison? Tenez-vous hors de l'oraison comme si vous y estiez et n'employez pas le temps à des reflexions inutiles tant sur vous que sur ce qui se passe autour de vous; ne vous amusez pas à des niaiseries. Vous voudriez avoir quelque lumiere de la foy pour comprendre le mystere de l'Incarnation; entretenez-vous le long du jour en de devotes pensées sur la bonté infinie de nostre Dieu. En somme, mes cheres Sœurs, prattiquez bien ce qui vous a esté enseigné jusqu'à present et vous reposez en la providence de Dieu, car il ne manquera pas de vous fournir ce que vous aurez besoin. Benissez-le en cette vie et vous le glorifierez avec tous les Bienheureux au Ciel, où nous conduisent le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [17]

 

XLIV. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Brigitte, Vierge

 

1er février 1621

 

(INÉDIT)

 

            L'Evangile fait mention d'une parabole ou similitude en laquelle il est dit qu'un certain negociateur qui cherchoit des perles en trouva une d'un si grand prix qu'il vendit tout ce qu'il avoit pour l'acheter. Or, d'autant que cette similitude renferme et enclot une milliace d'advis et documens tres excellens pour parvenir à la perfection chrestienne, je m'en serviray pour ce petit discours auquel nous verrons qui est ce negociateur qui cherchoit des perles, quelle est cette perle et ce qu'il faut faire pour l'avoir.

            Quant au premier point, tous les hommes sont ces marchans et negociateurs qui cherchent des perles, lesquelles ne sont autre chose que la felicité et beatitude. Ce n'est pas seulement le commencement, mais aussi la fin de la doctrine d'Aristote, que tout homme cherche à estre bienheureux; et ce philosophe a tres bien dit qu'il y a dans l'homme un certain mouvement naturel qui tend à la felicité. Que s'il s'en rencontre quelques uns qui ne sont pas bienheureux, ce n'est pas faute de cette pretention generale, ains de la particuliere; car bien qu'ils tendent à cette felicité, si est-ce qu'ils la mettent en des choses où elle ne se trouve pas. L'avare la cherche dans les richesses, [18] mais il ne l'y sçauroit trouver, d'autant que les richesses ne sont qu'amertume; d'autres la cherchent dans les voluptés, mais ils ne l'y peuvent rencontrer, car les voluptés sont plus propres aux bestes qu'aux hommes, et au lieu de contenter le cœur elles l'abrutissent; d'autres recherchent leur felicité dans les honneurs et satisfactions de cette vie, mais ils ne l'y trouvent pas non plus, car tous les playsirs sont sujets à mille vicissitudes et accidens, et ceux qui possedent le plus de ces biens l'experimentent journellement; les plus grans roys et princes le ressentent mesme tous les jours, voire bien souvent avec plus de rigueur que le reste des hommes.

            Mais je passe ce premier point sans en dire davantage, parce que ce n'est pas là où je me veux arrester. Il y a un negociateur qui cherche des perles, lequel est par dessus tous les autres. Il en cherchoit plusieurs, mais il n'en trouva qu'une, laquelle estoit si belle qu'il vendit tout ce qu'il avoit pour l'acheter. Voicy en cette parabole d'admirables documens pour la perfection chrestienne, que nous verrons clairement prattiqués en la vie de sainte Brigide dont nous celebrons aujourd'huy la feste en ce diocese. Tous les Chrestiens sont ces chercheurs de perles, c'est à dire tous ont un appetit et mouvement par lequel ils appetent et recherchent le bien, la felicité et beatitude. C'est ce que vouloit signifier le royal Prophete par ces paroles: Qui me monstrera le bien apres lequel j'halette et souspire? Comme s'il vouloit dire: O Seigneur, tout homme appete le bien et desire qui le luy monstre; et je ne suis pas du nombre de ceux qui ne l'appetent pas, car j'ay bien observé en moy un certain instinct naturel qui me porte et me fait tendre au bonheur. En un autre endroit le mesme Psalmiste s'escrie: O Dieu, mon cœur s'est tout resjoui quand il a sceu que vous estiez sa felicité; et nostre grand Pere saint Augustin dispit: «O Dieu, mon cœur est creé pour vous, il n'aura jamais repos ni tranquillité qu'il ne jouisse de vous.» Nous voyons par ces paroles comme le cœur humain tend naturellement à Dieu qui est sa beatitude. [19]

            Il est vray que l'homme est ereé pour la felicité et la felicité pour l'homme; car l'homme ne peut estre content s'il ne jouit de la felicité, et la felicité, ce semble, ne peut estre felicité si l'homme ne la possede. Elle a une telle convenance et rapport avec le cœur de l'homme qu'il ne sçauroit trouver de repos qu'en la possedant; de mesme, si je l'ose dire, elle, par un amour reciproque, ne semble pas estre vraye felicité qu'entant que l'homme la possede, car Dieu l'a faite pour la jouissance de l'homme, et la luy a tellement promise qu'il s'est obligé de la luy donner. Mais il ne luy a pas fait cette promesse pour aucun sien merite, ni estant meu ou excité par aucune chose sinon par sa seule bonté et misericorde. A cause du rapport et de la convenance qu'elle a avec l'homme, il estoit en quelque façon raysonnable que Dieu luy donnast cette felicité; il y avoit encores de la bienseance que l'homme la possedast, voyla pourquoy il s'obligea de la luy bailler. Or, bien que cette promesse n'ayt pour fondement que sa bonté, il s'ensuit neanmoins que cette obligation est de justice, mais d'une justice toute misericordieuse, car c'est par pure misericorde que Dieu s'est engagé de donner sa gloire à sa creature, gloire qui n'est autre que l'union de nos ames avec luy.

            Cette union à laquelle nous tendons tous naturellement, comme j'ay desja dit, est et sera eternelle et inseparable. Mais pour y parvenir, il faut, pendant que nous sommes en cette vie, prendre, embrasser et rechercher les moyens qui nous y peuvent conduire. La grace nous y dispose, et la charité est comme la racine qui engendre et cause l'union; à mesure que nous aurons plus de grace en cette vie, nous aurons aussi plus de gloire au Ciel, et par consequent plus d'union. La charité donques produit l'union icy bas; c'est elle qui retire et resserre les affections, qui relie et reunit tout ce qui est desuni, en somme c'est par cette union temporelle que l'on arrive à l'eternelle. C'est ce qui nous a esté monstré par les anciens Religieux, lesquels furent nommés moines, ce qui signifie reliés, c'est à dire unis et resserrés. C'est un beau nom que celuy de moine, nom [20] tout mysterieux qui nous fait cette belle leçon de tendre à l'union, de nous relier et restreindre pour pouvoir justement aspirer à la felicité.

            Le negociateur de nostre Evangile cherchoit donques des perles; il represente tous les Chrestiens. Mais quelles sont ces perles sinon les vertus et bonnes œuvres qui sont comme des perles et pierres pretieuses? Or, d'où vient que les pierreries ont un si grand prix parmi les hommes? Leur beauté et esclat les rend sans doute aggreables et prisables, mais ce n'est pas là la principale cause de leur valeur, ouy bien l'estime qu'on en fait parmi les mortels. N'est ce pas une chose horrible et espouvantable de voir cette ehontée Cleopatra porter attachées à ses oreilles deux perles qui valoyent cinq mille escus? N'est ce pas un prodige et une estrange fantasie des humains que ces pierreries qu'ils estiment pretieuses et qui ne sont en effect que des pierres, soyent arrivées à une telle estime parmi eux qu'on vienne à vendre un diamant les cinq cens escus et davantage? N'est ce pas, dis-je, une grande folie? Certes, quand ces pierres, pour pretieuses qu'elles puissent estre, seroyent achetées un escu, c'est tout ce qu'elles vaudroyent, excepté celles qui peuvent servir à la santé de l'homme. Cependant, non seulement celles-là se vendent si cher, mais encores les diamans, qui ne sont point propres à sa santé, ains au contraire y nuisent, lesquels s'achetent neanmoins les quinze cens escus; et cela ne vient que de l'estime qu'on en fait.

            Les vertus, comme ces pierreries, sont d'elles mesmes d'un grand prix à cause de leur esclat qui les rend aggreables et prisables aux yeux des hommes; car elles sont fort belles, et tout ce qui est beau est pretieux. Neanmoins ce n'est point do cette beauté que depend leur plus haute valeur, ains de l'estime qu'elles ont devant Dieu, qui en fait un si grand estat qu'il leur a promis la felicité, c'est à dire la vie eternelle. Et non content de cela, il est venu ça bas en terre comme un divin negociateur pour chercher ces pierres pretieuses, s'exerçant à la prattique des vertus, leur baillant encores un plus [21] beau lustre par ce moyen, à dessein de nous en rendre amoureux, à ce que, les recherchant et nous adonnant à la conqueste d'icelles, nous puissions obtenir la vie eternelle qui leur est reservée; car c'est aux vertus et bonnes œuvres qu'elle se donne, voyla pourquoy tous les Chrestiens les cherchent.

            Que s'il y en a quelques uns qui ne les trouvent pas, c'est qu'ils les cherchent et les pensent trouver où elles ne sont point, à sçavoir dans les richesses, dans les honneurs et voluptés; aussi sont-ils pour l'ordinaire trompés, car les vertus ne se tiennent pas emmi ces choses, on les y rencontre difficilement, et de plus, ces richesses, ces honneurs et voluptés n'apportent qu'amertume, degoust et fascherie. Regardez un marchand: que ne fait-il pas pour accroistre son bien? O Dieu, c'est une chose incroyable et inconcevable quel travail il endure. Il traverse la mer, il souffre mille et mille fatigues pour acquerir un bien qu'il appete et dont il a besoin pour s'enrichir; mais il ne l'a pas plus tost, que la chose mesme en quoy il constituoit sa felicité le fatigue et ennuye. Le voyla donques à la recherche d'une autre, laquelle ayant encores acquise avec mesme et voire plus grande peine que la premiere, elle luy cause neanmoins aussi du degoust et de la fascherie, ce qui luy en fait derechef poursuivre une autre; de sorte que ce pauvre homme pensant trouver dans ces biens apparens la felicité apres laquelle son cœur parpille, il n'y rencontre que fiel et amertume. Il en prend ainsy de tout ce qui n'est point Dieu et qui est hors de luy.

            Les Chrestiens sont donques ces chercheurs de perles et pierres pretieuses: ils en cherchent plusieurs, ils s'essayent de faire diverses bonnes œuvres; mais helas, miserables que nous sommes, apres beaucoup de peine et de travail pour trouver les vertus et faire des bonnes œuvres, nous n'en trouvons point et pour l'ordinaire n'en exerçons aucune, d'autant que nous ne les recherchons pas où elles sont et que nous ne faisons pas nos bonnes œuvres en la façon requise pour les rendre valables et meritoires. De là vient que quoy que nos cœurs soyent [22] creés pour la felicité et qu'ils tendent à icelle, plusieurs n'y arrivent point, parce qu'ils ne font pas ce qui les y peut conduire.

            Mais nostre negociateur cherchant plusieurs perles, n'en trouva qu'une, laquelle estoit si belle qu'il vendit tout ce qu'il avoit pour l'acheter. Certes, toutes les perles sont uniques, car quoy qu'il y en ayt plusieurs, neanmoins elles sont toutes differentes l'une de l'autre et n'y en a pas deux qui se ressemblent. Quelle est donques cette perle unique sinon la perfection chrestienne? car bien qu'elle se produise en plusieurs façons, chacune d'icelles est cependant si differente des autres qu'elle peut s'appeller unique. Toutes sont belles, mais differentes l'une de l'autre, d'autant qu'il ne se rencontre pas deux personnes qui arrivent à la perfection en une mesme maniere. Tous y aspirent et plusieurs y arrivent, mais un chacun diversement; et c'est cette grande varieté qui rend cette perfection si belle et aggreable. Et quelle est cette perle unique, quelle est cette unique perfection? Non autre que la perfection evangelique; il faut vendre tout ce que l'on a à fin de l'acheter, selon le dire de Nostre Seigneur: Va, vens tout ce que tu as et me suis.

            Or, bien que tous les Chrestiens doivent rechercher cette perle et vendre tout ce qu'ils ont pour l'acquerir, chacun selon sa vocation, si est-ce que les Religieux, les Religieuses et les personnes dediées à Nostre Seigneur y sont obligés d'une obligation plus estroitte et particuliere. Cela se fait entrant en Religion par le renoncement entier et absolu de toutes choses, en rejettant le mal et en embrassant le bien, qui sont les deux principaux points de la perfection chrestienne. Quoy que cette perle soit la perfection chrestienne, si est-ce que nous pouvons dire encores plus proprement que la perfection religieuse est la vraye perle evangelique, pour laquelle acheter il faut tout quitter, et en une façon bien plus speciale que pour la perfection chrestienne, car pour celle cy on la peut acquerir en gardant les commandemens de Dieu; mais pour la perfection religieuse il ne faut pas seulement garder les preceptes, ains aussi les conseils, les [23] secrettes inspirations et les mouvemens interieurs. C'est ce qu'on fait venant en Religion, par un entier renoncement de toutes les vanités du monde et de ce que l'on y possedoit; car il faut tout quitter, sans se reserver aucune chose pour petite qu'elle soit.

            C'est pourquoy aux Religions bien reformées on renonce absolument à toute proprieté par la Profession; et si on se reservoit la possession de quelque chose, pour petite qu'elle fust, ce seroit un grand crime. Les premiers Chrestiens vendoyent tout ce qu'ils avoyent pour acheter cette perle et apportoyent leurs biens aux pieds des Apostres. Ananias et Saphira sa femme ayans vendu leurs terres, en deposerent les deniers aux pieds de saint Pierre; mais ayans voulu user de quelque reserve, ils furent aigrement repris par iceluy et rigoureusement chastiés de Dieu pour leur feintise et dissimulation. Le saint Apostre leur dit: O meschans, vous vous reservez une partie du prix de vostre bien; hé quoy, pensez-vous mentir au Saint Esprit? Allez, si vous vouliez faire quelque reserve vous deviez demeurer au monde, car vous y pouviez vivre vertueusement, et non point venir icy pour mentir au Saint Esprit. Nous en devrions dire autant à ceux qui entrent en Religion: Si vous voulez garder quelque proprieté, restez au monde; vous y pouvez bien vivre et vous y sauver en observant les commandemens, sans venir en Religion pour retenir quelque chose, voulant encores user de vostre liberté et volonté. On ne vous a pas priés d'entrer au monastere, ainsy vous n'y devez point venir si vous ne renoncez à tout, à tout, car faire quelque exception c'est mentir au Saint Esprit. Or, il ne faut pas agir de la sorte, d'autant que Dieu ne pouvant estre trompé, il vous en prendroit comme à Ananias et à sa femme; pensant tromper Dieu vous vous trouveriez trompés vous mesmes. Il faut donques tout quitter pour acheter la perle evangelique.

            Sainte Brigide fit cecy avec une admirable perfection, et pour le vous faire mieux entendre, je vous rapporteray sommairement l'histoire de sa vie, parce qu'il est necessaire, combien que vous la puissiez lire en des livres et [24] y voir tout ce que j'ay à dire. Sainte Brigide donques estoit bastarde et de basse extraction du costé de sa mere. Son pere estoit un grand seigneur, mais sa mere estoit une pauvre femme. Elle naquit en Escosse; c'estoit une fille extremement belle, car les Escossois sont naturellement beaux et on trouve en ce païs les plus belles creatures qui se puissent voir. (Il est hors de doute qu'il y a des lieux où les hommes naissent plus beaux qu'ailleurs. Or, l'Escosse a cet advantage par dessus les autres païs du monde, mais d'en vouloir deduire les raysons il n'est pas à propos icy; tout cela importe peu, pourveu que nous allions en Paradis c'est assez.)

            Donques, parmi les filles de cette contrée, qui sont naturellement belles, sainte Brigide l'estoit singulierement; c'est pourquoy, bien qu'elle fust de basse extraction selon sa mere, elle fut recherchée en mariage par les plus advantageux partis de toute l'Escosse, lesquels s'oubliant de la bassesse de son origine, la desiroyent pour son extraordinaire beauté qui la rendoit fort aggreable. Mais cette grande Sainte, qui estoit choisie et esleue pour estre l'espouse de Nostre Seigneur, fut esclairée de la lumiere interieure, et sentant en son cœur un appetit et mouvement qui tendoit continuellement apres le souverain Bien, elle descouvrit la perle de la perfection religieuse; considerant ensuite la rare beauté d'icelle, elle se delibera de l'acheter et de vendre tout ce qu'elle avoit à fin de l'acquerir.

            Elle renonça donques à tous les honneurs, richesses et playsirs que le monde luy presentoit, et aux biens de fortune, c'est à dire à ces biens à venir qui sont si difficiles à delaisser. C'est beaucoup fait que d'avoir quitté les pretentions et esperances; il est mesme plus malaysé de s'en desprendre que des biens que l'on possede. Il s'en trouve beaucoup en effect qui possedent peu de chose, mais ils ont de si grandes pretentions et belles esperances que difficilement y peuvent-ils renoncer. (Je sçay que plusieurs ne veulent pas nommer ces biens futurs biens de fortune, voire mesme le grand saint Augustin, parce que les payens appelloyent un de leurs dieux, le dieu de [25] Fortune; mais despuis ce temps, la chose a esté raccommodée, ou pour mieux dire spiritualisée, de sorte qu'on les appelle communement de ce nom.)

            Sainte Brigide les quitta en une façon admirable, et d'abord elle renonça aux honneurs. Elle auroit peu estre duchesse, marquise et mesme princesse, car puisque l'amour releve les amans, la fille de basse qualité espousée à un grand seigneur est faite telle que son mary, c'est à dire, elle perd la bassesse de son extraction pour participer et estre transformée en celle de son espoux. Elle refusa cet honneur avec les richesses qui l'accompagnoyent; elle rejetta, pour suivre l'attrait de la grace, les playsirs et voluptés que telles choses luy presentoyent, nonobstant qu'elle vist bien qu'en les acceptant elle seroit, selon le monde, la plus heureuse fille qui se puisse rencontrer.

            C'estoit, à la verité, renoncer à de puissantes amorces; mais elle ne se contenta pas de cela, ains vint encores à renoncer aux dons naturels, qui sont entre autres la beauté, la force et la santé. Quant à la force il n'en est quasi point parlé entre le sexe feminin, c'est un don duquel il ne se prise gueres; de là vient la mollesse et grande tendreté des femmes qui sont si fades et delicates qu'il ne faut que la piqueure d'une mouche pour leur faire prendre le lit; voyla pourquoy elles ne se soucient pas beaucoup du don de force. Mais quant à celuy de la beauté et de la santé, oh! ce sont ces deux cy dont elles se prisent; car les femmes et filles ont une jalousie toute particuliere de les conserver, et leur plus grand soin et estude ne tend à autre chose sinon à faire ce qui peut les accroistre et entretenir, comme si leur felicité en dependoit.

            Puisque nous ne sommes icy que des gens de connoissance, je vous parleray tout franchement. Une grande dame et princesse m'a souventefois raconté les folies qu'elle faisoit pour se rendre belle; elle me les a racontées, comme je dis, non une fois mais plusieurs. Entre autres choses, elle m'a advoué qu'elle se lavoit d'eau fraische, puis s'en alloit demeurer les trois heures entieres [26] au serein jusqu'à ce que son visage fust tout congelé. Et que dirons-nous des femmes de Venise qui, apres avoir lavé leurs cheveux, se vont percher sur les toits les heures entieres aux rayons du soleil pour faire devenir leurs cheveux blonds, et de celles qui portent des emplastres sur leur visage tout le long de la semaine pour les arracher le Dimanche, à fin de paroistre blanches et aggreables aux yeux de quelques fous? En somme, c'est une chose estrange de ce que ce sexe met en œuvre pour conserver sa beauté; c'est pourquoy, d'autant plus qu'il est curieux de cecy, d'autant plus le renoncement que l'on en fait est excellent.

            Sainte Brigide le prattiqua, mais en une façon admirable; car sçachant comme elle estoit belle et qu'à cause de sa beauté elle estoit tant recherchée, courant fortune de servir de piege à plusieurs, voire à elle mesme, elle se resolut, pour y remedier, de s'addresser à Celuy auquel elle se vouloit consacrer. Elle fit donques une priere tres fervente à son Espoux, le suppliant de luy oster cette beauté corporelle à fin que plus aysement elle peust conserver la spirituelle; ce qu'il luy accorda, car elle ne demandoit cela que pour sa gloire. Voyla qu'il luy tomba une defluxion sur un œil qui le luy fondit dans la teste et le luy enfonça, et l'humeur se jetta en telle sorte en cette concavité que puis apres s'espanchant sur toute sa face, elle la rendit extremement laide et difforme. Dès lors, ceux qui la recherchoyent n'en firent plus d'estat et la quitterent entierement; ce que voyant son pere, et que par cet accident il estoit frustré de l'esperance qu'il avoit de faire de bonnes alliances, il la rejetta aussi, la chassa hors de sa mayson et se resolut de la rendre Religieuse. Voyez-vous que c'est du monde? Quand elle estoit belle et recherchée des plus grans du païs son pere la tenoit chez luy à cause du bien et advantage qu'il eu attendoit; mais la trouvant changée, oh! il la faut envoyer en Religion, elle ne vaut rien pour le monde.

            La Sainte demeura tres contente de tout cecy, car elle l'a voit demandé à son Espoux celeste à fin d'avoir plus [27] de liberté de le servir: elle entra donques en un monastere. Or, lors qu'elle fit son oblation, estant à genoux sur le marchepied de l'autel et mettant sa teste contre le bois d'iceluy, lequel estoit tout sec, il devint vert. A mesme temps Dieu luy rendit la lumiere corporelle et sa premiere beauté, mais en une façon beaucoup plus excellente que la premiere; car son celeste Espoux voyant que pour acquerir son amour et acheter cette perle de la perfection religieuse elle avoit quitté sa santé et sa beauté, il l'en favorisa bien plus pleinement qu'elle ne l'eust peu esperer. Mais sainte Brigide passa plus outre, car elle pensa avoir peu fait si elle ne se quittoit encores elle mesme. Et pour ce, elle renonça à sa volonté, à son jugement et liberté; elle devint une parfaite Religieuse, reluisit en la plus excellente obeissance qui se puisse dire, et fut extremement simple; en un mot, elle estoit accomplie en toutes vertus.

            Quant à l'abnegation de la propre volonté j'ay tous-jours accoustumé de dire que c'est la principale piece de nostre renoncement; c'est par où il faut commencer et finir, car la volonté propre n'est qu'une formiliere de petits vouloirs, inclinations et humeurs, lesquelles on doit toutes assujettir à l'obeissance et à la rayson; autrement elles font un desordre et rebellion tant à la loy et volonté de Dieu qu'à celle des Superieurs. Or, comme il ne suffit pas en Religion d'observer les commandemens de Dieu, ains encores ses inspirations particulieres et generales qui sont marquées dans les Statuts, Regles et Constitutions, pour les prattiquer il faut necessairement renoncer à sa propre volonté. Mais ce n'est pas tout, il y a encores une autre piece aussi difficile à quitter que l'autre: c'est le propre jugement. Il s'en trouve encores qui se desprennent de la propre volonté, mais ceux qui renoncent entierement au propre jugement sont fort rares. On veut bien faire le bon playsir de Dieu, mais non pas en tout, ains en ce qui sera conforme au nostre. Je feray bien telle chose, mais je vois qu'il seroit mieux autrement; mon Dieu, on me dit que je la fasse ainsy, et cependant je vois que j'en [28] tirerois beaucoup plus de proffït si je la faisois en cette sorte; un tel exercice me seroit bien plus proffitable pour mon avancement que non pas cet autre. En somme, il est tres malaysé de faire mourir ce propre jugement et de ne plus user de sa liberté.

            Certes, quand le jugement et la volonté propres sont renoncés, tout est fait; mais il faut bien travailler pour en arriver là, et ne pas s'estonner des difficultés ou de la peine que l'on esprouve tant pour les ruiner comme pour acquerir les vertus, car on ne les sçauroit avoir sans travail. Or, de penser parvenir à ce point de perfection sans peine et d'obtenir les vertus sans difficulté, c'est une heresie plustost qu'autre chose, car la sainte Eglise a declaré, et c'est une verité infaillible, que l'homme sera toute sa vie sujet à des passions, changemens et vicissitudes; de sorte que pour aller contre ces passions, pour demeurer ferme et esgal parmi ces variations et marcher avec la pointe de l'esprit et de la rayson, il faut de necessité supporter du travail et de la peine. C'est ce que nous a voulu faire entendre le grand Apostre lors qu'il disoit: Je sens en moy deux lois, la loy de la chair et celle de l'esprit, lesquelles sont toutes contraires l'une à l'autre; ce qui me fait souvent gemir et m'escrier: O moy miserable, qui me delivrera de ce corps de mort? car je sens un appetit en ma chair qui appete le mal que mon esprit abhorre. Nous pouvons juger par ces parolles du violent combat que ce saint Apostre tant favorisé de Dieu souffroit en sa chair, qui repugnoit à l'esprit.

            Voyla donques comme cette grande sainte Brigide quitta les honneurs, biens, richesses et playsirs, les biens de fortune, les biens naturels et soy mesme, assujettissant pour jamais sa liberté et sa volonté à celle d'autruy, à fin de trouver et avoir cette unique perle, l'union temporelle de son ame avec Dieu, pour parvenir à l'eternelle en l'autre vie. Quand est-ce que nous vendons tout ce que nous possedons pour acquerir cette perle sinon quand nous nous dedions au service de Dieu? Quand on prend l'habit de Religion on commence [29] à tout rejetter, on quitte les biens, les honneurs, les parens, renoncemens fort difficiles à faire pour quelques uns; et neanmoins l'amour et amitié des proches est bien foible et fade parce que, s'il n'a point d'autre fondement que la nature, il se perd pour le moindre accident qui arrive. Mais on passe encores plus outre, et on commence à se quitter soy mesme, à s'assujettir à la direction d'autruy et à renoncer sa propre volonté et son jugement, c'est à dire son propre sens, son propre esprit; on se sousmet à la correction et reprehension, qui est le dernier essay et le plus important de la perfection religieuse.

            C'est pourquoy la correction regne en toute Religion bien reformée et y est perpetuellement prattiquée; de là vient le bon ordre qu'on y trouve, d'autant que par icelle on redresse, nettoye et corrige tout ce qui ne va pas bien ou qui est tant soit peu imparfait. Pour nous autres mondains personne ne nous reprend; nous marchons par les grandes rues de ce monde avec des robes toutes boueuses, et pas un ne nous dit mot ni s'essaye de nous nettoyer; on nous laisse aller nostre chemin sans nous rien dire, ce qui fait que nous demeurons tousjours tout crotteux. Mais il n'en est pas ainsy en Religion, ains l'on y souffre les reprehensions continuelles.

            Or, bien que cela se commence à prattiquer quand on se dedie au service de Dieu, si est-ce qu'il se fait bien plus entierement quand on prononce les vœux. C'est alors qu'on n'entreprend pas seulement de tout quitter, mais on quitte tout à fait toutes choses et s'oblige-t-on à ne plus vivre en sa liberté et selon sa volonté, ains en l'obeissance et sousmission. On renonce à ce qui est inutile et se contente-t-on du necessaire pour l'entretien de la vie, embrassant la sainte sobrieté qui retranche le superflu et donne ce qui fait besoin, sans permettre que l'on en souffre aucune grande disette; car si on trouve en quelque lieu ce qui est requis pour la conservation de cette vie miserable, c'est bien en la Religion où il se depart plus soigneusement que par tout ailleurs. Au reste, quand mesme nous quitterions de grans biens [30] pour aller souffrir en Religion toutes les disettes et les incommodités que la pauvreté traisne apres soy, o Dieu, que ce seroit bien peu au prix de ce que Nostre Seigneur a quitté pour nous! car ne pouvant estre pauvre au Ciel, où il n'y a ni peut avoir aucune disette, il s'est humanisé et il est venu en ce monde endurer la plus grande pauvreté des choses necessaires à l'usage de sa vie, et ce, pour nous enrichir et donner des preuves de son amour.

            O que vous serez heureuse, ma chere Fille, si aujourd'huy que vous voulez vous dedier à Dieu vous vous donnez toute à luy sans aucune reserve, et si, à l'imitation de sainte Brigide, vous quittez et renoncez toutes choses pour acheter cette perle unique de la perfection religieuse! Vous serez bienheureuse si de bon cœur vous venez chercher en cette mayson la vraye paix et tranquillité d'esprit, qui consiste et se trouve non pas dans les consolations ou mignardises, comme plusieurs pensent lesquels se trompent, mais dans le renoncement parfait et absolu de vostre propre volonté et jugement, en la sujetion et sousmission de vostre liberté, vous laissant conduire et gouverner par autruy. Vous suivrez ainsy l'exemple de sainte Brigide qui estoit entre les mains de ses Superieurs comme une boule de cire, prenant toutes les impressions qu'on luy vouloit donner et se laissant manier au gré des autres sans aucune resistance. Je vous dis derechef que vous serez heureuse, ma chere Fille, si vous vous donnez tellement à Dieu que desormais vous viviez non plus selon vos humeurs et fantasies, mais selon les Regles et Constitutions et la volonté de ceux qui vous gouverneront.

            Or, vous ayant sommairement raconté la vie de sainte Brigide, il est bien raysonnable que je vous die encores quelques uns de ses miracles; je vous en rapporteray seulement deux qui sont propres à ce sujet, avec lesquels je fermeray ce discours. Le premier est de quelques lepreux qu'elle guerit; le second est d'une fille à qui elle rendit la veuë. Certes, la renommée de la vertu de sainte Brigide s'estoit tellement espanchée qu'on luy amenoit [31] des malades de toutes parts, car Nostre Seigneur luy accordoit tout ce qu'elle luy demandoit. Aussi c'estoit son celeste Espoux lequel ne luy pouvoit rien refuser; et parce qu'elle luy donnoit tout ce qu'il requeroit d'elle, luy de son costé, par un amour reciproque, l'exauçoit selon ses desirs; car Dieu ne refuse rien à ceux qui font en tout sa sainte volonté. Si vous voulez qu'il vous octroye ce que vous desirez, donnez-luy donques ce qu'il vous demande. Vous le priez que sa volonté soit faite, car c'est en icelle que consiste tout nostre bien; puis encores, que son Royaume nous advienne pour jouir de cette eternelle felicité apres laquelle nos cœurs aspirent et parpillent continuellement. Or, si vous voulez qu'il vous accorde cela, donnez-luy aussi ce qu'il vous demande, qui est que vous gardiez sa loy et obeissiez à ses conseils.

            Voicy donques ces lepreux venir à nostre Sainte pour estre gueris, laquelle les voyant, print de l'eau toute claire, la benit, puis leur commanda de se laver les uns les autres. Lors le premier trempa ses mains dans cette eau fraische et commença de laver son compagnon qui devint plus blanc que la neige. Or sus, dit la Sainte, prenez aussi de l'eau et lavez vostre compagnon. Mais celuy qui estoit net ne se soucia point de l'autre, ains se voyant si blanc: O Dieu, respondit-il, je ne l'oserois pas toucher, car à cette heure que je suis gueri il est dangereux que si je le touche je ne devienne derechef lepreux. Voyez-vous, celuy-cy fut gueri le premier, et neanmoins c'estoit un grand ladre. Aussi cette sainte vierge, esclairée de la lumiere interieure: Hé bien, mon amy, reprit-elle, la guerison de la ladrerie exterieure vous a causé la lepre interieure; oh! il n'en sera pas ainsy, car vous redeviendrez ladre. Ce qui arriva soudain, parce que Dieu vouloit tout ce que la Sainte souhaittoit. Ensuite elle luy commanda de laver son compagnon, apres quoy, ayant esté lavé encores une fois des autres, il fut gueri.

            Mais à quel propos ce miracle, et pourquoy est-ce que je le dis? Parce qu'il est beau et qu'il me semble devoir [32] estre rapporté à cause des excellens documens qui y sont compris. Voyez-vous ce que fait cette Sainte, guidée de l'Esprit de Dieu, pour guerir ces lepreux? Elle leur dit: Lavez-vous les uns les autres. En quoy elle nous fait une belle leçon de la charité et dilection mutuelle qui doit regner parmi les Chrestiens, et qui doit estre tout particulierement gravée dans le cœur des Religieux et Religieuses; car ils se doivent nettoyer reciproquement de la lepre spirituelle par le moyen de la reprehension et correction fraternelle qui s'exerce en tout Ordre bien reformé.

            C'est par là qu'on recouvre sa premiere santé et que le corps de la Religion demeure net et libre de toute tache et macule. Il s'en trouve bien quelquefois, mais aussi tost qu'on les apperçoit on estend les mains les uns sur les autres. Or, quand pour quelque respect humain et estans meus non point de la charité ains de nostre fantasie et caprice, nous refusons de laver celuy qui en a besoin, c'est un grand mal. Quand on vient à dire: Moy qui suis net je n'oserois toucher celuy là qui est encores malade; ou bien: C'est un membre pourri, la correction ne luy proffite point, c'est en vain qu'on se travaille apres luy, il vaut mieux le laisser, o Dieu, ne voyez-vous point le danger où vous estes de devenir vous mesme lepreux? Car, qui veut-on guerir sinon celuy qui est malade? Et pourquoy Nostre Seigneur est-il venu sinon pour les infirmes? Le juste, comme dit le glorieux Apostre, n'a pas besoin de loy; il n'est pas requis de luy persuader d'aymer Dieu, il l'ayme assez, ni encores d'aymer le prochain, car il sçait à quoy l'amour de Dieu l'excite et oblige. Mais les lepreux sur lesquels il faut entendre la main sont les foibles et infirmes qu'il faut servit avec patience et charité. C'est la leçon que noir, l'ait aujourd'huy sainte Brigide quand elle commande à ces ladres de se laver les uns les autres.

            Le second miracle est celuy-cy. On luy amena une fille extremement belle mais qui estoit aveugle; elle s'appelloit Urie. La Superieure du monastere envoya la Sainte pour la guerir; elle y alla, mais voyant tant de beauté et [33] sçachant comme cet advantage est un grand obstacle à la beauté spirituelle, et combien les sens, principalement la veuë, sont dangereux et propres à nous faire perdre la pureté de l'ame quand ils sont mal gouvernés, Brigide se mit en priere. Elle fit une oraison fervente, en laquelle elle demanda à son Espoux sacré non seulement la veuë corporelle pour Urie, mais beaucoup plus la spirituelle; et il luy accorda l'une et l'autre, car il ne luy refusoit rien. Certes, il estoit bien raysonnable qu'elle illuminast les aveugles, puisqu'elle avoit choisi et demandé d'estre aveugle pour mieux servir son Sauveur.

            Cette fille donc recouvra la veuë, et quand elle vit ce merveilleux luminaire du soleil, la beauté des choses creées, tant du ciel que de la terre, elle fut remplie d'une grande admiration et consolation. Mais elle se sentit aussi tost esclairée d'une autre lumiere qui eschaufïa son cœur et qui luy fit appeter les biens eternels et perdurables, beaucoup plus excellens que ceux qu'elle appercevoit par ses sens; et lors, considerant combien cette veuë corporelle la pourroit empescher et retarder au dessein d'acquerir le souverain bien qui est Dieu, elle desira de la perdre une autre fois pour jouir plus pleinement de la veuë spirituelle. Et Nostre Seigneur luy accorda de redevenir aveugle, luy donnant en mesme temps une clarté interieure si grande, que despuis elle renonça à toutes choses et s'adonna en telle sorte à l'oraison et contemplation qu'elle vescut et mourut fort saintement.

            Mais pourquoy dis-je encores ce miracle? Parce qu'il est beau et propre à bien finir ce discours. O Dieu, que cette Urie fut heureuse de tout delaisser pour tout avoir; car quittant la veuë elle quitta vrayement tout, d'autant que c'est la chose la plus pretieuse au corps de l'homme, celle que l'on conserve le plus soigneusement et que l'on craint davantage de perdre. O que vous serez heureuse, ma chere Fille, si vous quittez vostre veuë et si vous renoncez à tout pour tout avoir, embrassant en telle sorte la vraye mortification de vos sens et passions, que mesprisant toutes les choses temporelles et transitoires, [34] vous recherchiez avec cette bonne Urie les biens eternels et perdurables! Si vous vous livrez toute à Dieu et luy donnez tout ce qu'il vous demande, il vous octroyera tout ce qu'il est luy mesme et ne vous refusera rien de ce que vous requerrez de luy. Vous quitterez le rien pour avoir le tout sans fin; vous arriverez là haut au Ciel pour jouir de cette felicité apres laquelle nos cœurs tendent continuellement, et où nous serons unis de cette union indissoluble et eternelle par tous les siecles des siecles. Dieu nous en fasse la grace. Amen. [35]

 

XLV. Sermon de Vêture pour le quatrième Dimanche de Carême

 

21 mars 1621

 

(INÉDIT)

 

            La sainte Eglise a certains temps pour resjouir ses enfans, et entre autres ce jourd'huy auquel elle nous fait lire l'Evangile de la refection de cinq mille hommes avec cinq pains d'orge et deux poissons. Vous avez, mes tres cheres Filles, choisi un jour fort propre pour renoncer au monde et vous donner a Nostre Seigneur, car c'est un jour de joye pour les fidelles; aussi faites-vous une action de grande resjouissance en quittant le tracas de ce siecle pour vous mieux dedier à nostre cher Sauveur.

            Il est dit dans l'Evangile sacré que ce bon Maistre se transporta, avec la multitude qui le suivoit, de la mer de Galilée sur la montagne, en un lieu escarté et desert. La mer de Galilée signifie le monde avec ses tracas et remuemens, où l'on a grande peine à entendre Nostre Seigneur, c'est à dire ses inspirations, si l'on ne va sur la montagne et qu'on ne se retire en la mayson de Dieu; car pourquoy ne peut-on pas parler en secret parmi les rues de Lyon, sinon à cause que l'on fait trop de bruit? Ainsy malaysement peut-on ouyr les paroles que le Sauveur dit au fond de nostre cœur au milieu de [36] tant d'embarrassemens. Mais, mes cheres Filles, nostre bon Dieu vous a tant aymées qu'il vous a fait entendre son inspiration sacrée malgré ces tracas, encores que vous luy fissiez la sourde oreille et que possible vous n'y pensiez pas.

            Galilée signifie aussi transmigration. Il faut que vous sçachiez que nous naissons tous enfans d'ire et de perdition, mais par le Baptesme nous sommes transportés en l'estat de grace. Cependant la pluspart des hommes ne demeurent gueres en cet estat, car aussi tost ils tombent en des fautes desquelles neanmoins ils se peuvent relever par le moyen de la Confession. Dieu a esté si bon en nostre endroit qu'il a institué des Sacremens en son Eglise pour toutes sortes de vocations, et sa Providence a voulu qu'en toutes les conditions il y eust des Saints: des rois, des empereurs, des princes, des prelats, des mariés, des vefves, des clercs, des religieux. Tous se peuvent sauver en observant les commandemens; et pourtant il y en a si peu dans le Christianisme qui s'adonnent à la veritable vertu! Grace à Dieu il y a par tout des Chrestiens: en France, en Europe, en Asie, en Afrique, en fin dans tous les païs du monde; mais le malheur est qu'il y en a si peu qui fassent profession de vrays Chrestiens que c'est grand pitié. Ils pensent faire prou quand ils se gardent des gros pechés, comme de desrober, de tuer et choses semblables; et on dit: C'est un homme de bien. Neanmoins ils ne se soucient point des conseils que Nostre Seigneur donne, lesquels sont: Qui veut venir apres moy, qu'il renonce à soy mesme, prenne sa croix et me suive, et tant d'autres beaux enseignemens qui nous peuvent faire arriver à la perfection. Mes cheres Filles, vous avez mieux fait que tous ceux-là, car encores qu'ils se puissent sauver chacun selon sa vocation, bien qu'avec grande peine, ils sont si enfoncés dans la terre, dans les richesses, dans les vanités, que malaysement ils s'acquittent de leurs devoirs envers Dieu; bienheureux neanmoins sont-ils si, parmi tant d'empeschemens, ils suivent Nostre Seigneur selon leur capacité. [37]

            Passons à la seconde consideration, car je ne veux pas estre long à fin que vous puissiez mieux faire vostre proffit de cette petite exhortation. Nostre Sauveur voyant la multitude qui l'avoit tousjours suivi par ces montagnes et ce desert, en un chemin aspre et raboteux, il en eut compassion et pourveut à sa necessité. Si nous voulons que Nostre Seigneur ayt soin de nous il le faut suivre emmi les croix et les espines. Pour moy, je n'ay pas accoustumé de flatter en ces occasions; je dis tout librement qu'il ne faut pas entrer en Religion pour avoir des consolations. Je ne dis pas aussi que vous n'en aurez point, parce que je mentirois, car je sçay bien que vous en aurez; mais pourtant il n'y faut pas venir à cette intention, mes cheres Filles, ains pour y faire la volonté de Dieu et pour luy estre tant soit peu plus aggreables.

            Sçachez qu'il faudra mortifier vos «sens exterieurs» et interieurs: vostre memoire, vous ne la devrez plus occuper sinon à ce qui est de l'obeissance, oubliant ce que vous sçaviez au monde, quoy qu'il fust bon, pour apprendre ce que l'on voudra; et quant à vostre volonté, il la faudra conformer à celle de vos Superieurs. Il ne vous sera point loysible d'ouyr des choses inutiles, non pas mesme ce que vous pouviez bonnement entendre dans le monde; car il faut tout quitter en la Religion pour se dedier tout entiere à la plus grande gloire de Dieu. Ainsy vos mains, vous ne les tiendrez plus dans des manchons, vous ne prendrez plus tant de peine pour les entretenir, mais les employerez à tout ce que l'obeissance ordonnera. Vos yeux, vos oreilles, seront assujettis pour ne regarder ni entendre des choses vaines comme les passetemps, ains vous porterez la veue basse. De mesme vos autres sens, les mortifiant tous selon qu'on vous enseignera. Vous n'aurez plus aucun souci de vous conserver, ains laisserez tout le soin de vous mesmes; en fin, mes cheres Filles, il vous faudra toutes conformer au bon playsir de Dieu, et non à vos inclinations.

            Examinez bien si vous avez le courage d'entreprendre ce que nous venons de dire. Vous avez vostre volonté libre pour faire ce que vous voudrez, sortir ou [38] demeurer. Mais souvenez-vous que quand Nostre Seigneur vit la multitude qui l'avoit suivi avec tant de peine, il en eut compassion et luy prepara un banquet; ainsy, mes cheres Filles, si vous avez une grande fidelité à marcher apres luy tant en l'affliction qu'en la consolation, il vous preparera un festin là haut au Ciel, car pendant cette vie il le faut suivre en la souffrance et parmi les tentations.

            Or, cette multitude suivoit le Sauveur pour differens sujets; et c'est icy la derniere consideration par où je veux finir. Les uns le suivoyent pour estre enseignés, les autres pour estre gueris, une autre partie alloit apres luy pour se renforcer, en fin chacun pour estre soulagé selon sa necessité. De mesme, il y a plusieurs Sacremens en la sainte Eglise pour acheminer un chacun à la perfection: le Sacrement du Baptesme, pour nous laver et purger de tous nos pechés, celuy de Confirmation pour nous fortifier, et ainsy des autres; celuy de l'Ordre pour nous enseigner et celuy du Mariage pour multiplier les fideles.

            Mais il y a une autre sorte de vie plus parfaite que tout cela, laquelle est une escole de la perfection, où l'on est plus totalement et plus facilement à Nostre Seigneur: c'est la vie monastique et religieuse que vous avez choisie à fin de vous rendre plus aggreables à sa divine Majesté, car il ne faut point avoir d'autre pretention. Vous serez bienheureuses si vous y perseverez et si vous tenez toutes choses pour un vray neant; et vous souvenez que ce que vous avez quitté n'est rien au prix de ce que vous possedez. Faites comme Nostre Seigneur dit à sainte Catherine de Sienne: «Ma fille, pense en moy, et je penseray et auray soin de toy.» Pensez bien à luy plaire et ne craignez point, car il pensera à ce qui vous sera necessaire, si vous prenez peine de chasser de vostre cœur tout ce qui n'est point luy. Il ne faut pas faire comme les charbonniers lesquels, encores qu'ils soyent tout noircis et maschurés ne s'en soucient point, se contentant d'avoir des yeux et un nez et de paroistre hommes; de mesme les gens du monde pensent que quand ils se [39] gardent des gros pechés ils font assez. Mais les courtisans du roy, au contraire, sont tousjours apres à se parer et mirer pour voir s'ils n'ont rien de mal accommodé; ainsy, pour estre aggreables à Nostre Seigneur, il faut avoir un grand soin de ne laisser rien entrer en nostre ame qui la puisse salir et enlaidir, car ce celeste Espoux est si jaloux de nostre cœur qu'il ne veut pas que rien le possede sinon luy qui est la consolation mesme, et sans lequel tout n'est qu'amertume. Si vous luy estes fidelles, les Regles vous seront du miel, les Constitutions du sucre et les mortifications des roses; l'obeissance vous sera un doux repos et vous vivrez comme des vrayes espouses de Jesus Christ crucifié; et de mesme qu'on appelle reynes les espouses des roys, vous, on vous appellera les crucifiées, parce que vostre Espoux c'est Jesus Christ crucifié, pendant cette vie, mais en l'autre il sera Jesus Christ glorifié. Au nom du Pere et du Fils et du Saint Esprit. Ainsy soit-il. Dieu vous benisse. Amen. [40]

 

XLVI. Sermon de Profession pour la fête de l'Annonciation

 

25 mars 1621

 

Osculetur me osculo oris sui, quia

meliora sunt ubera tua vino,

fragrantia unguentis optimis.

Qu'il me bayse d'un bayser de sa

bouche, car tes mammelles sont

meilleures que le vin et respandent les

parfums des onguens les plus exquis.

CANT., I, 1, 2.

 

            La divine amante, jettant un profond souspir, se print à dire: Qu'il me bayse, ce cher Ami de mon ame, qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, car tes mammelles sont meilleures que le vin, respandant des odeurs grandement aggreables. Ton nom est comme un huile respandu, lequel estant composé de tous les parfums plus pretieux, rend des odeurs souverainement delectables; c'est pourquoy les jeunes filles t'ont aymé. Et poursuivant: Tire moy, adjouste-t-elle, et nous courrons à la suite de tes onguens.

            Les Peres, considerant cette parolle du Cantique des Cantiques que l'Espouse addresse à son Espoux: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, disent que ce bayser qu'elle desire si ardemment n'est autre que [41] l'execution du mystere de l'Incarnation de Nostre Seigneur, bayser tant attendu et souhaitté pendant une si longue suite d'années par toutes les ames qui meritent le nom d'amantes. Mais en fin ce bayser qui avoit esté si long temps refusé et differé, fut accordé à cette Amante sacrée, Nostre Dame, laquelle merite le nom d'Espouse et d'Amante par excellence au dessus de toutes autres. Il luy fut donné par son celeste Espoux au jour de l'Annonciation que nous celebrons aujourd'huy, au mesme moment qu'elle eslança ce souspir tres amoureux: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche! Ce fut alors que cette divine union du Verbe eternel avec la nature humaine, representée par ce bayser, se fit dans les entrailles sacrées de la glorieuse Vierge.

            Voyez, de grace, comme cette divine Amante exprime delicatement ses amours: Qu'il me bayse, c'est à dire: Que ce Verbe qui est la parole du Pere, sortant de sa bouche, vienne s'unir à moy par l'entremise du Saint Esprit, qui est le souspir eternel de l'amour du Pere envers son Fils et du Fils reciproquement envers son Pere. Mais quand est-ce que ce divin bayser fut donné à cette Espouse incomparable? Au mesme instant qu'elle respondit à l'Ange cette parole tant desirée: Qu'il me soit fait comme vous dites. O consentement digne de grande resjouissance pour les hommes, d'autant que c'est le commencement de leur bonheur eternel. Cela estant donc ainsy presupposé par maniere de preface à ce que nous avons a deduire, nous ferons une petite meditation sur la suite des paroles que la divine amante dit à son Bien-Aymé, par lesquelles elle luy donne des louanges admirables.

            Premierement, apres avoir demandé cet amoureux bayser elle adjouste: Car tes mammelles sont meilleures que le vin, respandant des odeurs fort suaves. Considerez, je vous prie, comme elle exprime merveilleusement ses amours. Les mammelles de Nostre Seigneur sont ses amours. Ton lait ou tes amours, veut-elle donc signifier, sont meilleures que le vin. En effect, les mammelles representent les affections, d'autant qu'elles sont posées sur le cœur et, ainsy que disent les medecins, [42] le lait dont elles sont remplies est comme la moelle de l'amour maternel des meres envers leurs enfans, cet amour le produisant pour leur nourriture.

            Or, dit la chere amante, tes amours qui sont tes mammelles, o mon Bien-Aymé, produisent une certaine liqueur odoriferante qui recrée merveilleusement mon ame, si que je n'estime nullement la bonté des vins plus pretieux et delicats des playsirs de la terre; ils ne sont rien en comparaison, ce sont plustost des ennuis. Le vin, qui resjouit et fortifie le cœur, figure, selon les Docteurs, les joyes et les contentemens terrestres. Les amours de Nostre Seigneur ont, au dessus de tous les playsirs terriens, une force incomparable et une proprieté indicible pour recreer le cœur humain, non seulement plus que toute autre chose, ains rien n'est capable de luy donner un parfait contentement que le seul amour de Dieu. Prenez, si vous voulez, tous les plus grans de la terre et considerez leur condition les uns apres les autres; vous verrez qu'ils ne sont jamais vrayement satisfaits, car s'ils sont riches et eslevés aux plus hautes dignités du monde ils en desirent tousjours davantage.

            L'exemple d'Alexandre, que les mondains appellent le Grand, certifie assez mon dire. Il avoit presque la seigneurie universelle de toute la terre, il en estoit quasi maistre absolu, de sorte que tout le monde observoit le silence en sa presence et les princes n'osoyent souffler mot; tout trembloit, par maniere de parler, sous son authorité, pour la grande reverence qu'on luy portoit. Neanmoins, entendant un jour un certain sot philosophe asseurer qu'il y avoit plusieurs mondes qu'il n'avoit pas conquis, Alexandre se print à pleurer comme un enfant. Mais de quoy? Hé, disoit-il, parce que, y ayant plusieurs mondes, il n'en avoit pas conquis entierement un seul; si qu'il desesperoit de ne les pas tous avoir en sa domination. Folie tres grande!

            L'homme se plaist extremement à faire un grand trafic en cette vie pour trouver du contentement et du repos, et pour l'ordinaire ce trafic est vain, d'autant qu'il n'en tire nulle utilité. N'estimeroit-on pas bien fol et de [43] peu de jugement un marchand qui travailleroit beaucoup à faire quelque commerce dont il ne luy reviendroit que de la peine? Donques, je vous prie, ceux dont l'entendement estant esclairé de la lumiere celeste sçavent asseurement qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse donner un vray contentement à leurs cœurs, ne font-ils pas un trafic inutile logeant leurs affections aux creatures inanimées ou bien à des hommes comme eux? Les biens terriens, les maysons, l'or et l'argent, les richesses, voire les honneurs, les dignités que nostre ambition nous fait rechercher si esperduement, ne sont-ce pas des trafics vains? Tout cela estant perissable, n'avons-nous pas grand tort d'y loger nostre cœur, puisque, au lieu de luy donner un vray repos et quietude, il luy fournit des sujets d'empressement et d'inquietude tres grande, soit pour les conserver si on les a, soit pour les accroistre ou acquerir si on ne les a pas?

            Je veux que nous logions nos affections et nostre amour aux hommes, qui sont creatures animées, capables de rayson; qu'est-ce qui nous en reviendra? Nostre trafic ne sera-t-il pas vain, puisqu'estans hommes comme nous, esgaux en la nature, ils ne peuvent que nous rendre un contreschange en nous aymant parce que nous les aymons? Mais ce sera tout, car n'estans pas plus que nous, nous ne ferons nul profit, et ne recevrons pas plus que nous ne leur donnons: nous leur donnerons nostre amour et ils nous donneront le leur, et l'un pour l'autre. Je passe plus avant et veux que nous aymions les Anges; parlant communement, quel gain en tirerons-nous? car ce sont comme nous des creatures, esgalement sujettes à Dieu, nostre commun Createur. Nous peuvent-ils eslever de deux doigts, comme l'on dit? Nullement. Les Cherubins et les Seraphins n'ont aucun pouvoir de nous aggrandir ni de nous donner un contentement parfait, d'autant que Dieu s'est reservé cela, ne voulant pas que nous trouvions a loger nostre amour hors de luy, tant il en est jaloux.

            Je vous diray à ce sujet un exemple tres aggreable. Sa Sainteté avoit un chantre qu'elle aymoit extremement, [44] car il chantoit merveilleusement bien. Quoy que ce chantre fust tant cheri de son maistre, il ne laissa pas d'estre fantasque, de sorte qu'il luy prit un jour une fantasie de s'en aller et de sortir de sa cour, ce qu'il fit, laissant son bon maistre fort marry de sa sortie. Or, le Pape pensant en soy mesme par quel moyen il le pourroit ravoir, s'avisa de cet artifice: il fit escrire à tous les princes et à tous les grans que si ce chantre s'en alloit presenter à eux ils ne le receussent point à leur service, jugeant que ne trouvant point d'autre meilleure retraitte, le pauvre chantre retourneroit en fin à luy. Il arriva comme le Pape l'avoit desiré; car se voyant rejetté par tout, il revint servir en l'incomparable chapelle de sa Sainteté.

            Le cœur humain est un chantre infiniment aymé de Dieu, qui est la souveraine Sainteté; mais ce chantre est fort bigearre, et fantastique plus qu'il ne se peut dire. Vous ne sçauriez croire combien Dieu se recrée à ouyr les louanges qui luy sont données par le cœur qui l'ayme; il se plaist grandement aux eslans de nos voix et en l'harmonie de nostre musique. Neanmoins il prend à ce cœur la fantasie de s'en aller promener, ne se contentant pas de contenter son Seigneur s'il ne se contente aussi soy mesme. Folie insupportable! car quel bonheur, ains quel honneur, quelle grace et quel sujet d'un parfait contentement que d'estre aymé de Dieu et de demeurer en la mayson de sa divine Majesté, c'est à dire d'avoir logé en luy tout nostre amour, sans autre pretention que de luy estre aggreable! Et cependant, voyla que ce cœur humain se laisse emporter à sa fantasie et s'en va de creature en creature, de mayson en mayson pour voir s'il ne pourra point trouver quelqu'un qui le veuille recevoir et luy donner du contentement parfait; mais en vain, car Dieu, qui s'est reservé ce chantre pour luy seul, a commandé à toutes les creatures, de quelque nature qu'elles soyent, de ne luy donner satisfaction ni consolation quelconque, à fin que par ce moyen il soit contraint de retourner à luy qui est ce Maistre bon d'une incomparable bonté. Et si bien ce chantre revient plus [45] souvent par force que par amour, au lieu de le rebrouer il ne laisse pas de le recevoir et de luy donner le mesme office qu'auparavant en sa chapelle, voire mesme, ce semble, davantage.

            O que la bonté de nostre Dieu est grande! C'est pourquoy l'Espouse à juste rayson s'escrie: O mon Bien-Aymé, que meilleures sans comparaison sont tes mammelles, que tes amours et tes delices sont mille fois plus aggreables que celles de la terre! car les creatures, fussent-elles des plus hautes et relevées et des Anges mesme, fussent-elles des freres ou des sœurs, elles ne nous sçauroyent satisfaire ni contenter. Dieu a mis en nostre pouvoir l'acquisition de son pur amour qui nous peut infiniment relever au dessus de nous mesme, il le donne à qui luy donne le sien ; pourquoy donques nous amusons-nous autour des creatures, esperant quelque chose au trafic que nous ferons en la recherche de leurs affections?

            O que cette sainte Amante, nostre Dame et Maistresse, avoit bien gousté la douceur de ces divines mammelles lors qu'en l'abondance des consolations qu'elle recevoit en la contemplation, toute transportée d'ayse et d'un contentement indicible, elle se prit à les louer! Elle nous incite par son exemple à quitter toute autre pretention des satisfactions de la terre, à fin d'avoir l'honneur et la grace de les succer, et recevoir le lait de la misericorde qui en distille goutte à goutte sur ceux qui s'en approchent pour le recevoir.

            Mais l'Espouse ne s'arreste pas là, car poursuivant elle dit que le nom de son Bien-Aymé est comme un huile respandu, composé de plusieurs excellentes odeurs, lesquelles ne se peuvent imaginer, voulant signifier: Mon Bien-Aymé n'est pas seulement parfumé, ains il est le parfum mesme; c'est pourquoy, adjouste-t-elle, les jeunes filles t’ont aymé. Qu'est-ce que la divine amante desire que nous entendions par ces jeunes filles? Les jeunes filles representent en ce sujet certaines jeunes ames qui n'ayans encores logé leur amour nulle part, sont merveilleusement propres à aymer le celeste Amant de nos cœurs, Nostre Seigneur Jesus Christ. Je ne veux [46] pas dire cependant que si celles qui l'ont donné à quelqu'un viennent à l'en retirer pour le consacrer à Dieu, que ce sacré Espoux ne le reçoive de bon cœur et qu'il n'accepte ce don de leurs affections; mais pourtant il aggrée grandement ces jeunes ames qui se dedient tout à fait à la perfection de son amour. Ton nom, poursuit la sainte Espouse, respand des odeurs si delicates que les jeunes filles t’ont aymé, te dediant toutes leurs amours et toutes leurs affections. O Dieu, quelle grace de reserver tout nostre amour pour Celuy qui nous recompense si bien en nous donnant le sien! En donnant nostre amour aux creatures nous ne recevons nul gain, d'autant qu'elles ne nous rendent pas plus que nous ne leur donnons; mais nostre divin Sauveur nous donne le sien, qui est comme un baume pretieux lequel respand des odeurs souveraines en toutes les facultés de nostre ame.

            O que cette jeune fillette Nostre Dame ayma souverainement le divin Espoux! Aussi en fut-elle souverainement aymée, car à mesme temps qu'elle se donna à luy et luy consacra son cœur, qui fut lors qu'elle prononça ces paroles: Voicy la servante du Seigneur, me soit fait comme vous dites, ou comme il luy plaira, voyla que soudain il descendit dans ses chastes entrailles et se rendit fils de celle qui se nommoit sa servante. Or, je sçay bien que nul ne peut jamais parvenir à un si haut degré de perfection que de dedier aussi absolument son amour à Dieu et à la suite de sa divine volonté comme lit Nostre Dame; mais pourtant nous ne devons pas laisser de le desirer, et commencer le plus tost et le plus parfaittement possible selon nostre capacité, qui est incomparablement moindre que celle de cette sainte Vierge. Elle est cette unique fillette qui a plus excellemment aymé le divin Espoux que jamais nulle creature n'a fait ni fera; car elle commença à l'aymer dès l'instant de sa conception glorieuse aux entrailles de la bonne sainte Anne, se donnant à Dieu et luy dediant son amour dès qu'elle commença d'estre.

            L'Espouse sacrée passant plus outre en l'entretien qu'elle fait avec son divin Espoux: Tirez-moy, dit-elle, [47] et nous courrons. Les saints Peres s'arrestent à considerer ce que cette Espouse veut signifier par ces paroles: Tirez-moy et nous courrons, d'autant que c'est comme si elle disoit: Bien que vous ne tiriez que moy, nous serons toutefois plusieurs qui courrons. Quelques-uns pensent que quand elle prie son Bien-Aymé de la tirer, elle proteste par là qu'elle a besoin d'estre prevenue de sa grace sans laquelle nous ne pouvons rien faire; mais quand elle adjouste nous courrons, c'est à sçavoir, vous et moy, mon Bien-Aymé, nous courrons par ensemble. Ou bien, comme quelques autres croyent: plusieurs courront avec moy, à mon imitation, à ma suite; plusieurs ames vous suivront à l'odeur de vos onguens.

            Nous voicy maintenant à l'autre partie de nostre exhortation, qui est la Profession et dedicace que ces filles viennent faire de leur cœur à la divine Majesté, dedicace et offrande qu'elles n'eussent pourtant jamais eu volonté de faire si le souverain Espoux de nos ames ne les eust attirées et prevenues de sa grace. Aussi, sans l'ayde de cette divine grace et des Constitutions que l'on garde ceans sous la conduite de nostre sacrée Mere et Maistresse la Sainte Vierge, elles ne parviendroyent jamais à ce haut degré d'espouses de Jesus Christ. O qu'heureuses sont les Religieuses qui vivent sous l'Institut de cette divine Abbesse et qui sont instruites par cette grande Doctoresse, laquelle a puisé la science dans le co ur mesme de son cher Fils nostre Sauveur, qui est la sapience du Pere eternel...

            Nous ferons nostre troisiesme consideration sur ce que Nostre Dame fut trouvée toute seule dans sa chambre quand l'Ange la vint saluer et luy apporter cette [48] heureuse et tant gracieuse nouvelle de l'Incarnation du Verbe de Dieu dans ses saintes et chastes entrailles. Les Religieuses que font-elles autre chose sinon de se tenir dans leurs chambres? ains, non contentes de cela, elles s'enfoncent en elles mesmes pour demeurer plus seules, et par ce moyen se rendre plus capables de jouir de la conversation de leur Espoux. Elles se retirent dans le fond de leur cœur comme dans un celeste cabinet où elles vivent en solitude. Mais vous avez beau vous cacher, les Anges vous sçauront bien trouver; ne voyez-vous pas que Nostre Dame estant toute seule fut bien trouvée par saint Gabriel?

            Les vierges et les Religieuses ne sont jamais mieux à leur contentement que lors qu'elles sont toutes seulettes pour contempler à leur ayse la beauté du celeste Amant. Elles se ramassent en elles mesmes parce que tout leur soin est en cette beauté interieure, pour laquelle conserver et accroistre elles sont tousjours attentives à fin de retrancher à tout propos ce qui la pourroit tant soit peu ternir ou enlaidir. La beauté de la fille de Sion est au dedans, dit le Psalmiste, parce qu'elle sçait bien que le divin Espoux regarde luy seul le dedans, tandis que les hommes ne voyent que le dehors. Or, cette espouse bien-aymée est l'ame qui se consacre à la suite de ses divines amours et qui ne veut plaire qu'à luy; c'est pourquoy elle s'enfonce toute en elle mesme pour luy preparer une demeure aggreable. De là vient qu'en la Religion on recommande tant l'exercice de la presence de Dieu, qui est d'une utilité incomparable. Nous en voyons la preuve en ce que Nostre Dame le prattiquant et demeurant retirée merita au mesme temps d'estre choisie pour Mere de Dieu.

            Cette sacrée Vierge lut donques une tres parfaite Religieuse, ainsy que nous avons dit; aussi est-elle la particuliere protectrice des ames qui se dedient à Nostre Seigneur. Mais considerons un peu à part, je vous prie, les vertus qu'elle prattiqua et fit paroistre plus excellemment que toutes autres au jour de sa glorieuse Annonciation, vertus que je ne feray que marquer en passant et [49] puis je finiray. Premierement, une virginité et pureté qui n'a point de semblable entre les creatures; secondement, une souveraine et profonde humilité, jointe et unie inseparablement avec la charité.

            La virginité et absolue chasteté est une vertu angelique; mais bien qu'elle appartienne plus particulierement aux Anges qu'aux hommes, si est-ce pourtant que la pureté de Nostre Dame surpassa infiniment celle des Anges, ayant trois grandes excellences au dessus de la leur, mesme de celle des Cherubins et Seraphins. Je toucheray seulement ces trois points, laissant le surplus aux considerations que vous ferez une chacune en particulier le long de cette octave.

            La pureté et virginité de Nostre Dame eut cette excellence, ce privilege et cette sureminence au dessus de celle des Anges, que ce fut une virginité feconde. Celle des Anges est sterile et ne peut avoir de fecondité; celle de nostre glorieuse Maistresse, au contraire, a esté non seulement feconde en ce qu'elle nous a produit ce doux fruit de vie, Nostre Seigneur et Maistre, mais en second lieu, en ce qu'elle a engendré plusieurs vierges. C'est à son imitation, comme nous l'avons dit, que les vierges ont voué leur chasteté; mais la virginité de cette divine Mere a encores cette proprieté de restablir et reparer celle mesme qui auroit esté souillée et tachée en quelque temps de leur vie. L'Escriture Sainte tesmoigne que du temps qu'elle vivoit elle appel la desja une grande quantité de vierges, si que plusieurs l'accompagnoyent par toutou elle alloit: sainte Marthe, sainte Marcelle, les Marie et tant d'autres. Mais en particulier, n'est-ce point par son moyen et par son exemple que sainte Magdeleine, qui estoit comme un chaudron noirci de mille sortes d'immondicités et le receptacle de l'immondicité mesme, fut par apres enroollée sous l'estendart de la pureté de Nostre Dame, estant convertie en une fiole de cristal toute resplendissante et transparente, capable de recevoir et retenir les plus pretieuses liqueurs et les eaux plus salutaires?

            La virginité de nostre divine Maistresse n'est donc point sterile comme celle des Anges, ains elle est tellement [50] feconde que dès l'instant qu'elle fut vouée à Dieu jusqu'à maintenant elle a tousjours fait de nouvelles productions. Et non seulement elle produit elle mesme, mais elle fait encores que la virginité qu'elle engendre en produise des autres; car une ame qui se dedie parfaittement au divin service ne sera jamais seule, ains en attirera plusieurs à son exemple, à la suite des parfums qui l'ont attirée elle-mesme; c'est pourquoy l'amante sacrée dit à son Bien-Aymé: Tirez-moy et nous courrons.

            De plus, la virginité de Nostre Dame surpassa celle des Anges parce que ceux cy sont vierges et chastes par nature. Or, on n'a pas accoustumé de louer une personne de ce qu'elle a naturellement, d'autant que cela estant sans election, ne merite par consequent point de louanges. On ne loue pas le soleil parce qu'il est lumineux, car cette proprieté luy estant naturelle il ne peut cesser de l'estre. Les Anges ne sont nullement louables de ce qu'ils sont vierges et chastes, car ils ne peuvent pas estre autrement; mais nostre sacrée Maistresse a une virginité digne d'estre exaltée, d'autant qu'elle est choisie, esleue et vouée; et si bien elle fut mariée à un homme, ce ne fut point au prejudice de sa virginité, parce que son mari estoit vierge, et avoit comme elle voué de l'estre tousjours. O que cette tres sainte Dame ayma cherement cette vertu! c'est pourquoy elle en fit le vœu, elle s'accompagna tous-jours de vierges et les favorisa particulierement.

            Sa virginité surpassa encores celle des Anges entant qu'elle fut combattue et esprouvée, ce qui ne peut estre pour celle des Esprits celestes, parce qu'ils ne sçauroyent descheoir de leur pureté ou recevoir en façon quelconque tare ni espreuve. Nostre glorieux Pere saint Augustin dit, parlant aux Anges: Il ne vous est pas difficile d'estre vierges, o Esprits bienheureux, puisque vous n'estes point tentés, et ne le pouvez estre. On trouvera peut estre estrange ce que je dis, que la pureté de Nostre Dame a esté esprouvée et combattue; mais pourtant cela est, et d'une espreuve tres grande. A Dieu ja ne plaise que nous pensions que cette espreuve ressemble aux nostres, car estant toute pure et la pureté mesme, elle ne pouvoit [51] recevoir les attaques que nous recevons et qui nous tourmentent nous autres qui portons la tentation en nous. Ces tentations n'eussent pas seulement osé approcher les murs inexpugnables de son integrité. Elles sont si importunes que le grand Apostre saint Paul escrit qu'il pria par trois fois Nostre Seigneur de les luy oster, ou bien d'en moderer de telle sorte la fureur qu'il peust y resister sans offense et sans cheute.

            Toutefois la sacrée Vierge receut une espreuve quand elle vit l'Ange en forme humaine. Hé, ne le remarquons-nous pas en ce qu'elle commença à craindre et se troubler, si que saint Gabriel le connoissant luy dit: Marie, ne crains point; car si bien, vouloit-il signifier, vous me voyez en forme d'homme, je ne le suis pourtant pas, ni moins vous veux-je parler de leur part. Ce qu'il dit s'appercevant que la pudeur virginale de Nostre Dame commençoit à entrer en peine. La pudeur, escrit un saint personnage, est comme la sacristaine de la chasteté. Et tout ainsy que la sacristaine d'une eglise a un grand soin de bien fermer les portes, de peur que l'on ne vienne à despouiller ses autels, et regarde tousjours autour d'iceux si on n'a point pris quelque chose, de mesme la pudeur des vierges est sans cesse aux aguets pour voir si rien ne viendra point attaquer leur chasteté ou mettre en peril leur virginité, de laquelle elle est extremement jalouse; et dès qu'elle apperçoit quelques choses noires, quand ce ne seroit que l'ombre du mal, elle s'esmeut et se trouble comme fit la tres auguste Marie.

            Mais elle ne fut pas seulement vierge par excellence au dessus de tous autres, tant Anges qu'hommes, ains encores plus humble que tous autres; ce qu'elle monstra excellemment bien le jour de l'Annonciation. Lors elle fit le plus grand acte d'humilité qui ait jamais esté fait et qui se fera jamais par une pure creature; car se voyant exaltée par l'Ange, lequel la salua disant qu'elle estoit pleine de grace et qu'elle concevroit un fils qui seroit Dieu et homme tout ensemble, cela l'esmeut et la fit craindre. Certes, elle estoit familiere avec les Anges, mais elle n'avoit neanmoins jamais esté louée par eux [52] jusqu'à cette heure là, d'autant que ce n'est point leur coustume de louer personne, si ce n'est quelquefois pour encourager en quelque grande entreprise. Oyant donc saint Gabriel luy donner une louange si extraordinaire, cela la mit en souci, pour monstrer aux filles qui prennent playsir à estre cajolées qu'elles courent grande fortune de recevoir quelque tare en leur virginité et pureté; car l'humilité est compagne de la virginité, et tellement compagne que la virginité ne demeurera jamais longuement en l'ame. qui n'aura pas l'humilité. Bien qu'elles se puissent trouver l'une sans l'autre, comme on voit communement dans le monde, où plusieurs personnes mariées vivent humblement, si faut-il confesser pourtant que ces deux vertus ne sçauroyent subsister l'une sans l'autre ès vierges, c'est à dire ès filles.

            Nostre Dame estant rassurée par l'Ange et ayant appris ce que Dieu vouloit faire d'elle et en elle, fit ce souverain acte d'humilité disant: Voicy la servante du Seigneur, me soit fait selon ta parole. Elle se voyoit eslevée à la plus haute dignité qui jamais fut et sera; car quand il plairoit à Dieu de recreer derechef plusieurs mondes, il ne sçauroit pourtant faire qu'une pure creature fust plus que la Mere de Dieu. Cette dignité est incomparable, et cependant la sacrée Vierge ne s'enfle point, ains elle asseure qu'elle demeure tousjours servante de la divine Majesté. Et pour monstrer qu'elle l'estoit et qu'elle la vouloit estre: Qu'il me soit fait, dit-elle, tout ainsy qu'il luy plaira, s'abandonnant à la merci de sa divine volonté, protestant que par son choix et par son election elle se tiendra tousjours en bassesse et qu'elle conservera l'humilité comme compagne inseparable de la virginité.

            Mais si ces deux vertus se peuvent trouver l'une sans l'autre, cette separation ne peut exister entre l'humilité et la charité, car elles sont indivisibles et tellement conjointes et unies ensemble que jamais l'une ne se rencontre sans l'autre, pourvoi qu'elles soyent vrayes et non feintes Dès que l'une cosse de faire son acte, l'autre la suit immediatement; dès que l'humilité s'est abaissée, la charité se releve contre le Ciel. Ces deux vertus sont [53] semblables à l'eschelle de Jacob sur laquelle les Anges montoyent et descendoyent. Ce n'est pas à dire que d'elles mesmes elles ne puissent descendre et monter tout à la fois; ce que ne faisoyent pas ces Anges, car ils montoyent pour descendre derechef. L'humilité semble nous esloigner de Dieu qui est appuyé sur le haut de l'eschelle, parce qu'elle nous fait tousjours descendre pour nous avilir, mespriser et ravaler; mais neanmoins c'est tout au contraire, car à mesure que nous nous abaissons, nous nous rendons plus capables de monter au sommet de cette eschelle où nous rencontrons le Pere eternel.

            Nostre Dame s'humilia et se reconneut indigne d'estre eslevée à la haute dignité de Mere de Dieu; c'est pour cela qu'elle fut rendue sa Mere, car elle n'eut pas plus tost fait la protestation de sa petitesse, que, s'estant abandonnée à luy par un acte de charité incomparable, elle devint Mere du Tres Haut, qui est le Sauveur de nos ames.

            Si nous faisons ainsy, mes cheres Filles, et que nous unissions la virginité avec l'humilité, l'accompagnant soudain de la tres sainte charité qui nous eslevera au haut de l'eschelle mystique de Jacob, nous serons indubitablement receus dans la poitrine du Pere eternel, qui nous comblera de mille sortes de consolations celestes. Lors, en la jouissance d'icelles, nous chanterons, apres Nostre Dame et tres sainte Maistresse, le cantique des louanges de ce Dieu qui nous aura fait tant de grace de la suivre en ce monde et de batailler sous son estendart. Ainsy soit-il.

 

ADDITION DONNEE PAR L'EDITEUR DE 1641

 

... Sans [la grâce] nous ne pouvons rien faire, ainsy que nous l'asseure la divine amante, quand elle dit: Trahe me, tirez-moy, à quoy elle adjouste: Curremus, nous courrons. [54]

            La tres sainte Vierge fut tirée seule et la premiere par le celeste Espoux pour se consacrer et se dedier totalement à son service, car elle fut la premiere qui consacra son corps et son ame par le vœu de virginité à Dieu; mais soudain qu'elle fut tirée elle tira quantité d'ames, qui luy ont fait offre d'elles mesmes pour marcher sous ses auspices sacrés en l'observance d'une parfaite et inviolable virginité et chasteté; si que despuis qu'elle a tracé le chemin, il a tousjours esté couvert et chargé d'ames qui se sont venues consacrer par les vœux au service de la divine Majesté. Ames tres cheres, lesquelles la glorieuse Vierge regardoit quand elle disoit: Nous courrons, asseurant son Bien-Aymé que plusieurs suivroyent son estendart pour batailler sous son authorité contre toutes sortes d'ennemis pour la gloire de son nom.

            O quel honneur pour nous autres de pouvoir batailler sous cette vaillante Capitainesse! Mais le sexe feminin semble avoir une obligation particuliere à suivre cette vaillante guerriere qui l'a infiniment rehaussé et honnoré. Oh! si la Mere de Dieu eust esté de la nature angelique, combien les Cherubins et les Seraphins s'en glorifieroyent et tiendroyent honnorés! Nostre Dame est bien aussi l'honneur, le prototype et le patron des hommes et des femmes qui vivent vertueusement, et des vefves; mais pourtant nul ne peut nier que les filles n'ayent une certaine alliance avec elle plus particuliere que non pas le reste des hommes, parce que cette ressemblance de la virginité, qui est du sexe et de la condition, y apporte une grande capacité et un grand advantage pour s'en approcher de plus pres.

            Et pour moy, je pense que ce qu'on a fait de tout temps une feste plus grande pour leur entrée et Profession en Religion qu'on ne fait pas pour les hommes, n'est pour autre rayson sinon que le sexe estant plus fragile et faisant un acte de si grande vaillance comme est celuy qu'elles font entrant en Religion, qu'il requiert aussi plus d'honneur, et Dieu merite plus d'estre honnoré et admiré en cette solemnité, que non pas en la [55] profession que les hommes font de vivre en Religion. Et pour dire la verité, les hommes ne font pas un si grand renoncement de leur liberté comme font les filles, qui se tiennent resserrées dans les celestes prisons de Nostre Seigneur, qui sont les Religions, pour passer le reste de leurs jours sans en pouvoir jamais sortir, si ce n'est pour de certaines occasions fort rares et signalées, comme d'aller establir et fonder des monasteres.

            Les hommes qui entrent en Religion y entrent bien pour y vivre en obeissance selon les Regles et Statuts d'icelle; mais si faut-il confesser que le renoncement qu'ils font de leur liberté n'est pas si extreme que celuy des filles, d'autant qu'ils ont encores la liberté de sortir, d'aller de couvent en couvent, de prescher, de confesser et faire ainsy plusieurs autres exercices qui leur servent de divertissement. Ils quittent voirement bien le monde d'affection, car tous les Religieux le doivent faire; mais neanmoins on les void tousjours avoir quelque conversation avec les personnes du monde, ce qui soulage un peu la rigueur des lois qui sont dans l'enclos du monastere. Où les filles qui se viennent dedier à Dieu, rejettent et abandonnent tout cela, renonçant à cette derniere piece que la nature veuille quitter, qui est la liberté; si que nous pouvons bien dire que ces filles font une chose au dessus de la nature, estant besoin que Dieu leur donne une force surnaturelle pour faire cet acte si parfait de se dedier à son divin service par un renoncement si grand comme est celuy qu'elles font. Car on ne les trompe point, leur disant qu'estans Religieuses, Nostre Seigneur leur donnera du sucre, comme l'on fait aux petits enfans, pour les amadouer; on ne leur dit point non plus qu'on les conduira sur la montagne de Thabor où elles diront avec saint Pierre: Bonum est nos hic esse; Il fait bon icy. Au contraire on leur dit, soit qu'elles veuillent faire Profession ou entrer au noviciat: Il vous faudra aller sur «le mont de Calvaire,» où, avec Nostre Seigneur, il faudra que vous soyez «crucifiées,» attachant et crucifiant vostre entendement pour restreindre toutes vos pensées, pour n'en admettre volontairement aucunes que [56] celles qui vous seront marquées selon la vocation que vous choisissez. Il faudra de mesme crucifier vostre memoire, pour n'admettre jamais aucun ressouvenir de ce que vous avez laissé au monde. Il faudra en fin que vous crucifiiez et attachiez à la Croix de Nostre Seigneur vostre volonté particuliere, pour n'en avoir jamais plus pour vous en servir à vostre gré, ains il vous faudra vivre en parfaitte sousmission et obeissance tout le temps de vostre vie.

            Dites-moy donques, s'il vous plaist, n'est-ce pas un acte de tres grande consideration, et digne d'estre honnoré, que celuy que font ces filles en passant outre, bien qu'on ne leur represente que croix, qu'espines, que lances, que clous et en fin que mortifications en la Religion? O ames grandement genereuses et qui monstrez qu'en verité vous bataillez et marchez sous les auspices de nostre sainte et glorieuse Maistresse, qui est la tres sainte Vierge! O sans doute, il faut bien que ces filles ayent consideré que c'est le propre de l'amour de rendre leger ce qui est pesant, doux ce qui est amer et facile ce qui est insupportablement difficile sans amour. Vostre glorieux Pere saint Augustin a grandement bien exprimé cette verité, disant que celuy qui ayme ne trouve rien de fascheux, de difficile ou de trop grand travail: «Le travail,» dit-il, «ne se trouve point en l'amour, ou s'il s'y trouve, c'est un travail bien aymé.»

            Allez donc, mes cheres Filles, ou plustost venez amoureusement vous dedier à Dieu et au service de son tres pur amour; et bien que vous rencontriez du travail, la peine vous en sera bien aymée, en l'asseurance que vous contenterez Dieu et vous rendrez aggreables à vostre chere Patronne, laquelle bien qu'elle n'aye pas eu le nom de Religieuse, n'a pas laissé pourtant d'en pratiquer les exercices, et laquelle, bien qu'elle soit Protectrice de tous les hommes et de chaque vocation en general, s'est neanmoins rendue particuliere Protectrice des vierges qui se sont dediées au service de son Fils en la Religion, d'autant qu'elle a esté comme une Abbesse qui leur a monstré l'exemple de tout ce qu'elles [57] devoyent faire pour vivre religieusement. Et qu'ainsy ne soit, je vous presenteray seulement trois points à considerer, sur lesquels je ne feray que passer en courant, pour preuve de mon dire, que je trouve dans l'Evangile de ce jour, auquel il est dit que l'Ange s'addressant à cette sainte Vierge pour luy annoncer le mystere incomparable de l'Incarnation du Verbe eternel, il la trouva en Galilée, et en la ville de Nazareth, retirée et seule dans sa chambre.

            Quant au premier point, qui est que Nostre Dame estoit au pais de Galilée, Galilée est une diction hebraïque qui vaut autant à dire que transmigration. Sur quoy il faut que vous sçachiez qu'il y a de deux sortes d'oyseaux, les uns qui sont passagers et les autres qui ne le sont pas. Ceux qui sont passagers font la transmigration, d'autant qu'ils passent d'un lieu à l'autre, comme font les arondelles et les rossignols qui ne demeurent pas ordinairement en ces quartiers, ains ils n'y sont qu'au temps des chaleurs et du printemps, et l'hiver venant ils font la transmigration, se retirans aux autres pais où le printemps et les chaleurs sont en mesme temps que nous avons icy les froidures de l'hiver; mais nostre printemps revenant, ils reviennent et font derechef la transmigration, c'est à dire le passage d'une contrée à l'autre, nous venant recreer par leur petit gazouillement.

            Les Religieux et Religieuses ne sont-ils pas au païs de transmigration, et ne font-ils pas le passage du monde en la Religion, comme en un lieu de printemps, pour chanter les divines louanges et pour s'exempter de souffrir les froidures et les gelées du monde? Hé! n'est-ce pas pour cela qu'ils entrent en la Religion, où il n'y a que printemps et que chaleur, le Soleil de justice dardant fort ordinairement ses rayons sur les cœurs des Religieux, lesquels il n'eschauffe pas moins en les esclairant qu'il les esclaire en les eschauffant? Et qu'est-ce que le monde sinon un hiver extremement froid, où il n'y a que des ames gelées et froides comme glace? J'entens ceux qui estans au monde vivent selon les lois du monde, car je sçay bien qu'on peut vivre parfaittement en toutes sortes de vocations, mesme dans le monde, aussi bien [58] qu'en Religion; et pourveu qu'on le veuille, l'on peut en tous lieux parvenir à un tres haut degré de perfection. Mais pour parler selon que nous voyons estre le plus ordinaire, l'on ne rencontre presque au monde que des cœurs de glace, tant ils sont froids et peu eschauffés de ce feu supresme dont tous les autres feux prennent leur origine et leur chaleur. Et comme le soleil est celuy qui donne la chaleur à tout ce qui est de la terre, ouy mesme au feu, lequel ne produiroit point de chaleur sans luy, ainsy l'amour de Dieu est ce soleil qui donne de la chaleur au cœur humain quand il est disposé pour la recevoir, et sans ce feu sacré il demeure plus froid qu'il ne se peut dire.

            Nostre Dame donques, comme les Religieuses, estoit au païs de transmigration; mais, o Dieu, qu'elle fit admirablement bien cette transmigration, passant d'un degré de perfection en un autre degré plus haut! Bref, sa vie ne fut autre chose qu'un passage continuel de vertu en vertu, en quoy toutes les Religieuses la doivent imiter le plus parfaittement qu'elles pourront, puisqu'elles sont celles qui l'approchent de plus pres que tout le reste des creatures; car c'est sans doute qu'elles sont de ces vierges dont parle le Psalmiste quand il dit qu'elles seront amenées au Roy, les plus proches d'elle: Adducentur Regi virgines post eam, proximae ejus. L'amour ne dit jamais: C'est assez, sufficit; il veut que l'on aye le courage de vouloir tousjours aller plus avant en la voye des volontés du Bien-Aymé.

            La seconde remarque que je fais sur les paroles de l'Evangile est que Nostre Dame fut trouvée par l'Ange en la cité de Nazareth. Or, Nazareth veut dire fleur; elle fut donc trouvée en la cité des fleurs ou fleurie. O que cette cité represente bien à propos la Religion! car qu'est-ce que la Religion, sinon une maison ou une cité fleurie et toute parsemée de fleurs, d'autant qu'on n'y fait chose quelconque, quand on y vit selon les Regles et Statuts d'icelle, que ce ne soyent autant de fleurs? Les mortifications, les humiliations, les oraisons, bref, tous les exercices, qu'est-ce autre chose que des pratiques de vertus, qui sont comme de belles fleurs qui [59] respandent une odeur extremement suave devant la divine Majesté? Or, qu'est-ce que la Religion sinon un parterre tout semé de fleurs tres aggreables à la veuë et d'odeur tres salutaire à ceux qui les veulent odorer?

            Il est donc dit de la tres sainte Vierge qu'elle estoit en la cité fleurie; mais qu'estoit-elle elle mesme, sinon une fleur choisie entre toutes les autres fleurs pour sa rare beauté et son excellence? fleur qui par son odeur tres suavement incomparable a la proprieté d'engendrer et de produire d'autres fleurs. Et ne sçavez-vous pas que c'est elle qui est ce jardin clos et fermé du Cantique, lequel en est tout emperlé et esmaillé? Hortus conclusus, soror mea sponsa, hortus conclusus; repetition qui n'est pas sans mysteres. A qui appartiennent, je vous prie, tant de fleurs dont l'Eglise a esté remplie et a esté tant embellie et ornée, sinon à la tres sainte Vierge, l'exemple de laquelle les a toutes produites? Et n'est-ce pas par son moyen que l'Eglise a esté parsemée des roses des Martyrs invincibles en leur constance, des soucis de tant de saints Confesseurs et des violettes de tant de saintes Vefves, qui sont petites, humbles et basses comme ces fleurs, mais qui respandent une tres bonne et suave odeur? Et en fin, n'est-ce pas à elle à qui appartiennent plus particulierement tant de lys blancs, tant de puretés et de virginités toutes candides et toutes innocentes? d'autant que ç'a esté à son exemple que tant de vierges ont consacré leurs cœurs et leurs corps à la divine Majesté, par une resolution et un vœu tres indissoluble de conserver leur virginité et pureté.

            Il y a quelques Docteurs qui tiennent qu'elle a institué des congregations de filles, et qu'estant allée à Ephese avec son bien aymé fils adoptif saint Jean, elle en dressa une à laquelle elle donna mesme des Regles et Constitutions. O quelle divine Abbesse! O que ces Religieuses estoyent heureuses d'avoir esté instituées par cette divine Doctoresse [60]          

 

XLVII. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge

 

2 juillet 1621

 

            Dieu, qui est un, ayme l'unité et l'union, et tout ce qui n'est point uni ne luy est point aggreable, dit le grand Apostre saint Paul. Mais s'il ayme souverainement ce qui est uni et conjoint, il est ennemy de la desunion, car ce qui est desuni est imparfait, la desunion n'estant causée que par l'imperfection. Nostre Seigneur estant donques maistre et amateur de l'union en a fait trois admirables en la sacrée Vierge Nostre Dame, sans y comprendre l'union naturelle de l'ame et du corps. Or, celle cy est si excellente que tous les philosophes n'ont point encores fini ni resolu leur admiration, en voyant comme Dieu a conjoint l'ame et le corps, mais d'une jonction tellement estroitte que le corps, sans laisser d'estre corps, et l'esprit, sans laisser d'estre esprit, ne font neanmoins qu'une seule personne. Cette union naturelle est une chose si haute qu'elle ne sçauroit assez estre admirée; aussi est-elle l'œuvre d'un Dieu tres haut et amateur de l'unité.

            Mais ce n'est pas de cette union naturelle de l'ame et du corps en Nostre Dame que je veux parler, d'autant qu'elle est generale et commune au reste des hommes; ains je me veux arrester sur trois autres unions merveilleuses que Dieu a fait en elle. La premiere est celle de [61] la nature divine avec la nature humaine dans ses sacrés flancs, laquelle est si eslevée qu'elle surpasse infiniment tout ce que les entendemens humains et angeliques en peuvent concevoir ou comprendre. Jamais la pensée d'une telle et si admirable jonction n'eust osé entrer dans l'esprit d'aucun Ange, Cherubin ni Seraphin, car ces deux natures divine et humaine sont si esloignées l'une de l'autre, il y a une si grande distance entre icelles, qu'onques aucune creature angelique n'eust peu penser que Dieu eust voulu faire cette union. La nature divine est ce qu'il y a de plus relevé, et la nature humaine ce qu'il y a de plus bas; la nature divine est la souveraine perfection, et l'humaine la souveraine misere. Ce sont donc deux extremités que celles icy, et deux grans contraires; neanmoins Dieu a operé dans le ventre de la Vierge une si admirable conjonction de ces deux natures, qu'elles n'ont fait qu'une personne, en sorte que l'homme est Dieu, et Dieu, sans laisser d'estre Dieu, est homme.

            La seconde union qu'il a fait en Nostre Dame a esté celle de la maternité avec la virginité, union qui est absolument hors du cours de la nature, car c'est joindre deux choses qu'il est naturellement impossible de trouver ensemble. En effect, jamais il ne s'estoit veu ni n'avoit esté mesme pensé qu'une mere fust vierge, et qu'une vierge, sans laisser d'estre vierge, fust mere. C'est donc une union miraculeuse et surnaturelle, faite par la main toute puissante de Dieu, qui a donné ce privilege à nostre glorieuse Maistresse; et comme cette union a esté operée en elle seule, aussi demeurera-t-elle seule à jamais vierge et mere tout ensemble.

            La troisiesme union est celle d'une tres haute charité et d'une tres profonde humilité. L'union de ces deux vertus est certes admirable, d'autant qu'elles sont fort esloignées l'une de l'autre, si qu'il semble qu'elles ne se pourroyent jamais rencontrer en une mesme ame. La charité esleve l'ame en haut, et plus elle croist et se perfectionne, plus aussi elle va rehaussant et relevant l'ame où elle loge. L'humilité fait tout le contraire; elle [62] rabaisse l'ame au dessous d'elle mesme et de toutes les creatures, ayant cela de propre, que plus elle est grande plus elle ravale à ses propres yeux l'ame dans laquelle elle demeure. Voyez un peu les extremités de ces deux vertus, et vous direz: Comment peut-on accorder, unir et joindre ensemble l'humilité et la charité, puisque la nature de l'une est de monter en haut, et celle de l'autre de descendre en bas? C'est une chose naturellement impossible.

            Il est vray que nul autre que Dieu ne pouvoit faire l'union de ces deux vertus; mais luy, qui n'est qu'un seul Dieu, veut et ayme l'unité, et se plaist à monstrer la grandeur de son pouvoir en faisant de si admirables jonctions. Or, il a uni la charité et l'humilité en la Sainte Vierge de telle sorte qu'il n'y sçauroit avoir en elle de charité sans humilité ni d'humilité sans charité; la charité demeurant humble et l'humilité charitable, la charité rehaussant l'ame par dessus toutes creatures et par dessus elle mesme, et l'humilité la rabaissant au dessous de toutes, ces deux vertus demeurant neanmoins tellement conjointes que l'une ne peut subsister sans l'autre.

            C'est sur cette derniere union que je m'arresteray, laquelle me donnera entrée dans le sujet de cette feste; car qu'est-ce que la Visitation de Nostre Dame à sainte Elizabeth sinon un assemblage de l'humilité et de la charité, ou un sommaire des effects de ces deux vertus pratiquées par la Sainte Vierge envers sa cousine? L'humilité et la charité n'ont qu'un seul objet qui est Dieu, à l'union duquel elles tendent; neanmoins elles passent de Dieu au prochain, et c'est là où elles se perfectionnent. Certes, nostre tres glorieuse Maistresse pratiqua ces deux vertus en un souverain degré au temps de l'Incarnation, lors que l'Ange Gabriel luy avant annoncé ce mystere ineffable, elle respondit: Voicy la servante du Seigneur, me soit fait selon ta parole; car pendant qu'il la declaroit Mere de Dieu et Reyne des Anges et des hommes, qu'il luy faisoit entendre qu'elle estoit eslevée par dessus toutes les creatures angeliques et humaines, elle s'abaissa aux pieds [63] de toutes, disant: Voicy la chambriere du Seigneur. Humilité grande que celle cy! La Sainte Vierge eut alors une telle et si claire connoissance de la misere de nostre nature et de la distance qu'il y a entre Dieu et l'homme, que, se voyant rehaussée et esleue au dessus de tous, elle se rabaissa au plus profond de son neant devant les incomprehensibles et inespuisables abismes de l'immense bonté de Dieu.

            Il est vray qu'elle ne s'humilia jamais si profondement que quand elle dit: Voicy la servante du Seigneur; mais apres avoir fait des actes d'une si parfaite humilité et aneantissement et estre descendue le plus bas qu'elle pouvoit, elle produit consecutivement des actes de charité, en adjoustant: Me soit fait selon ta parole; car en donnant son consentement et acquiescement à ce que l'Ange luy annonçoit que son Dieu demandoit d'elle, elle fit paroistre la plus grande charité qui se peut imaginer. Vous voyez donques comme en cet instant, Dieu unit en la Sainte Vierge la charité et l'humilité; en disant: Voicy la servante du Seigneur elle s'est abaissée jusques au profond abisme du neant, mais en mesme temps elle est relevée par la charité au dessus des Cherubins et Seraphins lors qu'elle adjouste: Me soit fait selon ta parole, car à cette heure le Verbe divin print chair dans son ventre virginal, et par ce moyen elle devint Mere de Dieu.

            Voyla comment l'humilité est jointe à la charité en Nostre Dame, et comment son humilité la fait exalter; car Dieu regarde les choses basses pour les relever; c'est pourquoy, voyant cette sainte Vierge humiliée au dessous de toutes les creatures, il jetta les yeux sur elle et la rehaussa au dessus de toutes. Ce qu'elle nous fait entendre elle mesme par ces paroles de son sacré Cantique: Parce que le Seigneur a regardé ma vileté, ma bassesse et ma misere, toutes les nations m'appelleront bienheureuse. Comme si elle eust voulu dire à sainte Elizabeth: Vous me proclamez bienheureuse, et il est vray que je le suis; mais tout mon bonheur procede de ce que Dieu a regardé ma vileté et mon abjection. [64] Cependant, Nostre Dame ne se contenta pas de s'estre ainsy humiliée devant la divine Majesté, car elle sçavoit bien que l'humilité et la charité ne sont en leur perfection si elles ne viennent à passer au prochain. De l'amour de Dieu procede celuy du prochain; et à mesure, disoit le grand Apostre, que ton amour sera grand envers Dieu il le sera aussi à l'endroit de tes freres. Saint Jean nous enseigne cecy lors qu'il escrit: Comme est-il possible que tu aymes Dieu que tu ne vois point, si tu n'aymes pas ton prochain que tu vois?

            Donc, si nous voulons monstrer que nous aymons bien Dieu, et si nous voulons qu'on nous croye quand nous l'asseurons, il nous faut bien aymer nos freres, les servir et ayder en leurs besoins. Or la Sainte Vierge, sçachant cette verité, se leva promptement, dit l'Evangeliste, et s'en alla diligemment vers les montagnes de Juda, en la ville d'Hebron ou, comme d'autres disent, de Hierusalem (cela importe peu), pour servir sa cousine Elizabeth en sa viellesse et grossesse. En quoy elle fait paroistre une grande humilité et charité; car dès qu'elle se vit Mere de Dieu elle s'humilia jusques là que de se mettre tout aussi tost en chemin pour aller secourir et assister cette bonne femme. Ce ne fut peut estre pas à l'heure mesme ni au mesme jour qu'elle le sceut, car je vous laisse à penser si cette sainte Vierge demeura en sa petite maison, recueillie et ravie en admiration, touchant ce profond et incomprehensible mystere qui s'estoit operé en elle. O Dieu, quelle douceur et suavité ressentoit-elle en son cœur par la connoissance de cette merveille! O que de saints devis et d'amoureux colloques entre le Fils et la Mere!

            Elle ne sortit donc pas le jour mesme de l'Incarnation, ains quelques jours apres, et s'en alla en grande diligence par les montagnes de Juda. Mais quelle humilité est celle cy! Elle s'en va pour estre chambriere et servante de celle qui luy estoit en tout et par tout inferieure; car jaçoit que sainte Elizabeth fust de noble extraction, puisqu'elle estoit de la lignée de Levi, estant mariée au grand prestre, et que touchant sa mere elle appartenoit à la maison de David, si est-ce que pour tout [65] cela elle n'estoit rien au prix de la Vierge. Nostre Dame est Reyne du Ciel et de la terre, des Anges et des hommes; et encores ces tiltres que nous luy donnons ne servent qu'à ayder nos pauvres entendemens à se la representer en quelque façon qui nous fasse un peu comprendre sa grandeur, d'autant qu'elle est souverainement plus grande que tout ce que l'on en peut dire. Que si nous luy voulons donner un nom digne de son excellence il nous la faut nommer Mere de Dieu; car ce mot est si sureslevé que tous les tiltres, les louanges et eloges que nous luy sçaurions donner sont compris dans iceluy. Quelle humilité est-ce donques que celle de la Sainte Vierge, puisqu'alors qu'elle est choisie et declarée pour Mere du Verbe eternel, elle se dit la servante du Seigneur, et comme chambriere, sort et s'en va servir cette bonne Elizabeth en sa viellesse. O mon Dieu, que grande et profonde estoit cette humilité, laquelle elle fit encor paroistre en saluant sa cousine, car l'Evangeliste remarque que Nostre Dame, comme la plus humble, la salua la premiere.

            Mais que de benedictions et de graces entrerent en cette maison avec la sacrée Vierge! Ce qui se connoist par les parolles de sainte Elizabeth, laquelle avec un esprit de prophetie s'escria d'une voix claire et intelligible: D'où me vient ce bonheur que la Mere de mon Dieu vienne me visiter? Puis, poursuivant elle dit: Vous estes bienheureuse parce que vous avez creu. Vous estes benite entre toutes les femmes, et beni est le fruit de vostre ventre, Jesus. Ouy, ce fruit est non seulement beni, ains c'est luy qui donne toutes benedictions; et vostre venue m'a apporté tant de liesse et de consolation, que l'enfant a tressailli de joye dans mon sein. O Dieu, qui pourroit comprendre les douceurs et suavités qui s'escoulerent dans le cœur de sainte Elizabeth en cette Visitation? Comme est-ce qu'elle meditoit ce grand mystere de l'Incarnation et les graces et faveurs que le Seigneur luy avoit accordées? Que de paroles amoureuses, que de divins colloques faisoit saint Jean dès le sein de sa mere avec son cher Maistre [66] qu'il reconnoissoit et adoroit dans celuy de Nostre Dame! Que de benedictions et de lumieres ce cher Sauveur de nos ames respandoit dans le cœur de son Precurseur! Il luy avança donc à cette heure l'usage de rayson; mais je ne vous en diray rien pour le present parce que je me souviens fort bien de vous en avoir desja parlé autrefois.

            Je vous toucheray seulement ces deux ou trois points en passant, pour ayder et soulager vos esprits. Le premier est que saint Jean eut l'usage de rayson; le second, qu'il fut sanctifié dans le sein de sa mere, et le troisiesme, qu'il fut rempli de science et de la connoissance «le Dieu et des divins mysteres, ce qui est cause qu'il l'ayma, l'adora et tressaillit de joye. Nostre Seigneur et saint Jean Baptiste estans encores dans les entrailles de leurs meres, se connoissoyent, se parloyent, s'aymoient, avoyent l'usage du sentiment, du jugement et de la rayson. Nous autres nous sommes bien vivans dans le sein maternel, mais pourtant nous n'avons pas l'usage de nos facultés; nous y sommes comme des masses de chair, et quoy que nous ayons nos sens, nous ne pouvons pourtant pas nous en servir. Il failloit bien que saint Jean reconneust le Sauveur dans les entrailles de Nostre Dame, puisqu'à son arrivée il tressaillit de joye dans celles de sa mere; il failloit bien aussi qu'ill'aymast, car on ne tressaille point de joye pour la venue de ceux qu'on ne connoist et qu'on n'ayme point. Or, sainte Elizabeth fait foy de cette verité par les parolles qu'elle dit à la Vierge.

            Mais que fait Nostre Dame parmi toutes ces louanges et benedictions? Elle n'agit point comme les femmes du monde, lesquelles si on les hausse, au lieu de s'humilier elles se rehaussent encores davantage. L'homme est tant sujet à l'orgueil et à la presomption, qu'on luy peut appliquer ce qu'Aristote, cet ancien philosophe, dit du cheval, à sçavoir, qu'il n'y a rien de si orgueilleux. En effect, si vous regardez un cheval, ne connoissez-vous [67] pas sa fierté à son crin, à sa teste, à son alleure? Il bat le pavé, il fait le feu avec les pieds. Voyez aussi quelque jeune muguet, quelque jeune sot: ne remarquerez-vous pas son orgueil, sa presomption et vanité? Prenez garde à sa demarche, à son maintien, comme il va sur le bout des pieds, comme il leve la teste, en somme il fait mille niaiseries et lanterneries qui sont toutes marques de sa fierté et outrecuidance. Maintenant considerez un homme sur un cheval: on ne sçait lequel est le plus fier, ou le cheval ou le chevalier; il semble qu'ils se desfient l'un l'autre à qui fera paroistre plus de vanité.

            Certes, l'homme est grandement sujet à cette fierté et presomption, mais quand ce vice entre dans la teste des femmes il y fait de grandes ruines et ravages; et parce qu'elles sont si sujettes au desir de paroistre, elles sont obligées d'y apporter une attention particuliere à fin de s'en garantir et preserver. La foiblesse de leur sexe les porte bien à cela: pour peu qu'on les touche elles s'eslevent; souvent elles se forgent des pensées et opinions d'elles mesmes qui les font presumer d'estre quelque chose au dessus des autres. Cecy arrive pour l'ordinaire aux esprits foibles; aussi les plus imparfaites sont les plus sujettes à telles sottises, niaiseries et lanterneries. Nous en avons un exemple en cette folle, sotte et impudente Cleopatra. Quelles impertinences et extravagances ne fit-elle pas pour s'eslever? Et Eve, la premiere femme, pour avoir seulement ouy dire qu'elle estoit creée à l'image de Dieu, ne presuma-t-elle pas tant d'elle mesme que de se vouloir rendre semblable à luy, escoutant et faisant pour ce sujet tout ce que luy suggeroit l'ennemy?

            Mais la sacrée Vierge est venue pour regaigner par son humilité ce que cette premiere Eve avoit perdu par son orgueil; elle contrecarre donques par cette vertu la fierté et presomption d'icelle. Lors que l'Ange l'appelle Mere de Dieu, s'enfonçant dans l'abisme de son neant, elle se dit sa chambriere, et lors que sainte Elizabeth la proclame bienheureuse et benite entre les femmes, elle respond que cette benediction procede de ce que le Seigneur a regardé sa bassesse, sa petitesse et son abjection. [68] O Dieu, que l'humilité de cœur est un bon signe en la vie spirituelle! Que c'est une bonne marque qu'on reçoit efficacement les graces divines quand ces graces abaissent et humilient, et qu'on voit que tant plus elles sont grandes, tant plus elles aneantissent profondement le cœur devant Dieu et les creatures, en sorte que, comme la Sainte Vierge, l'on tient tout son bonheur de ce que les yeux de la divine Bonté ont regardé nostre vileté et misere!

            Une profonde humilité et une ardente charité tant envers Dieu qu'à l'endroit du prochain, voyla donc les effects operés par la grace du Seigneur dans le cœur de Nostre Dame. La charité la fit aller en grande diligence en la maison de Zacharie, car quoy qu'elle fust enceinte, son divin Enfant ne luy pesoit point, si qu'elle n'en recevoit aucun empeschement dans le chemin. Comme elle l'avoit conceu par l'obombration du Saint Esprit, elle le portoit sans incommodité et l'enfanta sans douleur, Nostre Seigneur luy reservant les douleurs de l'enfantement pour le jour de son crucifiement auquel sa sainte Mere devoit assister.

            Cette Vierge incomparable entre donc en la maison de Zacharie, et avec elle un comble de benedictions pour cette famille; car, comme dit l'Evangile, saint Jean Baptiste fut sanctifié dans le ventre de sa mere, et sainte Elizabeth fut remplie du Saint Esprit. Je sçay bien qu'Elizabeth estoit une sainte matrone qui avoit desja l'Esprit Saint en elle; comme est-ce donques que se doit entendre cecy, qu'elle le receut à la venue de la Vierge? Il n'y a point de doute qu'elle ne le receust alors, car les effects admirables qu'il opera en elle en fournissent de suffisantes preuves. Dieu donne sa grace aux justes en mesure pleine, comble et qui regorge de toutes parts. Or, bien qu'Elizabeth eust une mesure pleine de la grace du Saint Esprit, neanmoins à la vealation de la Vierge, elle en receut une comblée, foulée et qui regorgeoit de toutes parts, d'autant que la grace se donne en telle sorte pendant cette vie qu'il y peut tousjours avoir de l'accroissement et augmentation [69] en la communication d'icelle. Il se faudroit donc bien garder de dire: C'est assez, j'ay suffisamment de la grace divine ou des vertus; c'est assez de mortification, je m'y suis assez exercé.

            Ce seroit un grand abus; et celuy qui diroit telles et semblables paroles monstreroit bien par là son indigence, sa mendicité et le malheur qui le talonne; car à telles sortes de gens qui estiment avoir à suffisance, Dieu leur oste ce qu'ils ont. On donnera à celuy qui a, dit Nostre Seigneur, et à celuy qui n'a rien on luy ostera. Ce qui se doit entendre ainsy: On donnera à celuy qui ayant beaucoup receu et beaucoup travaillé ne se repose pas neanmoins, pensant n'avoir plus besoin de rien, mais lequel, avec une sainte et veritable humilité, connoist son indigence. A celuy qui a beaucoup on luy donnera encor davantage; mais à celuy qui ayant receu quelque grace croit en avoir suffisamment, on luy ostera ce qu'il a, et ne luy donnera-t-on rien. Le monde a une certaine ambition d'acquérir des richesses, des honneurs, et ne dit jamais: C'est assez; combien qu'il soit aveugle en cecy, car pour peu qu'il en possedast il en auroit suffisamment, veu que le trop de gloire, de biens et de dignités cause la mort et perte de nos ames. Certes, en telles choses on peut dire: J'en ay raysonnablement, je me contente, j'en ay à suffisance; mais en ce qui est des biens spirituels, oh! il ne faut jamais penser, tandis que nous sommes en cet exil, que nous en ayons assez, ains il se faut disposer continuellement à recevoir une augmentation de grace.

            Nostre Dame va donques pour visiter sainte Elizabeth; mais cette visite ne fut point inutile ni semblable à celles qui se font par les dames de ce temps, seulement par ceremonie, esquelles on tesmoigne bien souvent des affections plus grandes qu'on ne les sent pas et où l'on discourt frequemment des uns et des autres, si que l'on en sort avec des consciences interessées. Saint Hierosme parlant de la devote Proba, descrit merveilleusement bien l'inutilité des visites des dames romaines, disant que ces bonnes matrones ne faisoyent autre que se visiter, [70] et que la pluspart de ces visites estoyent superflues et temps mal employé, ce qu'il deplore en cette epistre. Anciennement il se faisoit aussi plusieurs visites et salutations en priant, d'autres avec des complimens, comme il se prattique encores par les bonnes gens qui se rencontrent, lesquelles disent: Dieu soit avec nous, Dieu vous donne un bon jour, un bon an, Dieu nous ayde. Les Grecs se saluoyent en cette sorte: Dieu soit avec nous, Dieu nous benisse; les Hebreux: Pax Christi, la paix de Nostre Seigneur soit avec vous; et parmi les Latins: Laus Deo, Deo gratias; gloire soit à Dieu, loué soit Dieu. En ce temps icy on se sert plus de compliment et on dit: Monsieur, je suis vostre serviteur, je vous bayse les mains; et pour l'ordinaire on ne pense rien moins qu'à cela.

            La Visitation de Nostre Dame ne fut pas semblable à celles-cy, car elle alla pour servir sa cousine. Leurs discours ne furent point inutiles, mais, mon Dieu, combien saints, pieux et devots! Cette visite remplit du Saint Esprit toute la maison de Zacharie. Or, les principaux effects de l'Esprit Saint sont ceux qu'il opera en sainte Elizabeth; vous pourrez donc connoistre par iceux si vous l'avez aussi receu. La premiere chose que fit cette Sainte fut de s'humilier profondement, car voyant la Vierge elle s'escria: D'où me vient cecy que la Mere de Dieu me vienne visiter? Voyla le premier fruit de la grace de Dieu, qui est l'humilité; aussi, sa visite incline l'ame à s'aneantir en la connoissance de la bonté divine et en celle de son neant et demerite.

            Secondement, Elizabeth dit: O que vous estes heureuse parce que vous avez creu! Et par apres: Vous estes benite entre toutes les femmes, et le fruit de vostre ventre est beni. En quoy vous voyez que le second effect du Saint Esprit est de nous faire demeurer fermes en la foy et d'y confirmer les autres; puis de retourner à Dieu, reconnoissant qu'il est la source de imites les graces. Il est vray, semble dire sainte Elizabeth la Vierge, que vous estes benite entre toutes les femmes, mais il est vray aussi que cette benediction [71] vous vient du fruit de vostre sein, lequel est le Maistre des benedictions; car on ne benit pas le fruit à cause de l'arbre, ains l'arbre à cause de la bonté de son fruit. Aussi, bien qu'on doive à la sacrée Vierge un culte et un honneur plus grand qu'à tous les autres Saints, neanmoins il ne faut pas qu'il soit esgal à celuy que l'on rend à Dieu. Je dis cecy pour refuter l'heresie de quelques uns lesquels ont voulu soustenir qu'il la failloit honnorer en la mesme façon que Nostre Seigneur, ce qui est faux; car on doit adorer Dieu seul par dessus et au dessus de toutes choses, et puis rendre un honneur tout particulier à Nostre Dame comme Mere de nostre Sauveur et cooperatrice de nostre salut. Telle est la prattique du vray Chrestien, et quiconque n'ayme et n'honnore la Vierge d'un amour tout special et particulier n'est point vray Chrestien. Or donques, quand le Saint Esprit vient en nous il nous porte à aymer et louer Dieu, et ensuite sa tres sainte Mere.

            En troisiesme lieu, Elizabeth dit que son enfant a tressailli de joye dans son sein; et c'est la troisiesme marque de la visite du Saint Esprit que la conversion interieure, le changement de vie en une meilleure. Saint Jean fut sanctifié; aussi, celuy qui reçoit le Saint Esprit est tout transformé en Dieu. Quand donques vous desirez sçavoir si vous l'avez receu, regardez quelles sont vos œuvres, car c'est par là qu'on le connoist.

            Mais remarquez que sainte Elizabeth receut le Saint Esprit par le moyen de la Vierge. Certes, nous nous devons servir d'elle comme d'une mediatrice aupres de son Fils pour obtenir ce divin Esprit; et bien que nous puissions aller à Dieu directement et luy demander ses graces sans employer à cette fin l'entremise des Saints, neanmoins la divine Providence n'a pas voulu qu'il en passast ainsy; mais elle a fait encores une autre union, car Dieu est un, comme je vous ay dit au commencement, aussi ayme-t-il ce qui est uni. C'est pour cela qu'il a tellement uni l'Eglise militante avec la triomphante, que les deux n'en font qu'une, n'ayans qu'un Seigneur qui les regit, conduit, gouverne et nourrit, quoy qu'en [72] differentes manieres; aussi nous addressons-nous à luy pour luy demander nostre pain quotidien, tant celuy qui est necessaire au corps que celuy qui est requis à la nourriture de l'ame. Considerez cependant que le Sauveur voulant faire cette union, a voulu et ordonné que nous nous servissions de l'invocation des Saints. Il a fait de grandes faveurs aux hommes par leur entremise, et d'autres fois il a employé celle des Anges. Mais pourquoy employe-t-il l'entremise des Anges pour nous garder et nous conferer ses graces? ne pourroit-il pas bien le faire luy mesme sans se servir d'eux? Il le pourroit, sans doute, mais pour operer cette union dont je vous parle il a resolu d'unir les Anges avec les hommes et de les assujettir les uns aux autres. Il a voulu que ceux-cy fussent servis par les Esprits celestes, et que la conversion des hommes fust pour iceux une augmentation de gloire à cause de cette union.

            Mais, me direz-vous, comme est-ce que les hommes peuvent causer de la joye aux Anges? n'ont-ils pas en la vision de Dieu une parfaite beatitude? De cecy il n'y a nul doute; neanmoins, la Sainte Escriture ne tesmoigne-t-elle pas qu'il se fait plus de feste au Ciel pour un pecheur converti que pour nonante neuf justes? par lesquelles parolles vous voyez la joye des Anges sur la conversion d'un pecheur. Or, quand je dis que les Anges font feste au Ciel et se resjouissent, il faut aussi l'entendre des Saints qui sont avec eux; car si bien l'Evangile ne parle que des bienheureux Esprits, c'est parce que devant la Passion de Nostre Seigneur il n'y avoit encores point d'hommes dans le Ciel; mais despuis que les Saints y sont entrés ils ont esté tellement unis avec les Anges qu'ils participent à leur joye sur le retour des pecheurs. C'est pourquoy l'Eglise voulant, comme bonne mere, nous mieux apprendre à nous servir de l'entremise de la Sainte Vierge et des Saints, elle a joint l'Ave Maria au Pater pour le reciter consecutivement apres l'Oraison Dominicale.

            Il n'y a point de doute que nous ne puissions demander à Dieu, par l'intercession de Nostre Dame, non [73] seulement les biens spirituels, tels que les vertus, ains aussi les temporels. Il est vray pourtant qu'à une telle et si grande Vierge il ne faut pas aller demander des bagatelles, comme quelques uns font: par exemple, d'estre plus riche, plus belle, et semblables niaiseries; car tout ainsy que ce seroit incivilité de se servir de l'entremission d'un grand prince pour obtenir du roy ou de l'empereur quelque chose de vil prix, aussi seroit-ce une incivilité en la vie spirituelle de se servir de l'entremise de nostre glorieuse Reyne pour des choses basses et caduques. De plus, il faut tousjours traitter des choses saintes, des Saints et de la sacrée Vierge avec un profond honneur et respect. Certes, quand nous parlons d'eux nos cœurs doivent estre prosternés par terre, car il y a une si grande distance entre nous et ces Esprits celestes qu'il ne se peut imaginer; et neanmoins un si grand rapport, que tout ainsy que la terre ne peut rien produire sans les influences du ciel, aussi ne pouvons-nous rien de nous mesmes si nous ne sommes assistés des Saints. Mais il faut nous prevaloir de leur assistance en des choses qui nous servent pour l'eternité, les priant de nous impetrer la grace de Dieu, les vertus, employant pour ces sujets et autres semblables le credit qu'ils ont aupres de nostre cher Sauveur et Maistre, et non point à fin d'obtenir par leur intercession la beauté, les richesses et telles bagatelles. Voyla donc comment nous recevons le Saint Esprit par l'entremise des Saints et de la Vierge.

            O que c'est une chose aymable et proffitable que d'estre visité par cette sainte Dame, car sa visite nous apporte tousjours beaucoup de benedictions. O Dieu, dira-t-on, je voudrois bien que la Vierge me visitast. Et pourquoy? Pour estre consolée, car c'est une chose si douce d'avoir des consolations! Je voudrois bien avoir quelque extase, quelque ravissement; je souhaitterois volontiers que cette sacrée Vierge se monstrast à moy. Ouy; et la recevriez-vous comme la receut sainte Elizabeth? Nostre Dame nous vient visiter fort souvent, mais nous ne la voulons pas recevoir. De plus, sainte Elizabeth estoit sa parente, et pour ce elle l'alla trouver. [74] Mais que faire pour estre parente de nostre amiable Souveraine? O Dieu, il y a mille moyens pour cela. Voulez-vous estre parente de la Vierge? Communiez, car en recevant le saint Sacrement vous recevrez la chair de sa chair et le sang de son sang, puisque le pretieux corps du Sauveur, qui est dans la divine Eucharistie, a esté fait et formé de son plus pur sang par l'operation du Saint Esprit. Ne pouvant estre parente de Nostre Dame en la mesme façon qu'Elizabeth, soyez-le en imitant ses vertus et sa tres sainte vie.

            Je finiray par deux exemples, et bien que le temps soit desja passé, neanmoins un petit quart d'heure en fera la rayson. Le premier est de saint Gregoire Thaumaturge, le faiseur de miracles. Celuy cy ayant esté fait Evesque d'un diocese où il y avoit beaucoup à travailler à cause des heretiques qu'il failloit convertir, entra en de grandes apprehensions et craintes de n'avoir pas assez de science et d'eloquence pour refuter leurs erreurs. Lors la Sainte Vierge s'apparut à luy et l'enseigna, luy donnant toute asseurance de l'assister. Elle avoit avec soy son cher fils de la Croix, à sçavoir saint Jean l'Evangeliste, auquel elle commanda d'escrire la protestation de foy qu'elle donna ensuite à saint Gregoire; celuy cy la fit despuis escrire en ses Opuscules où on la voit encores aujourd'huy.

            Mais voyci une autre histoire; saint Gregoire, le Grand la rapporte en ses Dialogues comme chose advenue de son temps. Je ne sçay si je l'ay desja racontée en ce lieu, je n'en ay pas bonne memoire; mais encores que je l'aye ja dite, je ne laisseray pas de la repeter, parce que je ne suis pas devant des personnes si degoustées qu'elles ne puissent entendre deux fois une mesme chose; car ceux qui ont bon appetit mangent bien d'une mesme viande deux fois. Mais il faut que j'adjouste aussi ce mot, d'autant qu'il peut estre bon et utile. Il s'en est trouvé quelques uns qui ont voulu railler et discourir sur les escrits de ce glorieux Saint, et certes à tort, car saint Gregoire a esté l'un des plus grans Papes qui ayent siegé en la chaire de saint Pierre; peu d'années apres son exaltation il se retira en solitude et fit le livre de ses Dialogues. [75]

            Il raconte donques en iceluy qu'il y avoit dans la ville de Rome une petite vierge aagée de sept ans, laquelle s'appelloit Muse. Cette petite Musette estoit grandement devote à nostre sacrée Maistresse et luy baysoit tous les jours ses saints pieds. Or, Nostre Dame s'apparut un jour à elle, parée comme une reyne, extremement bien habillée, et accompagnée d'une multitude de jeunes filles toutes vestues de blanc. Elle s'addressa à la petite Muse et luy dit de s'approcher de ces vierges; mais elle s'en excusa, respondant qu'elle n'osoit pas. Voyez-vous, elle estoit bien humble et civile. Nostre Dame adjousta: Or sus, ma fille, sois bien sage et modeste, et ne sois point coquette. Tu ne vivras plus que trente jours, car je te viendray querir et t'emmeneray avec ces vierges. Puis elle disparut, et la petite Muse s'esveillant se trouva toute changée; elle vesquit avec une si grande sagesse et modestie qu'on en estoit tout estonné, tant cette sagesse surpassoit son aage. Ses parens la prindrent et luy demanderent quelle estoit la cause de cela; elle leur respondit que Nostre Dame s'estoit apparue à elle avec une troupe de vierges et luy avoit dit de n'estre plus coquette, mais modeste, parce qu'elle la viendroit querir au bout de trente jours pour l'emmener avec elle. Ses pere et mere ne la contraignirent pas pour l'honneur qu'ils portoyent à la sainte Mere de Dieu. Au bout de vingt cinq jours l'enfant fut saisie d'une fievre continue qui luy dura cinq jours, apres lesquels elle mourut et Nostre Dame la vint reprendre.

            Il nous faut maintenant tirer ce qui nous revient de cette histoire. Voyez-vous, la Vierge visita la petite Muse, la changea et transforma toute entiere. C'est la vraye marque de la divine visite que la transformation. Nous voudrions bien avoir des revelations, mais que ce fust par forme de recreation, pour passer le temps, parce que c'est une chose bien douce et aggreable; or, Dieu ne les donne pas ainsy, il faut tousjours qu'il nous en couste quelque chose. Il en cousta la vie à la petite Muse. Qui eust dit à la Vierge: Hé bien, Madame, comme est-ce que vous laissez tant souffrir cette petite fille? Il est [76] requis, eust-elle respondu, que ceux qui veulent avoir part à mes visites y mettent tousjours quelque chose du leur. Il se faut donc resoudre à souffrir. Et quoy? Des secheresses, des aridités, des degousts. Il nous semblera quelquefois d'estre abandonnés de Dieu; vous devez endurer tout cela si vous voulez estre participantes de ces visites, car de penser pouvoir estre devotes sans souffrir, c'est une tromperie. Où il y a plus de difficulté il y a plus de vertu.

            De plus, si vous voulez que la Vierge vous visite comme la petite Muse, il faut faire une transformation interieure, laquelle ne se peut operer sans endurer quelque chose, ce qui nous est representé par la chaleur de la fievre que supporta cette enfant. Regardez aussi si vous avez sa confiance en Nostre Dame, car elle est necessaire pour estre visité. En somme, il se faut humilier comme sainte Elizabeth, mourir à soy mesme et suivre nostre divine Maistresse en cette vie, à ce qu'avec elle nous puissions chanter là haut en sa compagnie: Magnificat anima mea Dominum. Amen, amen, amen. [77]

 

XLVIII. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Marie-Madeleine

 

22 juillet 1621

 

            L'esprit de l'homme est tousjours inquiet, il est en de continuelles agitations en la recherche des biens humains et apparens, ce qui fait que ne trouvant point de contentement en ceux qu'il rencontre, il demeure plein de trouble. Lors, pensant s'en affranchir par l'election d'un vray bien, il vient à se troubler davantage par ce moyen, car pour l'ordinaire il laisse les choses hautes et excellentes pour les basses, les utiles et bonnes pour les mauvaises, tant il est sujet à se tromper. De là naissent les inquietudes que nous experimentons sans cesse en cette vie mortelle et qui nous sont comme naturelles. Cela se voit encores plus particulierement au menu peuple, aux gens de bas estat et condition, aux esprits foibles et qui n'ont point de courage et de generosité; ceux cy sont tousjours englués dans le chagrin.

            Cette verité paroist claire et manifeste ès Israëlites, ce peuple choisi et esleu de Dieu; car qui en a esté plus favorisé, aymé et caressé que ce peuple? Dieu le traittoit avec tant de bonté que c'est merveille; il le conduisoit par le desert avec autant de soin qu'une nourrice fait ses petits quand elle les mene esgayer par les campagnes. Mais ce peuple ingrat, grossier et mesconnoissant n'estoit [78] point content, ains s'amusoit à la recherche d'un bien où il peust trouver plus de suavité; et quoy que le Seigneur fust, par maniere de dire, descendu du Ciel pour eux et leur eust donné des preuves plus que suffisantes de l'amour qu'il leur portoit, ils ne laisserent pour cela d'estre pleins de murmures et de chagrin. Grand cas de l'esprit humain! Les Israëlites avoyent esté conduits dans le desert avec mille sollicitudes par Moyse et Aaron, Dieu leur avoit fourni abondamment tout ce qui leur laisoit besoin, et les miserables ne font par apres que murmurer et se plaindre de ce qu'ils n'ont point de roy. Hé, disent-ils, les autres peuples sont sous la juridiction des roys et princes, ils ont des sceptres et des couronnes imperiales; pour nous, nous sommes sans roy et sans loy.

            O peuple ingrat et murmurateur! Le Seigneur, le Dieu vivant quoy qu'invisible, estoit leur Roy et leur Prince, leur sceptre et leur couronne imperiale; mais ils ne s'en contentent pas, ains en demandent un autre, quoy qu'ils eussent bien veu la tyrannie des souverains de la terre, ayans experimenté la cruauté d'un Pharaon, roy des Egyptiens, bien contraire à la douceur de leur Roy invisible, nostre unique Seigneur. Neanmoins ils ne laissent de penser et desirer de quitter ce bien pour en rechercher un meilleur, quoy qu'en vain, d'autant que c'estoit vouloir l'impossible. Ce n'est pas qu'ils fussent despourveus de princes terriens qui leur donnassent des lois et qui eussent soin de leur conduite; non certes, car ils avoyent eu Aaron et le grand Moyse et leurs successeurs. Or, les princes du peuple de Dieu ne faisoyent pas comme ceux de cette heure, parce que le Seigneur leur communiquoit tellement son Esprit qu'ils ne commandoyent ni ordonnoyent que ce qu'ils sçavoyent estre de la divine volonté, laquelle ils connoissoyent par le moyen des Prophetes et souverains Prestres de la Loy auxquels ils s'addressoyent. Ils se tenoyent parmi le peuple comme des capitaines et gouverneurs dependans du domaine et authorite de Tres Haut, et le faisoyent reconnoistre pour Roy souverain et unique Legislateur. [79]

            Dieu voyant donques qu'Israël ne cessoit de murmurer, en fut grandement courroucé et indigné, et luy fit sçavoir par son Prophete Samuel qu'il luy donneroit un roy. O bien, dit-il, vous ne vous contentez pas de ma conduite pleine de douceur et debonnaireté, vous voulez un roy terrien; ha! je vous en donneray un pour vous regir. Il vous baillera des lois et constitutions lesquelles vous suivrez et observerez; car puisque vous vous plaignez d'estre sans roy, estimant les autres nations bien heureuses d'en avoir, nonobstant qu'ils soyent cruels et tyrans, or sus, vous en aurez un desormais, et vous luy obeirez. C'est bien la rayson que puisque vous voulez un autre roy que moy, vous gardiez ses ordonnances.

            Tout cecy n'est pas à mon propos, mais je me suis servi de cette histoire à fin de donner entrée à mon discours. Or, quelles seront les lois et constitutions que ce roy donnera aux Israelites? Les voyci: Vous aurez, dit le Seigneur, un roy qui prendra vos fils: il fera les uns ses charretiers et carrossiers, les autres ses cuisiniers, d'autres ses soldats et corps de garde; en somme il vous les ostera et s'en servira en sorte que leur vie se passera en continuelle servitude et esclavage. Il ne prendra point ceux que vous voudrez, mais ceux qu'il voudra, et vous n'aurez pas le pouvoir de les employer selon vos desseins, car il vous les enlevera et s'en servira comme il trouvera bon. Il prendra aussi vos filles, et fera les unes ses panetieres et boulangeres, les autres cuisinieres et les autres parfumeuses; vous ne pourrez donc plus dire: Je dedie cette mienne fille à cecy ou à cela, car le roy les employera en la façon qu'il luy plaira.

            Bien que cette prophetie de Samuel aux Israelites fust pour leur tesmoigner l'ire et l'indignation de Dieu, si estoit-elle encores une figure de ce que Nostre Seigneur devoit faire en la loy de grace parmi le peuple chrestien, ses vrays enfans et sujets, auxquels, comme Roy, il devoit donner des lois qui ne sont autres que ses saints commandemens. Or, ce que ce roy faisoit à l'endroit des enfans d'Israël nous represente les diverses [80] vocations par lesquelles nostre divin Maistre appelle ses creatures à son service, non point en usant de tyrannie comme ce prince terrien, mais doucement et avec des entrailles pleines de misericorde. Et il agit ainsy envers tous les Chrestiens; mais pour ne parler à cette heure que des femmes, nous dirons que Nostre Seigneur en appelle plusieurs à son service. Les unes, il les rend ses parfumeuses, les autres ses cuisinieres, les autres ses panetieres et boulangeres; ce qu'il n'a pas fait seulement apres avoir establi son Eglise, ains encores durant le cours de sa vie. On le voit en l'admirable sainte Magdeleine de laquelle nous celebrons aujourd'huy la feste; car elle fut comme la reyne et maistresse de toutes les parfumeuses de Nostre Seigneur, qui la choisit et appella à luy pour exercer cet office.

            Considerez icy comme ce bon Maistre reduit toutes les vocations à deux principaux chefs, à sçavoir, parfumeuses et de cuisinieres et panetieres. Cette excellente Magdeleine fut sa parfumeuse, employ qu'elle exerça toute sa vie, ayant tousjours avec soy des parfums pour oindre son divin Maistre. Au jour de sa conversion elle portoit de l'onguent pretieux duquel elle l'embauma; quand elle l'alla trouver au souper qui se fit apres la resurrection de Lazare, c'estoit avec sa boëte de parfum, et à la sepulture du Sauveur elle en estoit encores chargée. Bref, par tout et tousjours elle a fait l'office de parfumeuse, Nostre Seigneur l'ayant choisie pour cela.

            Sainte Marthe, sa sœur, fut la cuisiniere de nostre cher Maistre. Grande Sainte que celle cy! Elle apprestoit son manger, et vous entendrez d'icy à huit jours le glorieux saint Luc qui voulant hautement la louer dit qu'elle preparoit le pain du Seigneur, qu'elle le traittoit en samayson et avoit un soin tres grand que rien ne luy manquast; si qu'il l'en reprit un jour comme nous verrons cy apres. Voyla les deux principaux chefs de toutes les vocations.

            Sainte Magdeleine suivit Nostre Seigneur avec une pureté, charité et dilection du tout admirable. Nous ne remarquons point en la Sainte Escriture qu'elle l'allast trouver avec un amour tant soit peu interessé, ni pour [81] l'interieur, ni pour l'exterieur; ce qui ne se rencontre en aucune autre de celles qui sont allées à la suite du divin Sauveur. Les femmes qui l'accompagnoyent au mont de Calvaire le faisoyent par une pitié et compassion naturelle, qui estoit cause qu'elles pleuroyent sur luy, dequoy Nostre Seigneur les reprit. D'autres le suivoyent quand il preschoit, mais c'estoit pour quelque bien qu'elles en attendoyent. La pauvre Samaritaine n'estoit point venue chercher Nostre Seigneur; neanmoins, attirée et allechée par les offres et promesses qu'il luy fit, elle le suivit et se convertit à luy. Certes, nostre cher Sauveur l'aymoit bien cette Samaritaine, car, par apres, elle travailla beaucoup pour sa gloire, preschant hautement et hardiment la venue du Messie, ce qui fut cause de la conversion de Samarie. La femme adultere fut amenée à Jesus, la teste baissée, toute honteuse et pleine de crainte; il la receut et luy pardonna. La Cananée vint pressée de l'affliction de sa fille; la femme hemorroïsse, pour recevoir la santé qu'elle n'avoit peu recouvrer par aucun art ni remede. En somme, toutes sont allées à Nostre Seigneur avec des attraits et un amour interessés.

            Mais quant à cette admirable Magdeleine, nous ne lisons nulle part en l'Evangile aucun trait d'amour propre ni de recherche quelconque; ains elle alla trouver le Sauveur avec une pure et droite intention, non point pour l'aymer, mais pour le mieux aymer. Lors qu'elle vint à luy pour la premiere fois chez le Pharisien elle l'aymoit, elle sentoit son cœur bruslant d'amour pour Celuy qui l'attiroit et embrasoit d'une sainte dilection. Elle se rendit donques à luy pour l'aymer encores davantage, et avec cette «sainte impudence,» comme dit saint Augustin, elle entra en la mayson du Pharisien où elle sçavoit que son doux Maistre estoit, et se jettant à ses pieds, elle pleura ses pechés en telle sorte qu'ils luy furent tous pardonnés. Là, elle regarda et fut regardée du Sauveur, et tellement navrée de son amour qu'elle fit à cet instant une entiere conversion qui, par la vehemence et force de cet amour, passa jusques à la transformation de son esprit et de son cœur [82] dans celuy de son Dieu. Par consequent il se communiqua à elle en une façon tres intime et abondante, tellement que de grande pecheresse qu'elle estoit elle devint une grande Sainte.

            J'ay dit une grande pecheresse, car en louant sainte Magdeleine il ne faudroit pas estre flatteur et donner a entendre qu'elle n'estoit pas si grande pecheresse que le monde la croit. On auroit tort d'user de ces termes, puisque nous ne les trouvons en aucun lieu de la Sainte Escriture, ouy bien qu'elle estoit pecheresse: les Evangelistes le disent, et il les faut croire. L'Eglise la met au nombre des pecheresses et ne permet point qu'on la nomme vierge, ains elle defend au jour qu'on relebre sa feste de reciter l'antienne propre aux Vierges. Il n'y a donques point de doute qu'elle ne le fust et qu'elle ne commist ces grans pechés pour lesquels les femmes sont nommées pecheresses. Je sçay bien qu'elle n'estoit pas publique; o non, il ne le faut pas penser, car estant damoyselle de fort bon lieu et ayant le cœur genereux, elle ne pouvoit pas s'estre ainsy abandonnée. Mais helas, elle avoit tellement plongé toutes ses affections et pensées dans la vanité et sensualité, que pour y entre entortillée de la sorte il ne se peut qu'elle ne commist des fautes tres griefves.

            Cependant, ayant trouvé le divin Maistre, elle fit cette admirable conversion: d'une carcasse puante qu'elle estoit, elle devint un vaisseau de grand prix, propre à recevoir la liqueur tres pretieuse et odorante de la grace, de laquelle par apres elle parfuma son Sauveur. Celle qui estoit un fumier de tres mauvaise odeur devint par cette cou version un tres beau lys, une fleur de tres suave odeur, et d'autant plus qu'elle estoit pourrie et puante, elle fut purifiée et renouvellée. Nous voyons tous les jours cette merveille en la nature: les fleurs prennent leur accroissement et beauté d'une matiere puante et pourrie, et plus la terre en est remplie, plus aussi les lys et les fleurs qui y sont plantées croissent et sont belles. L'experience nous le monstre journellement: au commencement du printemps on remplit la terre de [83] fumier, et les plantes qui y croissent en tirent une substance qui les rend plus aggreables et excellentes. Ainsy nostre Sainte, qui estoit toute infectée du peché, fut puis apres rendue d'autant plus belle par la contrition et amour avec lesquels elle fit penitence.

            Nous la pouvons donques justement nommer la reyne de tous les Chrestiens et enfans de l'Eglise, lesquels sont divisés en trois bandes: les premiers sont les justes, les seconds les penitens, et les troisiesmes les pecheurs. Les uns sont voirement pecheurs, mais ils ne veulent pas mourir en leur peché; les autres sont les pecheurs opiniastres qui ne veulent point de pardon, ains qui meurent en leur iniquité. De ceux cy il ne nous en faut pas parler, car telles sortes de gens n'ont plus de pretention pour le Ciel: l'enfer leur est preparé et sera leur heritage. Malheureux qu'ils sont, parce qu'à mesure qu'ils font vœu de mourir en leur obstination ils le font par consequent d'estre damnés.

            Ce n'est pas de ces pecheurs que sainte Magdeleine est la reyne, ains de ceux qui veulent sortir de leur iniquité; car ayant esté pecheresse, comme nous avons dit et comme l'Evangile nous l'enseigne, elle sortit de son peché et en demanda pardon à Dieu avec une vraye contrition et ferme resolution de le quitter, provoquant ainsy tous les pecheurs à imiter son exemple. Quant à sa penitence, combien a-t-elle esté genereuse! combien pleura-t-elle ses pechés, que n'a-t-elle fait pour les effacer et pendant la vie et apres la mort du Sauveur! Elle a jette des larmes en si grande abondance qu'elles surpassent celles de David lequel disoit: Je pleurois nuit et jour mon iniquité en telle sorte que mon lit nageoit dans le torrent des eaux que je respandois. Il disoit cela avec une emphase pathetique pour monstrer l'estendue et amertume de sa contrition.

            La Sainte Escriture ne parle et ne nous remet rien tant devant les yeux que la penitence des Ninivites, laquelle fut si grande que c'est chose admirable de voir ce qu'ils firent et les effects operés par les paroles de Jonas. Ceux, dit le sacré Texte, qui portoyent des habits [84] de soye les quitterent pour se revestir de la haire et du cilice; ceux qui couvroyent leurs cheveux de poudre d'or les couvrirent de cendre. Ils jeusnoyent tous les jours jusques aux petits enfans; et, ce qui est davantage, ils faisoyent jeusner leurs chevaux et leurs bœufs pour plus grande austerité, en penitence des fautes de leurs maistres. Mais quoy que cette expiation fust si generale, je trouve que celle de la Magdeleine l'est encores plus. Comme elle avoit offencé Dieu de tout son cœur, de toute son ame et d'une grande partie des membres de son corps, aussi les employa-t-elle à faire penitence; elle la lit de tout son cœur, de tout son corps et de toute son ame, sans reserve quelconque, ains elle s'employa generalement et totalement ès œuvres d'icelle. C'est pourquoy elle se peut bien nommer reyne des penitens, puisqu'elle les a tous surpassés.

            En second lieu elle est reyne des justes. En effect, bien qu'on ne la nomme pas vierge, si est-ce qu'à cause de la sureminente pureté qu'elle eut apres sa conversion elle doit estre appellée archivierge, parce qu'ayant esté purifiee dans la fournaise de l'amour sacré, elle fut remplie d'une excellente chasteté et douée d'une si parfaite dilection qu'apres la Mere de Dieu c'est elle qui ayma davantage Nostre Seigneur. Elle l'ayma autant que les Seraphins, ains elle fut encores plus admirable qu'eux en cet amour, parce qu'ils ont l'amour sans peine et le conservent aussi sans peine; mais cette Sainte l'acquit avec beaucoup de sueur et de soin et le conserva avec crainte et sollicitude. Dieu luy donna en recompense un amour tres fort et ardent, accompagné d'une tres grande pureté; et tout ainsy que le divin Espoux luy navroit le cœur, de mesme luy blessoit-elle le sien par des desirs, souspirs et eslans amoureux. Il faut croire qu'elle disoit souvent ces paroles de l'Espouse: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, bayser tant desiré de la nature humaine, tant demandé par les Patriarches et Prophetes, qui n'est autre que l'Incarnation et l'union de la nature divine avec l'humaine: c'est cette estroitte union apres laquelle cette sainte amante souspiroit. [85]

            Voyez donques comment sainte Magdeleine est reyne des justes; car qu'est-ce qui la pouvoit rendre plus juste que cette dilection, jointe avec sa grande humilité et componction qui la faisoit tousjours estre aux pieds du Sauveur? Aussi l'aymoit-il de l'amour tendre et delicat dont il ayme les justes, lequel estoit cause qu'il ne pouvoit souffrir qu'on la touchast ou reprist de quelque chose sans prendre son parti. Regardez-la à la mayson de Simon le Pharisien qui voulant faire du maistre se print à murmurer contre elle, taxant Nostre Seigneur de ce qu'il la souffroit pres de luy. Mais il le tança en prenant la querelle de cette sienne servante, luy monstrant qu'elle le surpassoit en merite et charité. La voyla aux pieds de son Maistre pendant que sa bonne sœur Marthe s'empressoit à fin d'apprester ce qu'il failloit pour le vivre du Seigneur. Celle-cy se plaint de Marie au Sauveur, comme la voulant desapprouver de ce qu'elle ne faisoit pas comme elle; mais il ne le peut souffrir, ains reprend Marthe de son empressement, comme s'il luy disoit: Garde-toy bien de blasmer Magdeleine, laquelle n'a en soy aucune chose digne de reprehension; car elle a choisi la meilleure part, et toy tu t'empresses trop. Une seule chose est necessaire, qui est celle que Marie a choisie; sçache donques que si tu la viens desapprouver, tu encourras toy mesme le blasme. Remarquez combien il l'aymoit tendrement: il la voit pleurer au monument, il luy apparoist en forme d'un jardinier et l'interroge pourquoy elle pleure, comme ne pouvant souffrir de se voir plus long temps chercher par cette sienne et toute pure amante.

            Sainte Magdeleine se peut donc nommer à bon droit la reyne de tous les Chrestiens en la façon que nous avons monstrée. Que vous serez heureuses, mes cheres ames, si vous la suivez; car elle donne exemple à tous, mais particulierement aux Religieuses, pour ne parler à cette heure que d'elles. Elle leur enseigne comme il faut qu'elles fassent pour entrer en Religion, c'est à dire pour quelle fin elles y doivent entrer, qui n'est pas seulement pour aymer Dieu. Tous les Chrestiens doivent l'aymer [86] et sont obligés de faire ce qu'ils font par le motif de l'amour, et si ce n'est avec tant de pureté, c'est du moins avec quelque amour interessé; car il faut de necessité aymer Dieu et le prochain pour estre sauvé et pour aller en Paradis, autrement l'on ira aux enfers.

            Mais d'autant que les tracas du monde refroidissent et mettent en hazard la charité, l'on entre en Religion. Et pourquoy? Peut-estre pour aymer Dieu? O non, mais pour le mieux aymer. Et pour estre sauvé? Non, mais pour estre mieux sauvé; non pour plaire à Dieu, mais pour mieux luy plaire. Non point pour avoir des extases, des revelations, suspensions ou telles autres choses, o non certes; tant de mouvemens, de lumieres, de sentimens sensibles, qui sont presque communement desirés de tous, ne sont pas necessaires à nostre salut ni requis pour entretenir et perfectionner nostre amour. Il y a de grans Saints et Saintes au Ciel en de tres hauts degrés de gloire qui n'ont jamais eu ni visions ni revelations; comme au contraire il y en a plusieurs aux enfers qui ont eu de ces gousts et choses extraordinaires. Ce n'est point, mes cheres Filles, ce qu'on doit chercher en Religion, ains il faut, à l'exemple de cette grande Magdeleine, venir pour y estre basses, petites et tousjours aux pieds de Nostre Seigneur, comme nostre unique refuge.

            Cette Sainte fut admirable en cecy, parce que dès l'instant de sa conversion jusques à la mort elle ne quitta point les pieds de son bon Maistre. Je ne me souviens pas d'avoir veu en aucun lieu qu'elle soit jamais sortie de ces sacrés pieds: à sa conversion, elle entra par derriere et se jettant à ses pieds, les lava de ses larmes et les essuya de ses cheveux; quand elle l'alla trouver au festin qui se fit apres la resurrection du Lazare, elle portoit la boëte de parfums et onguens pretieux et se prosterna encores à ses pieds. Il est vray qu'une fois elle prit cette confiance amoureuse d'espandre son nard et rompre sa boëte sur son auguste chef, à fin que de là il s'espanchast sur son sacré corps et descendist par tout; mais elle s'estoit premierement jettée à ses pieds, et puis elle y retourna incontinent. [87] A la mort du Sauveur, lors qu'il fut attaché à la croix, elle demeura tousjours sous ses pieds, et quand on le descendit elle les gaigna promptement. En sa resurrection elle se jetta tout aussi tost à ses pieds, les luy voulant bayser comme de coustume; en somme, elle ne les quitta jamais, ains elle y a constamment tenu son cœur et ses pensées, vivant en tres profonde humilité et bassesse.

            O Dieu, quelle erreur et tromperie se trouveroit en nostre siecle si quelqu'un vouloit, apres quelques années de Religion, se tenir pour parfait et profes! Un jour un grand serviteur de Dieu demanda à un bon Religieux ce qu'il desiroit estre toute sa vie. Il luy respondit qu'il desiroit se tenir comme un novice, aussi petit, sousmis, mortifié et sujet à de continuelles censures, reprehensions et mortifications; en un mot, qu'il ne vouloit jamais pour rien au monde, laisser les pieds de Nostre Seigneur. O qu'il estoit heureux! Et que vous serez heureuses, mes cheres Filles, si toute vostre vie vous ne quittez pour rien que ce soit ces sacrés pieds, si vous vivez en humilité et sousmission, imitant et suivant vostre reyne, et encores plus la Reyne de toutes les reynes, la sacrée Vierge, nostre chere Maistresse, à laquelle sainte Magdeleine fut si devote qu'elle ne l'abandonna jamais. Nostre Dame aussi l'aymoit grandement et plus qu'aucune des femmes qui la suivoyent. Elle l'accompagna à la mort de son Fils, à la sepulture, à son retour, en fin elle ne s'en separa point jusques à ce qu'elle s'en alla à la Sainte Baume pres de Marseille, pour parachever sa penitence. Là elle mena une vie plus divine qu'humaine, estant sept fois le jour eslevée par les Anges, sans que pour cela son cœur sortist des pieds de son Sauveur.

            Ne venez donques pas en Religion pour estre consolées, ains pour vous sacrifier, pour estre les panetieres et cuisinieres de Nostre Seigneur, voire ses parfumeuses, quand il luy plaira et non quand il vous plaira. O que vous serez heureuses si vous faites des sacrifices entiers de vous mesme à la divine Majesté, si vous ne vous reservez l'usage d'aucune chose, pour petite qu'elle soit! [88] Dieu vous demande cela. Nous voyons que les hommes estans offencés exigent qu'on leur satisfasse selon l'offence; par exemple, si on leur a desrobé un escu, ils veulent qu'on leur rende un escu; si on a apporté dommage à autruy, il requiert satisfaction à l'esgal de la perte qu'on a causée.

            En l'ancienne Loy, celuy qui donnoit un soufflet à son prochain estoit obligé d'en subir un autre; à celuy qui arrachoit une dent à son frere on luy en arrachoit aussi une. Or, bien que cette loy soit entierement abolie entre les hommes, si se prattique-t-elle encores aujourd'huy entre Nostre Seigneur et ceux qui se consacrent à luy. Il leur fait les mesmes demandes, à sçavoir, qu'on luy rende, autant qu'on peut, à l'esgal de la faute commise; c'est à dire, il veut que nous fassions autant pour luy que nous avons fait pour le monde. Ce n'est point trop exiger de nous que cela, car si nous avons tant fait pour le monde, nous laissant attirer par ses vains attraits, que ne devons-nous faire pour les attraits de la grace qui sont si doux et si suaves? Certes, ce n'est pas nous faire tort que de demander cela de nous; c'est pourquoy, comme on a employé son cœur, son ame, ses affections, ses yeux, ses paroles, ses cheveux pour le monde, il les faut aussi employer et sacrifier au service de la dilection sacrée.

            Il s'en trouve bien qui donnent leurs cheveux, mais ils ne donnent pas leurs yeux; d'autres donnent encor leurs yeux, mais pour leurs paroles, nullement; d'autres donnent les trois ensemble, mais ils ne donnent pas leurs parfums. Puisque vous avez tout donné au monde, il faut tout donner à Dieu et ne vous reserver aucune chose. Qu'est ce que les cheveux? C'est ce qu'il y a de plus vil et abject au corps humain, les excremens de la nature, une superfluité et chose de nul prix; on n'en tient aucun compte, non pas mesme de ceux des roys, car on les foule aux pieds comme n'ayant nulle valeur, et neanmoins l'esprit humain constitue sa gloire en iceux. Nostre Seigneur demande donc les cheveux. Or, que nous representent-ils, sinon les pensees non seulement mauvaises, mais aussi [89] inutiles, lesquelles il faut couper et retrancher? C'est ce que doivent entendre ces filles quand on les leur coupe; car pourquoy pensez-vous qu'on tonde les Religieuses? On dit que cela est sain; je le crois, mais cette cy n'est pas la principale cause, ains pour leur apprendre que comme elles sont retirées des objets qui leur pourroyent donner des mauvaises pensées, elles ne doivent non plus courir apres les choses vaines et mondaines qu'elles ont laissées, mais oublier tout pour s'appliquér totalement à Dieu. Il leur est facile de se divertir des cogitations coulpables, parce que n'ayans plus d'occasion presente et estans en des lieux où elles ne voyent rien que des sujets pieux, où elles ne lisent que des bons livres, où elles n'entendent parler que de Dieu et des choses spirituelles, elles s'en rendent plus facilement quittes.

            Mais cela n'est encores rien, il faut de plus sacrifier ses yeux; car pourquoy croyez-vous qu'on vous aye mis des voiles sur la teste, sinon à fin de vous apprendre à ne vous plus servir de vos yeux pour voir et pleurer que quand la grace vous y excitera, et non pour les niaiseries et tendretés pour lesquelles les femmes sont sujettes aux larmes, larmes folles et vaines, certes! Je voudrois bien faire telle chose, mais je ne peux. Que faire à cela? Oh! il faut pleurer. Et pourquoy? Hé Dieu, parce que je ne fais pas ce que je veux. L'on me contredit, l'on me corrige et mortifie; le remede c'est qu'il faut pleurer. Grande misere que celle cy! Vous verrez une femme tout esplorée; on luy demande: De quoy pleurez-vous? Oh! je pleure mon mari qui est mort. Helas, quelles larmes inutiles! comme si à cause d'icelles Nostre Seigneur estoit obligé de ressusciter vostre mari. Une autre pleure de ce qu'elle a perdu son proces. Quelle folie! comme si par ce moyen la sentence devoit estre revoquée. Une autre pleure de ce que sa mayson est bruslée; hé, pauvres gens, pensez-vous esteindre par vos larmes le [90] feu qui a desja bruslé vostre mayson? Toutes telles et semblables larmes sont vaines et inutiles; il ne s'en faut donc plus servir, ains mortifier ces tendretés et mollesses. Il est vray que la nature est un peu excusable: vous verrez, par exemple, une fille qui sera bien melancolique; et qui n'excusera cela? Une autre sera bien joyeuse, et pour ce elle excedera quelquefois à rire; cela est supportable. Une autre sera tendre à pleurer, ce qui est encores pardonnable, pourveu qu'on ne nourrisse ces imperfections, ains qu'on les mortifie pour faire vivre le surnaturel.

            On connoist par les yeux et par les paroles quelle est l'aine et l'esprit de l'homme, les yeux servant à l'ame comme la monstre à l'horloge. C'est par les yeux et par les cheveux que le divin Espoux dit au Cantique des Cantiques que son Espouse luy a navré le cœur; neanmoins les paroles qui sortent de la bouche expriment bien mieux encores que les yeux les mouvemens et sentimens interieurs. On s'offence quelquefois par la croyance qu'on nous regarde de travers; en quoy l'on se trompe bien souvent, car cela peut arriver parce qu'on a les yeux bouffis, n'ayant assez dormi, ou pour avoir quelque chose en teste, ce qui est cause qu'on n'a pas les yeux doux. Mais en ces accidens, la langue vient tesmoigner ce qui est du mouvement du cœur: Hé! dit-elle, vous avez fait tel jugement de mon regard; neanmoins je vous asseure que je n'ay rien moins pensé que cela. Il est vray pourtant que la langue exprime mieux le courroux et ressentiment que les yeux.

            Il faut donques sacrifier ses cheveux, ses paroles et ses yeux a Dieu, ne s'en servant point pour des niaiseries, et ne pleurant point de ces larmes tendres et molles, ni moins des naturelles. Nostre vaillante reyne sainte Marie Magdeleine n'a pleure qu'une foin de ces larmes naturelles, lesquelles estoyent tellement meslées de pieté qu'elles furent approuvées de nostre Sauveur: ce fut sur la mort du Lazare son frere. Elle avoit adverti son bon Maistre de sa maladie; mais iceluy vint quatre jours apres cette mort, et la bonne Sainte, croyant que desja [91] le defunct seroit pourri, pleura pour la grande affliction qu'elle sentoit de se voir separée de luy. Alors le Sauveur en fut touché, se troubla et fremit, compatissant ainsy à la douleur de cette sienne amie; car il ne fut pas esmeu de voir le Lazare mort, d'autant qu'il le sçavoit bien, mais il laissa troubler son ame pour l'amour qu'il portoit à sainte Magdeleine.

            Toutes les autres larmes de cette Sainte furent de contrition et d'amour. Elle pleura au monument pour l'absence de son bon Maistre. Pourquoy pleurez-vous? disent les Anges. Hé, respond-elle, je ne sçay où ils l'ont mis; je pleureray et ne cesseray de pleurer jusques à ce que je l'aye rencontré. Mais vous avez trouvé des Anges. Oh! cela ne me console point, car ce ne sont pas les Anges que je cherche, mais mon Maistre. Voyez vous comme elle nous apprend à ne chercher que Dieu, à ne pleurer sinon pour son absence causée par nos pechés, ou bien de quoy il est si peu conneu et glorifié du prochain. Ces larmes sont bien pures, et toutes les autres sont vaines et inutiles.

            Avec ce que dessus, il faut encores offrir le parfum. Qu'est-ce que le parfum? C'est une chose excellente; aussi, celuy qui est parfumé ressent quelque chose d'excellent. Le musc d'Espagne est de grande estime parmi le monde. Or sus, le parfum qu'il faut offrir à Nostre Seigneur c'est l'estime de nous mesme, parfum si commun qu'il n'y a personne qui s'en puisse dire exempt. En effect, l'une des grandes miseres de l'esprit humain est que chacun s'en fait accroire, et vous ne sçauriez penser combien il est difficile de se rendre quitte de ce parfum. On se souvient des maysons, des extractions, on recherche si son grand pere et arriere grand pere n'est pas issu de la race d'Abraham. Grande folie que celle cy! Ensuite on se surestime par dessus les autres et l'on vient par apres à dire: Je suis d'une telle mayson et celle là d'une telle.

            Il faut que j'adjouste encores cecy: je ne peux supporter cette grande mollesse de la fille du mareschal de Brissac, laquelle est morte maintenant, mais saintement. [92] L'histoire est toute recente. Cette fille ne se pouvoit resoudre d'appeller Sœur une autre Religieuse qui estoit de plus basse condition qu'elle; si qu'il luy fallut faire de grans efforts sur soy mesme pour cela. Du temps de saint Benoist, il en arriva de mesme à un de ses Religieux, lequel estant de bonne mayson s'en souvint en une occasion où il rendoit quelque service au Saint, si que son cœur en fut plein de murmures; car son glorieux Pere luy ayant fait tenir la chandelle pendant qu'il laisoit quelque chose, il commença à penser: Moy qui suis de telle mayson et famille, il me faut icy tenir la chandelle devant un homme qui est de plus basse condition que moy! Mais le Saint connoissant sa pensée, luy dit ce qu'il failloit, et ce Religieux rentrant en soy mesme reconneut sa faute. Or, cette estime de soy est le parfum que l'on doit offrir.

            Il faut donques, mes cheres Filles, faire cet holocauste parfait de vos ames, de vos cœurs, de vos yeux, de vos cheveux, de vos paroles et de vos parfums. Vous entrez aujourd'huy au noviciat, ayant achevé vostre essay. O que vous serez heureuses si vous faites ce sacrifice entier, no vous servant plus de vos pensées, de vos paroles, de vos yeux ni de vos parfums «que pour le service de la dilection de» vostre Espoux. Quant à ce qui est de l'estime de vous mesme, oh! ne vous souvenez plus de quel lieu vous estes, mais de ces paroles: Escoute, ma fille, preste-moy ton oreille, oublie la mayson de ton pere, ta patrie et ton extraction, et le Roy convoitera ta beauté. Il faut donques entrer avec une resolution de «mourir à vous mesme pour vivre à Dieu,» embrassant la Croix du Sauveur, et vous renonçant entierement. Portez vostre croix et me suivez, dit-il. Voyez-vous, la Religion «est un mont de Calvaire,» on ne vous y a pas receues pour vous y donner des consolations; o non certes, car on ne demande rien moins de vous que d'estre crucifiées. En Religion on fait mourir la nature, on contrarie les affections et inclinations pour faire regner la grace; en somme on vous despouille du viel Adam pour vous revestir du nouveau, et cela ne se fait pas sans souffrir.

            On ne vous le cache point, la perfection ne s'acquiert pas sans difficulté. Il faut donques avoir bon courage en une si haute entreprise commencée en la feste d'une si vaillante guerriere, car bien que vous n'en portiez pas le nom, elle ne laissera pas d'estre vostre protectrice. L'une de vous a devotion à sainte Dorothée, l'autre à saint Bonaventure et la troisiesme à sainte Agnes. Et qui n'aymeroit sainte Dorothée? Comme on la menoit au martyre, un advocat nommé Theophile, qui estoit present, luy ayant ouy asseurer que là où estoit Jesus Christ et où elle alloit il y avoit des pommes en toute saison et des roses qui ne flestrissoyent jamais, il luy dit, comme en se moquant d'elle: Dorothée, faites-moy tant de faveur que de m'envoyer du jardin de vostre Espoux de ces roses et de ces pommes dont vous nous faites si grand cas. Elle luy promit qu'elle n'y manqueroit pas, et apres sa priere un Ange luy apparut en forme d'un nain qui portoit un panier en sa main, dans lequel il y avoit trois pommes et trois roses tres belles et admirables. Elle le pria de les porter à Theophile, qui les ayans receues les admira et demeura tout esperdu; ensuite il se convertit, confessant que Jesus Christ estoit le vray Dieu vivant. Cela arriva le sixiesme fevrier au cœur de l'hiver.

            Et qui n'aymeroit saint Bonaventure pour sa grande humilité? Qui ne s'estonneroit de celle qu'il prattiqua lors que, ayant eu commandement des Cardinaux d'eslire un Pape tel qu'il voudroit, ou d'accepter luy mesme le siege pontifical, à cause des grandes difficultés qu'il y avoit à se resoudre sur ce choix, non seulement il refusa cette souveraine dignité, mais de plus il ne voulut pourvoir aucun de ses parens ni amis, ains nomma Pape, Thibaut, vicomte de Plaisance, qui estoit à la guerre et parmi les armes. [94]

            Et sainte Agnes, qui, aagée seulement de treize ans, triompha du monde et de la chair, donnant son sang pour son Espoux celeste! O que vous serez heureuses si voir, imitez ces Saints et Saintes en leur mespris des creatures et d'eux mesmes! Il faut de necessité faire une parfaite abnegation pour parvenir à la perfection, et ne penser plus au monde ni à vos parens; je veux dire aux maysons desquelles vous estes sorties, car je n'entens pas que vous oubliiez de prier pour eux.

            Et ne dites point: O Dieu, tousjours vivre icy! et le moyen? (Peut estre que cela ne vous viendra pas en teste pendant vostre noviciat, mais puis apres il pourroit survenir des fantosmes qui vous estonneront.) Ressouvenez-vous des paroles de saint Paul: J'ay tellement mesprisé le inonde que je le tiens comme un pendu et il me tient comme un pendard; je suis crucifié au monde et le monde m'est crucifié; je n'ay pas de vie pour moy, ni pas un bouton pour le monde; car si bien je vis, je ne vis pas moy, mais c'est Jesus Christ qui vit en moy. Considerez bien les paroles de ce grand Apostre et regardez comme elles vont tousjours croissant. Il dit que le monde luy est crucifié et qu'il est crucifié au monde; puis, en suite de cela: Je vis, mais plustost je ne vis pas, ains c'est Jesus Christ qui vit en moy. Je vis de la mort; or, c'est la mort de moy mesme qui fuit que mon Sauveur vit en moy. Que vous serez heureuses si vous mourez de la mort de saint Paul, pour vivre sa vie, mourant à vous mesme à ce que Jesus Christ vive en vous.

            Je vais finir en vous demandant quel nom vous voulez, mes cheres Filles. Dorothée, me direz-vous. Or sus, Dorothée, qui veut dire don de Dieu, ainsy soit-il. Bonaventure, car vous avez receu aujourd'huy une bonne adventure, et si vous estes fidelle vous en recevrez encor de tres bonnes; Bonaventure donc, ainsy soit-il. Agnes, qui signifie aigneau. Que vous serez heureuse si vous vous rendez simple et douce comme un aigneau! Or sus, Agnes, ainsy soit-il. Mais outre ces trois noms je vous en veux donner un quatriesme qui vous sera commun et duquel je [95] vous appelleray en finissant. C'est celuy des deux grandes reynes, vos maistresses et protectrices, à sçavoir la sacrée Vierge Marie vostre Mere, et Marie Magdeleine, lesquelles sont toutes deux nommées Marie, qui signifie estoile de mer ou mer amere, dame exaltée, illustrée ou illustratrice. Puissiez-vous, mes cheres Filles, estre toutes des Marie, c'est à dire des lumieres par vos bons exemples, et ayder les autres par vos prieres à parvenir au port de salut; des mers, pour recevoir les amples benedictions que Dieu communique à ceux qui se consacrent à son service; ameres, avalant et devorant les difficultés qui se rencontrent en l'exercice de la vie spirituelle; des dames exaltées, pour avoir excellemment mortifié vos puissances, vos appetits, vos sens et inclinations, leur commandant d'un pouvoir absolu; illustrées par la lumiere celeste, et illustratrices par une vraye humilité et mortification.

            Je conclus ce discours en vous souhaittant, mes cheres Filles, l'une des benedictions de sainte Marie Magdeleine; et si, je ne vous souhaitte point d'extases, de ravissemens, ni d'estre eslevées par les Anges comme elle fut à la Sainte Baume, ni de vous apparoistre comme elle fit à plusieurs, ni de jetter une grande abondance de larmes, ni le don tres excellent de la contemplation. Non, mes cheres Filles, ne faites point les contemplatives ni les extatiques; mais bien vous souhaitté-je de demeurer tout le temps de vostre vie aux pieds de Nostre Seigneur, d'avoir un grand courage pour devorer toutes les difficultés qui vous empescheroyent de jouir de vostre Dieu et qui vous pourroyent tant soit peu separer de luy. Cherchez-le tousjours et ne cessez jusques à ce que vous l'ayez trouvé; cherchez-le pendant cette vie mortelle, non point glorifié, mais mort et crucifié. Preparez vos espaules pour porter volontiers sur icelles la croix et le Crucifié; il sera pesant, il est vray, mais bon courage, car il vous fortifiera pour le porter.

            Voyez la Magdeleine qui vous provoque par son exemple. Elle cherche son Sauveur dans le monument et le demande au jardinier: Hé, respond-elle, Monsieur, [96] si vous l'avez pris, dites-moy où vous l'avez mis et je l'emporteray. Voyez-vous l'humilité de cette Sainte? Elle dit: Domine, Monsieur. O qu'en ce temps icy l'on se garderoit bien d'appeller Monsieur un jardinier! Vous rencontrerez parmi le monde des femmes qui sont si coquettes qu'elles font mille difficultés de nommer Monsieur et Madame celuy cy et celle là; il faut tant d'examens, tant de niaiseries pour s'asseurer si celuy cy est monsieur ou non! Or vous, mes cheres Filles, quand vous serez humbles comme Magdeleine vous appellerez tous Monsieur, c'est à dire vous obeirez à tous sans exception de personne, donnant à un chacun le pouvoir de vous commander.

            Je l'emporteray, dit-elle. Vous l'emporterez? Mais il est parmi les Juifs et soldats; vous n'estes qu'une femme, comment ferez-vous? O Dieu, respond-elle, ne craignez point cela, car je l'iray prendre au milieu des Juifs et je l'emporteray; je me sens assez de force pour le faire. Mais Celuy que vous cherchez est mort; comme pourrez-vous porter un corps mort qui est tres pesant? Oh! eust-elle dit, l'amour me donne assez de force pour l'aller prendre et pour m'en charger. Ce que voyant ce Jardinier, qui estoit Celuy-là mesme qu'elle cherchoit, ne pouvant davantage laisser navrer de son amour le unir de cette amante, l'appella: Marie. Et elle, tout illuminée, s'escria: Rabboni, Maistre, demeurant toute tu isée et resjouie.

            Allez à la bonne heure, mes cheres Filles, chercher le Sauveur crucifié avec Magdeleine. Ne craignez point de l'emporter et de vous en saisir par tout où vous le trouverez. Ne vous estonnez point de sa pesanteur; et si bien il vous semble que vous estes trop foibles pour vous changer d'un mort crucifié, aggrandissez vostre courage et ne laissez de prester vos espaules, car la glorieuse Magdeleine vous viendra au secours, et joignant ses espaules avec les vostres, son amour avec le vostre, vous triompherez de toutes les difficultés et demeurerez victorieuses. Vous serez par apres bien heureuses si le Sauveur, tesmoin de vos labeurs et travaux pris pour son amour, vous appelle en fin par vos noms: Marie! Ame [97] forte, vaillante, courageuse et perseverante. Et, comme Magdeleine, vous respondrez: Rabboni, mon Maistre! Maistre que nous avons suivi, Maistre auquel nous avons obei, Maistre auquel nous nous sommes conformées, et pour et avec lequel nous nous sommes «crucifiées, pour apres cette vie estre glorifiées avec luy» en l'eternité de la vie bienheureuse, et là chanter avec nostre reyne sainte Magdeleine les cantiques eternels par tous les siecles des siecles. Amen. [98]

 

XLIX. Sermon pour la fête de saint Augustin

 

28 août 1621

 

(INÉDIT)

 

Non in commessationibus, etc.

Non point dans les desbauches, etc.

ROM., XIII, 13, 14.

 

            Ce sont les paroles desquelles la divine Providence s'est servie pour convertir tout à fait le glorieux saint Augustin. Ce pauvre jeune homme sentoit en son cœur de rudes combats, d'autant qu'il abusoit miserablement de tous les dons de nature et de grace que le Seigneur luy avoit liberalement departis; car estant entre autres choses doué d'un grand esprit, d'un bon jugement accompagné d'une heureuse memoire, il s'en servoit pour se bander contre Dieu, comme il raconte luy mesme, disant: Je me servois de mon esprit humain pour resister au divin. Et encores qu'il eust un bon naturel, il estoit neanmoins tout corrompu par les mauvaises habitudes, il vivoit en toutes sortes de libertés, se vautrant ès impudiques playsirs, estant attaché à ses vicieuses coustumes en telle sorte qu'il compare les liens de son iniquité a une chaisne de fer, laquelle il luy sembloit ne pouvoir aucunement rompre et qu'il luy estoit impossible de s'en jamais affranchir.

            Or, se sentant quasi comme accablé sous le faix de [99] ses pechés, et d'autre part une forte inspiration divine le poursuivant de pres, il se retira tout alarmé sous un figuier. Là, pressé de cette violente conteste qui se passoit entre son homme interieur et l'exterieur, il commença, comme un autre saint Paul, d'exprimer sa douleur par les paroles du mesme Apostre: Qui me delivrera de ce corps de mort, et qui m'affranchira de cette incomparable convulsion que je ressens ès deux parties de mon ame? Oh! qui me delivrera de cette chair si contraire à l'esprit? Hé, Seigneur, disoit-il (car ce sont ses propres mots, comme il raconte luy mesme au livre de ses Confessions), jusques à quand, jusques à quand serez-vous courroucé contre moy? jusques à quand vous souviendrez-vous de mes pechés? O cieux, jusques à quand serez-vous irrités contre moy? jusques à quand y aura-t-il un si grand divorce entre vous et moy, et quand vous reconcilierez-vous avec mon ame? Au plus fort de ses plaintes, il entendit chanter ces paroles derriere la muraille où il estoit: «Prens et lis, prens et lis;» puis, prestant l'oreille pour mieux escouter, il ouyt encores: «Prens et lis.» Et pensant en soy mesme si ce ne seroit point une compagnie de filles qui repetoit cette chanson, il taschoit de se resouvenir s'il n'en couroit point pour lors auxquelles on trouvast ces paroles: «Prens et lis.» Car, comme vous sçavez, et si vous ne le sçavez pas vous l'apprendrez, en toutes les villes il court tousjours quelques chansons parmi le vulgaire et menu peuple, qui certes devroyent plustost estre mesprisées qu'escoutées. C'est cela que saint Augustin croyoit entendre.

            Or, oyant cette frequente repetition, il prit le livre des Epistres de saint Paul qui estoit aupres de luy, et l'ouvrant, sans aucune pensée ni souci de ce qu'il faisoit, il leut ces paroles que j'ay prises pour mon theme: Non in commessationibus, et ce qui suit. O mes enfans, dit le grand Apostre escrivant aux Romains, levez-vous, quittez vos desbauches, vos jeux et festins, l'ivrognerie et la gourmandise, sortez de vos couches sensuelles et voluptueuses, devestez-vous de vos vestemens et de vos habitudes, et vous revestez des vestemens et habitudes [100] de Jesus Christ. O enfans de la lumiere, despouillez-vous de vos habillemens de nuit, gardez-vous bien de paroistre en la lumiere avec iceux. Je feray donc sur ces paroles trois petites considerations esquelles nous verrons, mais courtement et fort briefvement, toute la vie de saint Augustin divisée en trois parties. En la premiere, ses desbauches et sa purgation, suivant ce texte: Sortez de vos couches sensuelles et voluptueuses; en la seconde, comme il se revestit des habits et habitudes de Jesus Christ, et en la troisiesme, comme il ne parut plus en la lumiere avec ses vestemens de la nuit.

 

            Or, pour entrer en mon premier point, vous sçavez toutes, je m'en asseure, qu'il y a trois sortes d'hommes qui sont arrivés à la sainteté, c'est à dire qu'ils ont esté saints en des aages et manieres differentes. Les uns n'ont rien eu en eux que de saint, suave et aggreable; ils ont fait des commencemens tres fervens, des progres et des fins pretieuses. Tout a esté bon en eux, les feuilles, les fleurs et les fruits: leur enfance, leur jeunesse et le reste de leur vie. Combien de Saints et de Saintes se sont dès leur enfance dediés et consacrés au service de Dieu, lesquels ont perseveré constamment jusqu'à la fin, portant des fruits tres delicieux; entre autres, le glorieux saint Jean Baptiste duquel nous celebrerons demain la Decollation. Il a esté tres admirable en toute sa vie, et il ne s'est rien trouvé en icelle qui ne fust excellent; vous en pouvez penser de mesme de bon nombre de Bienheureux.

            Nous voyons plusieurs plantes desquelles tout sert à quelque chose, les feuilles, les fleurs et les fruits. Mais pour ne vous parler que d'une, à fin d'estre plus court, considerez la vigne. Ses fleurs sont non seulement belles à la veue, ains propres à resister au venin du serpent; et son fruit, qui n'estant encores meur ne laisse de servir à l'usage de l'homme (car c'est d'iceluy que l'on fait le verjus tres utile à sa santé), va tousjours faisant des accroissemens jusques à ce qu'il soit arrivé à sa maturité, en laquelle il nous rend alors du vin tres proffitable [101] et aggreable. Il y a d'autres arbres qui portent voirement de bons et gracieux fruits, mais ils n'ont point de fleurs. Tels sont les figuiers: leur commencement est rude et n'a rien de doux; leurs fruits sont certes fort aspres avant leur maturité, ils n'ont aucune saveur, au contraire ils sont insipides. Mais estans meurs, il n'y a rien de si doux et gracieux que la figue, laquelle est alors d'autant plus aggreable au goust qu'elle estoit insipide en son commencement. Telle est la seconde sorte de Saints, du nombre desquels a esté saint Augustin. Aussi n'est-ce pas sans mystere que la divine Providence voulut qu'il se convertist tout à fait à l'ombre d'un figuier, pour monstrer que si bien le debut de sa vie avoit esté rude et tres mauvais, neanmoins ses fruits estans venus à maturité, elle deviendroit ensuite tres pretieuse.

            Le voyla donques sous ce figuier, lisant les Epistres de saint Paul, lesquelles luy sembloyent dire au cœur: O Augustin, te voicy desja en l'an trente troisiesme de tes jours; jusques à quand demeureras-tu couché dans le lit de tes voluptés et sensualités? Sors, quitte ces jeux, ivrogneries, gourmandises, contentions et envies. Voyez vous comment le Saint Esprit va de prime abord mettre le coup de lancette dans l'apostume de son cœur, comme en la source et origine de toute sa maladie? Car il est vray, ainsy que saint Augustin le raconte luy mesme, qu'il estoit grandement adonné à ce detestable peché de la chair; il luy sembloit impossible de se passer de ces playsirs sensuels et illicites, qui estoyent la cause des plus grandes resistances qu'il faisoit à l'Esprit de Dieu, ne se pouvant resoudre à quitter ces voluptés ni à se desvelopper de ces liens.

            Il estoit encores contentieux, car ressentant de violens combats entre la chair et l'esprit, il disputoit avec l'Esprit de Dieu et resistoit à iceluy. Mais non seulement il se monstroit contentieux en cela, ains aussi ès disputes qu'il soustenoit, contrecarrant et refutant avec tant de subtilité et une si admirable eloquence tout ce qui estoit proposé, qu'il se faisoit craindre de tous. Il s'efforçoit avec un style d'heretique, tel qu'il estoit, de renverser [102] ceux, qui defendoyent la verité, d'autant qu'il avoit plus d'esgard aux erreurs de sa secte qu'au sens de l'Escriture Sainte laquelle a un langage plus simple que celuy des Manicheens. Il contestoit encores avec ceux esquels il conversoit, parce que, comme il estoit doué d'un grand et bel esprit, il ne vouloit ceder à personne, ains pretendoit tousjours avoir le dessus. Or, quoy que son esprit fust non seulement beau ains encores bon et accompagné d'un excellent naturel, si est-ce qu'il avoit enté sur iceluy une tres mauvaise plante, à sçavoir la vanité et appetit de sa propre gloire, qui le rendoit hautain, querelleur, envieux, contentieux et tellement amateur de son excellence qu'il surpassoit en cecy les Philippe et les Alexandre desquels les humanistes parlent tant, nous les representant esgaux en la vaine gloire. Aussi estoyent-ils fiers, bien qu'avec cette difference, qu'Alexandre ne vouloit point recevoir de louanges que pour des choses de grande valeur en elles mesmes, tandis que pour les menues actions qu'il faisoit ou pour les qualités qui estoyent en luy il n'en pretendoit point; au contraire, Philippe ne tiroit sa gloire que des actions basses et petites, comme à bien sçavoir jouer du luth et telles autres bagatelles.

            Saint Augustin avoit voirement un courage genereux comme un autre Alexandre, qui cherchoit de la gloire aux actions hautes et relevées, mais encores en prenoit d aux petites, comme Philippe; et passant plus outre, il en tiroit aussi des choses qui de soy estoyent mauvaises, voire du mensonge mesme, ainsy qu'il le raconte au livre de ses Confessions. Il dit en effect qu'il se glorifioit parmi ses compagnons et jeunes libertins en des oeuvres tres mauvaises, vilaines et insolentes, et qu'il rougissoit de n'avoir commis les mesmes impertinences et meschancetés dont les autres se vantoyent, ayant honte de ne se trouver aussi vicieux. Il disoit avoir fait des insignes meschancetés desquelles il n'estoit point coulpable, à fin de s'en glorifier et estre estimé par ces desbauchés un homme courageux, vaillant et genereux.

            Remarquez un peu que c'est des miseres de l'esprit [103] humain, en quelle extremité va la desbordée jeunesse et de quoy se prisent les troupes des escoliers qui vivent sans crainte et sans retenue. On le voit lors qu'en hiver ces jeunes fols s'assemblent et vont par les rues faisant milles bouffonneries et tintamarres; celuy là est tenu parmi eux pour le plus brave qui fait davantage le fol et le fantasque; c'est en de telles actions qu'ils mettent leur gloire. Saint Augustin en faisoit de mesme; mais il en tiroit aussi de ses larcins. Il escrit qu'estant encor petit il se vantoit et glorifioit de ce qu'il desroboit les fruits des jardins de ses voysins, s'en estimant d'autant plus que le larcin, quoy que leger, estoit subtil et secret; car en le racontant il faisoit voir les ruses et inventions de son esprit.

            Quant à ce qui est d'estre ivrogne et gourmand, je n'ay pas remarqué qu'on l'en accuse, du moins n'en ay-je pas bonne memoire. Cependant les paroles de saint Paul qu'il trouva à l'ouverture de son livre, et qui luy estoyent envoyées par le Saint Esprit, nous font conjecturer qu'il estoit encores entaché de ce vice. Desportez-vous, dit le grand Apostre, de vos ivrogneries et gourmandises. Il y a aussi deux autres raysons qui nous pourroyent faire supposer qu'il en estoit atteint et qu'il s'en glorifioit. La premiere est la participation qu'il avoit avec sa mere sainte Monique, laquelle avoit cette tare, et se fust bien souvent enivrée si une bonne femme, qui estoit sa gouvernante en sa jeunesse, ne l'eust fait changer. Or, il est bien croyable que son fils participoit à cette inclination et affection de sa mere; tout ainsy que nous autres ne participons que trop à cette nature qui nous est si voysine. Combien y en a-t-il qui font gloire de ce vice! Mais la seconde rayson et la plus probable est celle cy, qu'Augustin estant sujet au peché de la chair, aussi l'estoit-il à celuy de l'ivrognerie et gourmandise; car ces deux pechés ne vont jamais guere l'un sans l'autre, et qui s'adonne à l'un, difficilement se peut-il empescher de tremper dans l'autre. C'est pourquoy nous lisons en la Sainte Escriture que tous ceux qui ont esté chastiés pour le premier ont esté aussi taxés du second. Voyla [104] donques en partie l'ancienne vie de saint Augustin qui certes estoit deplorable et digne de compassion; c'est pitié de lire ce qu'il en raconte en ses Confessions.

            Mais le Saint Esprit luy inspire sa purgation pour faire une entiere conversion, et apres l'avoir sollicité de se retirer de son peché il l'invite non seulement à se despouiller de ses vestemens, mais encores à se revestir des habits et habitudes de Jesus Christ. Qu'est-ce se devestir de ses habits pour se revestir de Jesus Christ? Despouillez-vous, dit l'Apostre, de vos habitudes, qui sont vos vestemens; car les vestemens environnent de toutes parts celuy qui en est couvert, et les habitudes en font de mesme au cœur que les vestemens au corps. Devestez-vous de la gourmandise, et vous revestez de la sobrieté en vous rendant austeres; devestez-vous de la sensualité, quittez vos couches pretieuses, et vous revestez de la chasteté, et priez sans cesse; devestez-vous des contentions, envies et courroux, et vous revestez de la douceur et debonnaireté. Par les vertus opposées à nos vices nous connoistrons les habitudes de l'homme et celles de Nostre Seigneur, celles desquelles il nous faut despouiller d'avec celles que nous devons revestir et dont il faut nous couvrir. Nous dirons un mot sur chacune, bien que courtement et briefvement, car je ne feray que les toucher, vous les laissant ruminer et digerer à part vous, chacune à vostre loysir.

            Soyez sobres, dit l'Apostre, vous rendant austeres. Il met l'austerité comme gardienne de la sobrieté, car il est bien difficile d'estre sobre parmi les bombances et alïluences. La sobrieté, en elle mesme, est à proprement parler le retranchement de la superfluité au boire et au manger; mais, parlant spirituellement, sobrieté veut dire pauvreté, et c'est ce langage qu'il faut employer en ce lieu. C'est en quoy saint Augustin l'a tout particulierement prattiquée, il l'a aussi fort recommandée à ses en fans, taschant de la leur inculquer si avant dans l'esprit que c'est chose admirable de voir comme il en parle dans sa Regle en termes tres expres, par lesquels il defend que nul ne «puisse avoir, sous quel pretexte [105] «que ce soit,» aucune «chose en proprieté.» De sorte que pour estre vray enfant de saint Augustin il faut avoir un grand amour à la pauvreté.

            Vous sçavez toutes comme il l'a cherie, car il ne voulut aucune richesse; et quoy qu'il exerçast une noble profession, qu'il fust d'une honneste mayson, et qu'avec la grandeur de son esprit et sa singuliere eloquence il peust acquerir beaucoup d'honneurs et de biens, parce que l'eloquence estoit grandement recherchée et estimée en ce temps là, il renonça et quitta neanmoins tout cela, se retirant en un logis champestre où il vivoit en une extreme pauvreté. Là il commença ses deux Ordres de Religieux: il envoya les uns au desert pour y prattiquer plus facilement cette pauvreté; ensuite il fonda en l'eglise episcopale qui luy estoit escheue une assemblée de prestres ou chanoines reguliers auxquels il donna sa Regle. C'est sous cette Regle que plusieurs Ordres se sont mis du despuis, car elle est si douce et suave qu'elle peut servir à toutes sortes de personnes. Aussi est-ce pour cela que ce Saint l'avoit dressée. Mais tant aux uns qu'aux autres de ses enfans spirituels, il preschoit grandement la pauvreté, ne voulant pas mesme que les livres auxquels ils estudioyent fussent en particulier, ains ordonna qu'on les demandast à l'obeissance et qu'on les rendist à celuy qui en avoit le soin.

            Pour son particulier, il ayma tant cette vertu qu'apres sa conversion il refusa de se marier avec une fille tres riche, laquelle on luy avoit destinée. Despuis qu'il fut prestre et Evesque, il prattiqua la pauvreté en telle sorte qu'il ne se laissa rien, donnant tout son vin et son blé aux pauvres, jusques là qu'il vendit les tapisseries et ornemens de l'eglise pour subvenir à leurs necessités; ce qu'il faisoit par une inspiration particuliere de Dieu, d'autant qu'il n'est pas loysible de devestir l'autel pour nourrir les indigens, sinon en cas de besoin. Quand il n'avoit plus rien pour leur donner il s'addressoit à son peuple et luy disoit avec une simplicité, candeur et liberté du tout admirable: Mon tres cher peuple, je n'ay plus rien pour pourvoir aux miseres des pauvres, j'ay donné [106] tout ce que j'avois, j'ay mesme vendu les ornemens de l'eglise pour ce sujet. Maintenant donques je vous prie de les ayder de vos moyens, les leur communiquant liberalement de vos propres mains, ou bien me donnez les aumosnes que vous leur voulez bailler et je les leur distribueray. Ce que ce bon peuple faisoit, car il luy sembloit que ses charités n'estoyent point bonnes si elles ne passoyent par les mains de ce saint et digne Prelat. Remarquez, je vous prie, la candeur et simplicité de ses paroles, la grande confiance et liberté avec laquelle il parloit à son troupeau et l'estime que celuy cy en avoit. O certes, il failloit bien, pour traitter en cette sorte, que ce fust entre un cœur de pere et des cœurs de fils: un cœur de pere en saint Augustin, et de fils en ses sujets. Voyla donques comme il garda la sobrieté.

            Je ne parle pas de la frugalité de sa table ni de sa pauvreté en ses vestemens, qui estoyent tousjours de vile estoffe; car bien qu'il s'habillast honnestement selon que requeroit sa charge episcopale, si est-ce que le reste de ses habits estoit tres pauvre. Tant en son manger qu'en son vestir il se contentoit de ce qui estoit necessaire pour l'entretien de la vie humaine; aussi, à l'imitation du grand Apostre, il ne demandoit que du pain et de l'eau pour son entretenement et une robe pour couvrir sa nudité, disant avec le mesme saint Paul, que tout le reste c'estoyent des superfluités. Il mourut en ce denuement, car il ne fit point de testament, n'ayant chose aucune sinon son esprit pour envoyer au ciel et son corps pour laisser en terre. Voyla comme il se revestit de la pauvreté en gardant la sobrieté et austerité. C'est ce que vous mediterez, car je ne fais que passer sur ces considerations.

            La seconde chose que dit saint Paul, est celle cy: Revestez-vous de la chasteté et priez. Quant à ce point, nostre glorieux Saint a excellé. Il a gardé avec tant de soin sa chasteté, il l'a tant estimée et louée qu'il en a composé des livres dignes de l'admiration de tous ceux qui les lisent, lesquels ils rendent amateurs de cette belle vertu. N'ayant pas sa virginité, il estoit d'autant plus [107] jaloux de conserver sa chasteté, en sorte qu'il surpasse plusieurs vierges; tout ainsy que sainte Magdeleine, laquelle, toute impure qu'elle avoit esté auparavant, surpassa neanmoins en chasteté plusieurs vierges en leur virginité, et n'y en a pas une qui ayt tant esté honnorée en sa virginité comme sainte Magdeleine l'a esté en sa chasteté, hormis la sacrée Vierge qui est hors de toute comparaison. Donques nostre glorieux Pere parut plus beau en cette vertu que s'il ne l'eust point flestrie; aussi la garda-t-il avec un soin et une diligence nompareille, s'esloignant fort soigneusement de tout ce qui luy estoit contraire.

            Mais la chasteté est un don de Dieu qui ne s'acquiert pas à force de bras et qui ne peut estre conservé par artifice et industrie; car les dons de Dieu ne s'arrachent pas de ses mains par force ni par contrainte, ils se donnent gratuitement et selon la disposition du cœur. Que faut-il donques faire pour acquerir et attirer ce don des mains de Dieu, puisque nul ne peut estre chaste si le Seigneur ne luy en fait la grace? Priez, dit l'Apostre; c'est à dire, demandez-la en esprit de profonde humilité, car c'est par la priere que vous l'obtiendrez, et que, l'ayant receuë, vous la conserverez. Je sçay bien que le jeusne, la haire, la discipline et la sobrieté (qui ne consiste pas seulement à retrancher la gourmandise, mais encores à se priver des viandes exquises et par trop nourrissantes, à se contenter de ce qui est necessaire et à user d'alimens simples et grossiers), je sçay bien, dis-je, que tout cela est bon pour conserver la chasteté infuse dans une ame; mais certes, ce seroit peu s'il n'estoit accompagné de l'humble priere, parce que c'est à l'humilité que sont attachés tous les dons de Dieu. Aussi saint Augustin s'en servoit-il pour conserver cette chasteté par laquelle il surpassoit la virginité des vierges; et, poussé de l'Esprit divin, de l'amour et connoissance qu'il avoit de la beauté et grandeur d'icelle, il en composa des livres, comme nous avons dit, addressés aux vierges et aux vefves, lesquels ravissent en admiration et portent à l'amour de cette vertu tous ceux qui les lisent. [108]

            Il estoit donques admirablement chaste parce qu'il estoit extremement humble. L'humilité est la vertu des vertus, puisque c'est elle qui attire et conserve les autres en l'aine. Ce que ce glorieux Saint fit voir lors qu'estant interrogé quelle estoit la premiere vertu il respondit: C'est l'humilité. Et la seconde? C'est l'humilité. Et la troisiesme? C'est l'humilité. Il eust tousjours respondu ainsy si on eust poursuivi les demandes. Cette vertu, vouloit-il dire, bien que petite en apparence, est neanmoins la plus grande, sans icelle toutes les autres ne sont rien; et de mesme que l'orgueil et la vaine gloire est la pepiniere de tous les pechés et la mere nourrice de tous les vices, l'humilité est la nourrice de toutes les vertus.

            Ce grand Saint donna des preuves de sa tres profonde humilité en plusieurs choses tres remarquables qui peuvent estre utiles et profitables au lieu où je suis; c'est pourquoy je ne me sçaurois empescher de les dire. Laissant donques le reste de mon discours, je m'arresteray icy. Chacun sçait que saint Augustin est l'un des grans esprits qu'on ayt jamais veu et qu'il estoit encores doué d'une science admirable. Or, je ne parle point de ces grans hommes qui vivoyent en l'Ancien Testament, je parle de ceux de la Loy nouvelle, entre lesquels il peut estre compté pour l'un des premiers. Je n'ignore pas qu'ès escoles les uns disent que Platon estoit le plus grand esprit, d'autres, que c'estoit Ciceron. Certes, tous deux ont excellé entre les philosophes payens, mais je ne veux point traitter de ceux-cy. Je ne fais non plus comparaison de nostre glorieux Pere avec l'Apostre saint Paul, car à celuy-cy la science fut infuse du Ciel par une voye du tout extraordinaire. Mais en dehors de cela, il est notoire à tous que saint Augustin est tenu pour le plus grand esprit entre nos anciens Peres, lesquels ne se feignent point de l'appeller le phœnix des Docteurs.

            Vous aurez ouy dire que l'humilité se trouve rarement avec la science qui d'elle mesme enfle, mais encores moins avec une aussi haute science que celle de saint Augustin; neanmoins elle estoit chez luy accompagnée d'une si profonde humilité qu'on ne sçait s'il avoit plus [109] de science que d'humilité ou plus d'humilité que de science. Il possedoit asseurement plus de science que nul autre Docteur, car il en estoit le phœnix; cependant son humilité estoit plus grande encores: voyez-le vous mesmes, je vous prie. Il avoit une tare en son sçavoir, il ignoroit la langue grecque; car bien qu'elle soit plus moëlleuse en son sens que la langue latine, si est-ce que le style n'en est pas si delicat, et pour cela saint Augustin, qui s'arrestoit plus au style qu'au sens, ne la voulut pas apprendre lors qu'il estudioit. Or, il ne cacha point cecy, ains le confessa ingenuement et franchement, disant qu'il se regardoit pour le moindre de tous, d'autant qu'il ne sçavoit rien de la langue grecque laquelle est pourtant la plus riche de toutes.

            O Dieu, quelle humilité et quelle sincerité est celle cy! Certes, il en sçavoit bien un peu, mais il estimoit cela n'estre rien, et il estoit bien ayse de le reconnoistre et confesser pour donner place à l'amour de son abjection. S'il n'eust avoué qu'il ignoroit cette langue, qui l'eust deviné en oyant ses disputes ou en lisant ses escrits pleins d'une si profonde science? Et s'il ne l'eust dit, qui l'eust onques sceu? Personne, car chacun eust creu qu'il y estoit versé comme en la latine. Mais son humilité estoit trop grande pour cacher ce defaut, c'est pourquoy il le voulut hautement et librement confesser. Voyons maintenant si nostre sainteté est semblable à celle de ce Saint. O non certes, car en ce temps ceux qui sçavent deux ou trois mots de grec ne veulent point employer d'autre langue, et nos predicateurs, comme le dit tres à propos N. (sic), pour peu qu'ils en sçachent, le crachent, pour ainsy parler.

            Secondement, saint Augustin monstra une grande humilité en se sousmettant à la censure de ses escrits et de sa doctrine, censure faite non seulement par ceux qui luy pouvoyent estre superieurs et esgaux, ce qui est la marque d'une tres profonde humilité, mais encores par ceux qui luy estoyent inferieurs et en sçavoir et en dignité. C'est en quoy il monstra qu'il surexcelloit en cette vertu. Saint Hierosme luy fait une correction non point [110] petite ni en le flattant, mais grande et digne de la genereuse humilité du cœur d'Augustin. Il le traitte comme un maistre et pedagogue traitteroit son disciple et escolier; il ne le mouche point avec un mouchoir de lin, mais avec un d'estoupe, et bien rudement. Que fait alors nostre glorieux Saint? Il reçoit la reprehension avec une admirable sousmission. Et que dit-il à saint Hierosme? Je sçay bien, luy escrit-il, que le prestre est moindre que l'Evesque, et que moy qui suis Evesque je Mur. plus que toy qui n'es que simple prestre; cependant cela regarde seulement la dignité que nous tenons en l'Eglise de Dieu, car pour le reste je sçay, o Hierosme, que tu m'es superieur. Mais remarquez cette humilité: Et partant, adjouste-t-il, je me sousmets et reçois de bon coeur la censure et correction que tu me fais, confessant que lu as juste rayson de me la faire.

            Considerez, mes cheres Sœurs, la candeur, simplicité et humilité des paroles de ce glorieux Pere. O Dieu, en ce temps cy nous ne voulons point de correction; c'est beaucoup quand nous la souffrons de nos Superieurs, mais des esgaux on ne le peut supporter, le cœur s'enfle et bondit, car celuy cy m'estant esgal n'a nulle authorité de me reprendre. Pour les inferieurs, o certes, il n'en faut pas parler: si cela m'estoit dit par un de mes Superieurs je le souffrirois encores, mais par un tel je ne l'endureray pas, je ne luy donneray point cette authorité sur moy, Neanmoins c'est là où gist un des principaux points de l'humilité et de la perfection de la vie chresienne. Nous voulons bien avouer: Je suis cecy et cela, mais de souffrir qu'on nous le die, cela ne se peut. On le souffriroit peut estre encores de quelqu'un qui nous seroit superieur mais des autres, o non certes!

            Job, assis sur son fumier, tout couvert de playes, ressembloit plustost à un monstre qu'à un homme; il estoit là rumine un chien ou un cheval mort et puant; il prenoit quelques tests et se racloit le pus qui estoit sur ses playes, n'ayant personne qui luy voulust faire cet office de charité, car il estoit abandonné de tous. Sa femme mesme ne luy vouloit pas rendre ce service, car [111] elle se mocquoit de luy et le haïssoit; ses amis en faisoyent de mesme. Certes, nous serions bien heureux nous autres si nous empoignions le test de la correction pour nettoyer les ordures de nos consciences; mais vous estes bien plus heureuses, mes cheres Sœurs, d'habiter en une mayson où l'on fait la correction avec tant d'exactitude que par le moyen d'icelle on vous corrige des moindres petites imperfections. O Dieu, quel bonheur sera le vostre si vous la recevez en esprit de sousmission comme le glorieux saint Augustin.

            En troisiesme lieu, ce Saint monstra son humilité en la confession de ses fautes. Il fut certes du tout admirable en cecy, comme on le voit par la sincerité et naïfveté avec laquelle il a escrit le livre de ses Confessions, qu'il fit à la fleur de son aage, et où il raconte non en gros, ains par le menu, toutes ses fautes, ses humeurs, ses habitudes et inclinations vicieuses. Pourquoy cette confession? pour la dire peut estre à l'oreille d'un confesseur? O non, car il l'avoit fait avant d'escrire son livre. Seroit ce point pour la monstrer à ceux de son temps qui, l'ayant conneu, excuseroyent facilement sa jeunesse, ayant esgard à la beauté de son esprit et aux advantages qu'il avoit receus de la nature? Non certes. Seroit ce point pour la faire voir au peuple de sa contrée ou de son diocese lequel, pour l'estime qu'il avoit de sa sainteté, tiendroit pour rien ces actions de son jeune aage, au prix des vertus qui reluisoyent en luy de ce temps-là? Ou bien peut estre fit-il cette confession pour estre loué des justes qui sçauroyent asseurement contrepointer la conduite qu'il avoit tenue despuis sa conversion avec celle de sa jeunesse? O non, ses Confessions ne s'addressent point à telles sortes de gens. Mais à qui donques? A tous les hommes en general: jeunes et vieux, doctes et ignorans; à ceux qui admireront son humilité et s'en edifieront, et à ceux qui se mocqueront de luy et qui s'en scandalizeront; aux hommes et aux femmes; en somme il veut que la miserable vie qu'il a menée en sa jeunesse soit declarée et manifestée à toute creature. O Dieu, que la sainteté de nostre temps est esloignée de celle-là, car elle [112] ne consiste qu'à cacher ses fautes, mesme au confesseur. C'est certes là la sainteté de cet aage, comme aussi de ne les point connoistre ni souffrir la correction d'icelles.

            Je finiray icy puisque l'heure passe. J'eusse bien voulu, pour mon dernier point, dire un mot sur la douceur de ce grand Saint, mais le temps me manque; c'est pourquoy je le laisseray et me contenteray, pour fermer ce discours, d'adjouster deux ou trois mots encores sur ces paroles de saint Paul: Revestez-vous des habitudes de Jesus Christ. Nous parlons en ceste façon de ceux qui sont habillés et disons: Voyla un homme qui est vestu de soye; celuy-là est vestu de peau de buffle, celuy-cy de chameau. Or, dit l'Apostre, ne vous revestez point de soye, de peau de buffle ni de chameau, mais revestez-vous des habitudes de Jesus Christ, de la Passion de Nostre Seigneur, revestez-vous du sang du Sauveur; et tout ainsy que les vestemens environnent le corps, environnez aussi tout vostre cœur et vos affections du Sauveur, c'est à dire ne vous appuyez point sur vos merites, mais sur les merites de sa Mort et Passion. C'est un advertissement «Un le grand saint Augustin donnoit à tout le monde en general de ne se point appuyer sur ses merites ni de penser que l'on puisse entrer au Ciel par sa propre industrie, sans estre aydé de la grace divine. Il refutoit ainsy l'heresie des Pelagiens, tant par ses disputes que par son livre De la Grace, où il monstre que nous ne pouvons rien sans icelle.

            Non, mes cheres Sœurs, n'ayez point de pretention ni pour le Ciel ni pour la terre que par les merites du sang et de la mort de nostre Sauveur. Ne pensez point entrer au Ciel par vos bonnes œuvres, car personne n'y entrera qu'en la vertu du sang et de la Passion de Jesus Christ. Ne faites pas ce que vous faites pour avoir beaucoup de merites et ne vous informez point si vous en aurez en faisant cecy ou cela. Cecy a desja esté dit plusieurs fois, [113] mais il ne sçauroit l'estre tant qu'il n'aye besoin d'estre repeté. Nous le devrions tous avoir gravé en nostre esprit, d'autant que parmi les hommes l'on n'entend autre chose sinon: Vous aurez bien du merite à faire cecy ou à laisser cela; ou encores: Je meriteray ou ne meriteray rien en cecy ou en cela. Il semble que le Ciel nous soit deu seulement pour ce que nous meritons en prattiquant ce que nous devons prattiquer ou en omettant ce qu'il ne convient pas de faire. Oh! je vous en prie, ne dites point cela, mes cheres Sœurs, si vous voulez estre vrayes filles non seulement de la Vierge, car c'est sous icelle que vous estes erigées, mais encores de saint Augustin, puisque vous estes sous sa Regle.

            Appuyez-vous tousjours sur les merites du sang de Nostre Seigneur, et apres avoir tout fait fidellement, dites que vous estes serviteurs inutiles. Que si vous le confessez, Nostre Seigneur ne le dira pas, car il vous recompensera à l'esgal de la fidelité que vous aurez eue à son service; et quoy que vous ne travailliez pas pour les merites, vous ne lairrez pas d'en avoir au Ciel la recompense. Ne dites point: Voyla un homme qui par ses œuvres aura bien du merite; mais plustost: O que Dieu a fait de grandes graces à cette personne là! O que grande a esté sa misericorde en son endroit! N'ayez point d'autre fin que de chercher la gloire de Dieu, car c'est pour cela que vous estes entrées en Religion, et non pas seulement pour vous retirer du tracas du monde; les philosophes payens faisoyent bien ce renoncement, à fin d'avoir par ce moyen plus de temps pour vaquer à l'estude des sciences humaines. Vous n'y estes pas venues non plus pour devenir plus riches; oh! rien de cela, car c'est icy où l'on se fait pauvre. Non point pour meriter davantage, cette fin seroit trop basse. Et pourquoy donques? Pour plaire à Dieu en toutes vos œuvres, ains pour davantage luy plaire; pour vous revestir des merites de la Passion et du sang pretieux de Jesus Christ. O les pretieux vestemens que ceux qui sont faits du sang du Sauveur, sans lequel toutes nos œuvres ne sont point meritoires! Il est vray qu'en donnant un verre d'eau pour l'amour de [114] Dieu on merite la vie eternelle; mais d'où prend-il sa valeur sinon (le la Passion du Sauveur qui rend meritoire cet acte de charité? Haussant donques vos cœurs et vos affections, n'estimez point meritoires les desirs de la chair, c'est à dire les desirs de ceux qui vivent en cette chair, mais fondez toutes vos esperances en ceux du Fils de Dieu, qui vit et regne en l'eternité avec le Pere et le Saint Esprit. Amen. [115]

 

L. Sermon de Profession pour la fête de saint Luc

 

18 octobre 1621

 

Luc, le tres excellent et tres cher

medecin vous salue.

COLOSS., ult., 14.

 

            Saint Paul escrivant aux Colossiens, de Rome où il estoit, les saluoit de la part du glorieux saint Luc; et entre toutes les autres salutations que l'on trouve dans cette Epistre on y remarque celle cy: Luc, le bien aymé disciple, le tres excellent et tres cher medecin, vous salue. Il ne dit pas: Luc le medecin, ou Luc seulement, mais Luc, le tres aymé et le tres cher medecin, vous salue. Et vous, mes tres cheres Filles, ayant aujourd'huy fait la sainte Profession, j'ay formé cette imagination que vous estes saluées de cette mesme salutation et que l'on vous peut addresser ces paroles que le grand Apostre a mis dans ses Epistres: Luc, le tres excellent et tres cher medecin, vous salue, parce que cette sorte de salutation est merveilleusement propre tant pour vostre Profession que pour vostre condition, comme aussi pour la condition de celles qui demeurent au lieu où vous estes. Saint Luc vous salue donques en qualité de medecin et encores de peintre; car bien que saint Paul ne le nomme pas peintre, si est-ce que selon la tradition ecclesiastique il l'estoit, comme le disent saint Damascene et Nicephore; et c'est luy qui a peint la sacrée Vierge, nostre [116] Mere et Maistresse. Or, il vous salue en ces deux qualités a fin que vous appreniez et deveniez non seulement medecineuses et guerisseuses, mais encores peintresses, puisque la profession que vous faites et la Religion où vous estes n'est autre chose, comme disent les anciens Peres, qu'une maladiere, une assemblée de guerisseurs et de gens qui ne font que se medeciner et guerir. L'on y exerce aussi l'art de peinture, car apres s'estre accusé et purgele ses fautes, l'on vient à peindre sur son ame, comme sur un tableau, l'image de Nostre Seigneur crucifie. Je feray donques ce petit discours sur ce sujet, lequel je diviseray en deux points: au premier nous verrons comme vous devez estre desormais des guerisseuses, et au second, des peintresses.

            Quant au premier, je me souviens fort bien vous en avoir desja parlé et vous avoir monstré que la Religion est une maladrerie toute pleine de gens malades, qui sont neanmoins tous medecins, car ils se guerissent les uns les autres, voire aussi eux mesmes, et ce continuellement, malades; disant et purgeant de leurs defauts. Je dis qu'ils se guerissent continuellement parce qu'ils sont continuellement malades; car tandis que nous sommes en cette vie mortelle, tant plus nous guerissons tant plus nous deseouvrons d'infirmités en nous. Il ne faut donques point perdre courage de se traitter, car c'est là nostre mestler et exercice pour tout le temps que nous serons en cette vallée de miseres. Nul ne se peut dire exempt de cecy, pour saint et parfait qu'il soit, comme en ce sejour mortel il n'y a homme qui jouisse d'une pleine et entiere santé, ou du moins qui en jouisse long temps. Que si bien l'on en voit quelques uns qui ayent une longue santé, quoy que penchante tousjours de quelque costé, l'on dit que c'est un presage d'une future grande maladie.

            L'homme, disent les philosophes, est composé de plusieurs humeurs, lesquelles les medecins reduisent à quatre principales, à sçavoir: la colere, le flegme, le sang et la melancolie. Or, quand ces quatre humeurs sont en bon ordre tout va bien, et l'on jouit d'une pleine santé; comme au contraire, quand l'une predomine sur [117] l'autre on est malade, et à mesure que la predomination est grande la maladie l'est aussi. Par exemple, quand le flegme vient à surabonder, il reduit l'homme à de graves infirmités; ainsy en est-il des autres humeurs peccantes de nostre corps. Mais comme elles ne peuvent aller si juste qu'il n'y en ayt tousjours quelqu'une qui passe l'autre, il s'ensuit que la santé ne se voit presque jamais pleine et entiere, ains penche tousjours de quelque costé.

            Il en prend tout de mesme de la santé de nos cœurs et de nos esprits; car certes, ils sont remplis d'un grand nombre de meschantes et malignes humeurs, à sçavoir des passions et inclinations vicieuses, qui nous causent plusieurs graves et dangereuses maladies, pour la guerison desquelles il nous faut continuellement veiller et combattre. Les maistres de la vie spirituelle reduisent toutes ces humeurs à quatre principales: la crainte, l'esperance, la tristesse et la joye. Quand l'une de ces passions predomine sur les autres elle cause des maladies en l'ame; et parce qu'il est extremement difficile de les tenir en regle, de là vient que les hommes sont bigearres et variables, et que l'on ne voit que fantasies, inconstances et niaiseries parmi eux. Aujourd'huy on sera joyeux à l'exces, et tost apres on sera demesurement triste. En temps de carnaval on verra des joyes et liesses qui se monstrent par des actions badines et folastres, et bien tost apres vous verrez des tristesses et ennuis si extremes que c'est chose horrible et, ce semble, irremediable. Tel aura à cette heure trop d'esperance et ne pourra craindre chose quelconque, lequel peu apres sera saisi d'une crainte qui l'enfoncera jusques aux enfers. En somme, du detraquement de ces passions procedent toutes nos maladies spirituelles.

            Je sçay bien qu'il y en a de mortelles: ce sont celles auxquelles on neglige d'appliquer ce que l'on connoist estre necessaire pour s'en guerir et purifier. Or, le principal remede à tout cecy c'est de veiller continuellement sur son cœur et sur son esprit pour tenir les passions en regle et sous l'empire de la rayson; autrement on ne verra que bigearreries et inesgalités. Pour obvier à tel [118] inconvenient les Peres de la vie spirituelle ont opposé à ces passions la paix et tranquillité interieure, d'où naist cette douce esgalité de cœur et d'esprit tant recommandée et inculquée par les anciens Chrestiens, ainsy que le tesmoigne la salutation qu'ils se faisoyent par ces paroles: La paix soit avec vous. Le glorieux Apostre saint Paul l'employe souvent aussi dans ses Epistres, escrivant aux Corinthiens, aux Colossiens et autres, leur souhaittant cette paix et tranquillité interieure comme unique remede à un nombre de grans et petits maux qui environnent nos ames. Les salutations qui se font par lettres ne sont que des souhaits exprimés par les amis absens; et quel souhait plus utile et profitable pour le coeur se peut-il faire que celuy de la paix? C'est en icelle que consiste le plus haut point de la vie spirituelle, et c'est pour l'acquerir et conserver qu'il faut continuellement veiller et travailler; car despuis la cheute de nos premiers parens nostre ame est demeurée une terre seche et sterile ne peut porter ni produire aucun fruit de bonnes oeuvres si l'on n'a soin de la cultiver.

            Adam et Eve estans au paradis terrestre en estat de justice originelle, n'avoyent point besoin de labourer la terre, car ce paradis estoit plein de bons et beaux arbres: les uns portoyent des fruits aggreables, doux et gracieux; les autres en produisoyent de propres à la nourriture et entretien de l'homme. Ces arbres estoyent tousjours couverts de feuilles et de fruits, sans qu'ils eussent besoin de culture. Il ne croissoit rien en ce lieu là qui ne fust excellent et utile. Adam cultivoit la terre par recreation, courboit les jeunes entes pour en faire des treilles et pavillons, Dieu luy ayant ordonné cela pour son exercice et pour eviter l'oysiveté. Mais despuis qu'il eut peché et que la terre fut maudite, elle n'a plus rien produit de soy mesme que des ronces et espines; si que pour en tirer ce qui est necessaire à la vie de l'homme, il la faut cultiver à force de bras et à la sueur de son corps, puis l'ensemencer. Il y faut souvent avoir l'oeil et la main pour en arracher les espines et chardon qu'elle jette perpetuellement, et ne s'y faut [120] point lasser ni ennuyer, si l'on ne veut que ces mauvaises herbes viennent à tout ruiner et perdre. Le bon jardinier ne doit pas seulement se contenter de dresser son parterre, mais il faut qu'il y remette la main en deux ou trois temps et qu'à tout propos il veille sur iceluy pour destruire les continuelles productions que fait cette terre, lesquelles viendroyent à estouffer ces chiffres et compartimens qu'il a faits avec tant de peine.

            Que s'il faut user de ce soin et patience apres les jardins materiels, à plus forte rayson en faudra-t-il avoir, mes cheres Filles, à cultiver la terre et le jardin de vos cœurs et de vos esprits, tant pour en arracher les mauvaises herbes de vos inclinations, habitudes et passions, que les nouvelles et continuelles productions que l'amour propre fournit; c'est à dire les chagrins, bigearreries, inquietudes, fantasies et telles autres niaiseries qui attaquent à tout propos nos pauvres esprits, et qui, si l'on n'y prend garde, gastent et ruinent tout ce qui est de beau et de bon dans le parterre de nos ames. Or, pour empescher ce renversement et detraquement de nos humeurs et pour les tenir en regle, il faut avoir un grand soin et une grande constance, et veiller sans cesse sur son cœur pour, avec un invariable courage, en arracher les mauvaises herbes et tenir nos passions calmes et sujettes à la rayson, gardant parmi tout cela la tranquillité. Cet exercice est necessaire à tous les mortels, n'y ayant homme si parfait qui n'ayt besoin de travailler, tant pour accroistre la perfection que pour la conserver, d'autant que nul ne se peut dire maistre de ses passions ou pretendre n'estre plus sujet à leur detraquement.

            Mais quoy que tous les Chrestiens soyent obligés de se medeciner en cette sorte, si est-ce que cecy est plus propre aux Religieux, lesquels doivent reluire par dessus les seculiers en cette si desirable esgalité. C'est pour cela qu'il n'y a point parmi eux cette varieté d'exercices ni de façon de proceder que nous voyons entre les mondains: ceux cy jeusneront aujourd'huy et feront demain festin; ils se leveront aujourd'huy à la pointe du jour, et demain ils demeureront fort tard au lit avec [120] une grande poltronnerie; en somme, tout ce qu'ils font n'est qu'inconstance, inesgalité et changement de mœurs et de conduite. Mais on voit tout le contraire en Religion, ou les Regles et Constitutions ordonnent une maniere de vie ferme, constante et invariable. Là on fait tousjours les mesmes exercices; on se leve à mesme heure, on disne et soupe à mesme heure, et ainsy tout y va selon l'ordre marqué; ce qu'on fait aujourd'huy on le fera encore demain, et de mesme passé demain; ce qui se prattique apres demain, on le prattiquera tout le long de l'année, et ce qui se fait tout le long de l'année se fera tout le reste de la vie. Aussi l'esgalité et constance que l'on a en l'observance des exercices de la Religion cause cette paix et tranquillité d'esprit qui conduit à la perfection.

            Telle est vostre profession, mes cheres Filles, c'est à quoy vous devez travailler et pretendre; et certes, le glorieux saint Luc vous en a laissé de grans exemples. Il a fait paroistre tout le temps de sa vie une grande perseverance fermeté en ce qu'il a entrepris; car despuis qu'il lut avec saint Paul il ne le quitta ni abandonna jamais, ains le suivit par tout. Il n'a onques varié en ses entreprises et resolutions, ains les a tousjours gardées, tant en l'estat du celibat comme en l'election qu'il fit de suivre Nostre Seigneur sans chanceler jamais ni peu ni d'un costé ou d'un autre, ce qui ne se lit pas des Apotres et de quelques autres disciples de nostre divin Sauveur. L'on trouve peu de personnes qui ayent esté exemptes de chanceler en quelque façon; mais au glorieux saint Luc non, ains on l'a tousjours veu reluire en une admirable constance et esgalité en toutes choses emmi ses entreprises et adversités.

            C'est assez dit sur ce premier point de la salutation que ce glorieux Evangeliste vous fait en qualité de medecin; passons au deuxiesme, qui est qu'il vous salue en qualité de peintre. Il estoit non seulement medecin mais encores peintre; non point pour en tenir boutique et gaigner sa vie par cette profession, o non, il ne faut pas entendre cela, car estant medecin honnorable il avoit [121] assez de quoy s'entretenir honnorablement. Mais, comme dit saint Jean Damascene, ayant un bel esprit il faisoit aussi de beaux portraits pour se recreer; et pour preuve de cela il en a legué un à la posterité, de la face de la sacrée Vierge. Neanmoins il en avoit fait plusieurs autres, car je sçay bien que l'on n'est pas maistre en cet art sans avoir fait plusieurs portraits; mais il n'a laissé que celuy de Nostre Dame. O que vous serez heureuses, mes cheres Filles, si apres avoir bien medeciné et purgé vos cœurs vous venez à peindre sur iceux! Et quoy? O Dieu, rien autre que Nostre Seigneur crucifié, à l'imitation de sainte Claire de Montefalco qui, par une vive imagination et affection d'amour et compassion interieure, imprima en son cœur l'image de la Croix de son Sauveur. Certes, ce doit estre toute nostre pretention de graver en nos ames Jesus crucifié et de crucifier avec luy nostre amour.

            Mais nous parlerons de cecy une autre fois. C'est pourquoy je laisseray de costé ce sujet pour vous dire que la salutation que saint Luc vous addresse en qualité de peintre n'est qu'un advertissement qu'il vous donne de peindre dans vos cœurs. Et quoy encores? Rien autre chose, mes cheres Filles, que la face de la tres sainte Vierge. Mais comment? En gardant et observant ce qu'il a fait pour la peindre et tirer; car ne pensez pas qu'il l'ayt seulement reproduite sur quelque toile ou autre matiere propre à cet effect pour en gratifier la posterité. O non, mes cheres Sœurs, ains il la peignit aussi fort soigneusement dans son cœur et dans son esprit. Que vous serez heureuses si vous en faites de mesme, et ce, par une vive et meure consideration de ses vertus et perfections, les imprimant en vostre cœur par une affection amoureuse, meditant sa sainte vie et conformant la vostre à icelle. Mais il faut que je vous dise ce qui s'observe pour faire un beau portrait et pour tirer au vif la face de ceux que l'on veut peindre; c'est ce que saint Luc a prattiqué et ce que nous devons prattiquer nous mesmes pour l'imiter.

            Premierement, il est necessaire que la chose sur laquelle on veut peindre soit nette et qu'il n'y ayt sur icelle [122] aucune autre peinture; car si cela estoit, il la faudroit d'abord laver, d'autant qu'elle seroit incapable de recevoir les traits du visage que l'on pretend tirer. O qu'on seroit heureux si on entroit en Religion comme une toile ou autre matiere bien nette et bien disposée à recevoir tous les traits que l'on nous voudroit donner, si on y entroit sans aucune affection aux biens et commodités, contre la pauvreté; aux playsirs et delicatesses, contre la chasteté; aux volontés et desirs particuliers, contre l'obeissance, sans aucun attachement au monde, à ses vanités et sensualités. Mais helas! cela ne se fait pas, car venant en Religion on y apporte des cœurs marqués de tant de traits, je veux dire qu'ils sont si rudes, grossiers, aigres, mal façonnés et peu civilisés que c'est pitié de les voir. Certes, tels cœurs ne sont nullement propres pour peindre la face de Nostre Dame, si premierement ils ne sont lavés et nettoyés. C'est à quoy il est requis d'employer toute une année de noviciat pour se purger et purifier; et non seulement cela, mais encor tout le temps de sa vie, laquelle doit estre une continuelle purgation. Il faut donc avoir bon courage, car lors qu'on sera lavé et net on recevra facilement les traits du visage de la Vierge.

            D'autre viennent avec des affections mondaines ou grandement contraires à l'esprit de religion; que si l'on ne se despouille de ces choses on ne possedera jamais la vraye paix des enfans de Dieu. C'est de ces personnes que les anciens Peres parlent avec tant de severité; car celuy qui quitte le monde et retient en son cœur les affections du monde est du tout incapable de recevoir les traits de la grace et les consolations celestes. Mais voicy, ce semble, qui est un peu plus gracieux: on quitte bien les affections de ce siecle, mais on se reserve un certain amour pour soy qui nous fait tant chercher ce qui nous est propre et fuir ce qui nous incommode! On ayme tant sa vie et son propre interest, on a si grand peur de mourir! O la grande mollesse et tendreté que celle cy! Il faut certes se bien purger et laver de semblables choses à fin d'estre disposé à recevoir les traits de la face de Nostre Dame. [123]

            Secondement, il ne suffit pas au peintre de bien nettoyer sa toile de ce qui est mauvais, mais encores faut-il enlever ce qui est bon; car si on prend une estoffe teinte en quelque couleur, elle ne sera nullement susceptible de la peinture qu'on luy veut donner, non pas mesme quand elle seroit teinte en escarlatte, qui est la couleur la plus douce et unie qui se puisse trouver. Par où vous voyez que pour estre bonnes peintresses il ne suffit pas de purger vos cœurs de tout ce qui est mauvais, mais encores de toutes autres teintures desquelles vous les auriez voulu enrichir. En effect, quelques personnes entrent en Religion avec certaines habitudes de pieté tres hautes et relevées ce leur semble; elles se veulent gouverner à leur fantasie, se forgeant une devotion toute extatique et sureminente qui n'ayme point les choses simples, basses et humbles. Devotion imaginaire et niaise, nullement sortable à leur condition, et tellement meslée d'amour propre, que ces personnes mesmes, non plus que les autres, ne peuvent discerner ce que c'est de cela, et ne sçait-on si l'amour propre est leur devotion ou si leur devotion est amour propre; fantasie et niaiserie, devotion fade, molle, effeminée et propre aux femmes de peu de courage. Il se faut donques purger de telles choses, bien que bonnes en apparence, et s'assujettir à la conduite d'autruy, embrassant la simplicité et l'humilité qui se trouvent parmi les considerations basses des choses ordinaires, et non point se complaire dans les subtiles, excellentes et qui sont au delà de la portée de nos esprits.

            La troisiesme condition requise pour peindre est que ce qui est preparé pour recevoir la peinture soit attaché en sorte qu'il ne se puisse point remuer, ains demeure ferme et immobile à fin de recevoir les traits du pinceau. O que vous serez heureuses, mes cheres Filles, si maintenant que vous venez de faire et prononcer vos vœux, vous demeurez attachées avec une invariable fermeté à la Croix de nostre Sauveur et à vostre vocation! car alors, comme sur des tableaux d'attente, on retracera dans vos cœurs et vos esprits la face de Nostre Dame. [124] Vous estes donques fixées par vos trois vœux comme avec trois clous, pour ne jamais varier ni chanceler en en l'election que vous avez faite de cette vocation. O Dieu, quel bonheur et quelle grace d'avoir necessité d'estre attachés et cloués comme des tableaux d'attente, pour jouir et posseder en cette vie le bien qui nous est offert et donné, et duquel nous jouirons en l'eternité! Helas! combien y a-t-il d'ames qui, s'il n'estoit point requis de se lier aux vocations esquelles elles ont esté appellées, vacilleroyent et les quitteroyent à la moindre difficulté, fantasie et bigearrerie dont leurs esprits se trouveroyent assaillis et preoccupés. Combien de mariages verrions nous se dissoudre s'ils n'estoyent affermis par le Sacrement qui empesche de varier en cette sorte de vie! Combien d'ecclesiastiques verrions nous quitter le sacerdoce et s'oublier de la promesse qu'ils ont faite à Dieu en recevant l'ordre de prestrise! O Dieu, quel bonheur d'avoir eu necessité d'estre attachés par ces vœux pour vous garder fidelité! car sans cette necessité nous n'eussions jamais esté disposés à recevoir les traits de la peinture spirituelle, d'autant que nous eussions tousjours esté mobiles et sans aucune fermeté en nos resolutions.

            La quatriesme chose requise pour bien peindre c'est d'estre en un lieu obscur et où il n'y ayt pas trop de clarté; que s'il y en a trop, le sage peintre ferme le vanteau de la fenestre et ne laisse ouvert qu'un petit guichet, d'autant qu'une trop grande lumiere l'empesche de bien asseoir son pinceau et de bien remarquer le visage qu'il veut tirer. O que bienheureux sont ceux qui n'apportent pas en Religion de beaux et grans entendemens! Ceux cy sont les meilleurs, parce que n'ayans pas tant de lumiere naturelle ils sont plus propres pour recevoir celle du Saint Esprit qui leur est communiquée par autruy. Mais ceux qui viennent avec tant d'entendement et de clarté, qui sçavent si bien comme il se faut conduire et auxquels il semble n'avoir plus besoin de la direction d'autruy, ne seront jamais bons peintres; car cette trop grande lumiere les empeschera de remarquer les traits de de la face de Nostre Dame. Il faut donques qu'ils ferment [125] le vanteau en quittant cette lumiere naturelle ou imaginaire, à fin de recevoir la surnaturelle que Dieu communique en l'obscurité de l'humilité interieure.

            La cinquiesme chose necessaire pour bien tirer un portrait c'est que le peintre regarde plus d'une fois celuy qu'il veut tirer à fin de bien imprimer en son imagination toute la forme et les traits de sa face, et que celuy qu'on tire arreste sa veuë sur quelque objet. C'est pourquoy les peintres veulent qu'on les regarde et qu'on arreste l'œil sur eux. Or, saint Luc observa tout cecy en peignant Nostre Dame, car il la regarda et fut regardé d'elle, et pour cela il failloit bien que la Sainte Vierge s'apperceust quand il la tira. Je sçay bien que l'on peut peindre la face d'une personne à son insu, mais cela appartient à de grans esprits et personnes fort experimentées en leur art.

            Quelques uns ont pensé que c'est en cette façon que le glorieux saint Luc prit la face de la Vierge, car, dit-on, elle estoit si humble que l'on n'eust jamais osé la prier de se laisser tirer; cela fait, ce semble, un peu tort à son humilité, si que le bienheureux Disciple deut prendre son portrait comme en cachette. Ce Saint avoit à la verité un grand esprit, et je ne doute point qu'il n'eust peu la peindre en cette façon; neanmoins nous n'en sçavons rien d'asseuré, et certes, c'est une chose bien rare de voir un peintre tirer au vif la face d'une personne ne l'ayant veuë qu'une fois en passant. Il y en a un seul, que je sçache, qui l'aye fait: c'est Apelles, si cherement aymé d'Alexandre le Grand, qui peignit sur le champ un homme qui luy avoit despieu en quelque chose. Mais il est plus probable que saint Luc se servit pour faire le portrait de la Sainte Vierge de la façon ordinaire des peintres, et qu'il la pria, ou quelque autre pour luy, de se laisser tirer. Elle, qui estoit une mere toute douce et benigne, condescendit facilement à ce que ses enfans luy demandoyent, d'autant qu'elle sçavoit fort bien que cecy ne faisoit aucune breche à son humilité. De plus, ayant une simplicité de colombe, sans aucune finesse, elle ne fit pas tant de discours, ains se contentant de voir en cette [126] requisition beaucoup d'humilité et d'amour, elle accorda tout bonnement et simplement ce qu'on luy requeroit. Nostre glorieux Saint la regarda donques plusieurs fois à fin du bien imprimer en son imagination, et encores plus dans son coeur, la forme et les traits de la face de cette sainte Dame, pour la mieux rapporter au naturel sur son tableau d'attente, à la consolation de tous les mortels.

            O mon Dieu, que de suavités receut ce Saint en son interieur, arrestant sa veuë sur le front de la bienheureuse Vierge; et non seulement sur le front, ains aussi sur tout ce doux et beni visage. Quelle pudicité virginale y apperceut-il! Que si les filles, pour peu qu'elles soyent de bon naturel, monstrent leur pudeur en leur face, rougissant pour la moindre parole qu'on leur dise, o Dieu, quel pensez-vous devoit estre celle qui se voyoit en la face de cette sainte Vierge lors qu'elle estoit regardée de son peintre? Que d'admirables vertus il descouvrit en ce pudique et chaste regard! Quel contentement de considerer celle qui est plus belle que le Ciel ou que la pleine diaprée de la varieté de tant de fleurs, et qui surpasse en beauté les Anges et les hommes! Mais qui pourroit penser l'humilité avec laquelle saint Luc la pria de le regarder, et la douceur et simplicité avec laquelle Nostre Dame le fit? O que de lumieres il receut par ce regard sacré, que son cœur demeura enflammé de son amour, que de connoissances il tira quand les yeux de cette douce Vierge s'arresterent sur luy! Ils imprimerent alors en son cœur un si grand amour de la pureté qu'il y persevera constamment tout le temps de sa vie et garda le celibat.

            Comme nous avons dit, il receut aussi cette esgalité et fermeté d'esprit qui reluisoit singulierement en la Sainte Vierge; c'est pourquoy on a veu toutes ses entreprises accompagnées d'une admirable constance et perseverance au bien une fois commencé. Ce qu'il fit à l'endroit de saint Paul, lequel il ne quitta point, ains le suivit par tout, autant en l'adversité comme en la prosperité, parmi les chaisnes et les persecutions. Or, quoy que ce grand Apostre estant en prison et escrivant à son cher disciple [127] Timothée pour se consoler avec luy, le saluast luy disant: Je suis icy tout seul, ce n'est pas qu'il fust le seul qui creust en Jesus Christ, car il y en avoit plusieurs, mais il vouloit signifier qu'il estoit seul dans les fers. Il luy mandoit encores comme deux qui estoyent venus avec luy l'avoyent quitté, ne l'ayant voulu suivre en la prison, et que le seul Luc demeuroit avec luy. Il ne dit pas seulement: Luc est avec moy; mais: Le seul Luc est avec moy. En quoy il monstre la grande consolation qu'il ressentoit en son ame de la constance avec laquelle ce sien disciple l'accompagnoit. Or, quand il escrivit cecy, l'Eglise estoit grandement persecutée, d'autant qu'elle estoit captive à Rome comme dans une autre Babylone. O Dieu, quelle suavité recevoit aussi nostre glorieux Saint de la compagnie de saint Paul! combien de secrets luy reveloit-il, luy qui avoit esté ravi jusques au troisiesme Ciel! Il est certain que saint Luc avoit beaucoup appris de cet Apostre, car mesme en ses escrits il dit qu'il n'a pas veu tout ce qu'il rapporte, mais bien qu'il l'a ouÿ.

            Je finis, mais avant je vous diray encores cecy, que la Sainte Vierge enseigna entre autres choses à cet Evangeliste la sainte humilité tant necessaire aux Religieuses, particulierement aux Filles de la Visitation qui ont une obligation particuliere à la prattique de cette vertu. Saint Luc n'a pas esté seulement instruit de saint Paul, mais encores de nostre divine Maistresse, laquelle luy apprit à escrire avec un style humble, quoy que plein d'une admirable science, et à traitter des mysteres bas et cachés, comme de celuy de la Nativité de Nostre Seigneur, faisant voir ce petit Enfant dans les langes et maillots, parmi le foin et la paille. Il parle de la Visitation de Nostre Dame et de plusieurs autres choses qui appartiennent à sa vie. Il a donques esté l'Evangeliste de cette glorieuse Vierge, et a plus escrit d'elle que nul autre. Il ne commence point son Evangile comme saint Jean qui dit tout au debut: In principio erat Mot; ce qui ne peut estre bien compris des hommes, ains des Anges seulement. Mais il rapporte dans le sien des [128] mysteres plus simples, qui peuvent estre entendus par les Anges et par les hommes, pour nous apprendre que nous devons mediter et considerer ces mysteres simples et humbles, et non ceux qui sont au delà de nostre capacité. Quant à vous autres, mes cheres Filles, vous devez souvent mediter la vie de cette sainte Dame et tousjours avoir devant les yeux ses vertus pour les imiter, car c'est vostre Abbesse, vostre Superieure et vostre Maistresse, laquelle vous devez suivre et obeir. O Dieu, combien suave, douce, humble, tranquille est celle qui converse souvent avec la Sainte Vierge! que sa conversation est esgale, paisible et aggreable!

            Mais voyez encores mieux ce que je vous veux dire touchant les escrits de saint Luc. Ce glorieux Saint estoit souvent envoyé en mission par saint Paul pour le bien de l'Eglise; or, quand il raconte ses voyages, il le fait avec une simplicité et humilité admirables, sans parler des merveilles qu'il operoit ni des peines qu'il souffroit, ains il dit simplement: Nous allasmes, nous vinsmes, nous retournasmes. Mais de dire: Je fis cecy, ou: Je souffris cela, o certes, il s'en garde bien. Ce n'est pas qu'il ne fist de grandes choses et qu'il n'endurast beaucoup, mais son humilité ne luy permet pas de le rapporter.

            Quand, aux Actes des Apostres, il parle de l'election qu'ils firent de saint Mathias pour succeder à Judas, lequel vendit son Maistre et de desespoir se pendit, saint Luc dit que les Apostres et les disciples, les femmes devotes et Nostre Dame estoyent assemblés. Pourquoy donques met-il la Sainte Vierge la derniere? Il semble qu'il ayt commis une incongruité. Mais il faut d'abord que je die cecy en passant: Pourquoy est-ce que saint Luc escrit les Actes des Apostres? Pour rapporter leurs actions et rien autre. C'est pourquoy il fait mention de l'election de saint Mathias, car Nostre Seigneur ne voulut point, n'avant que de monter au Ciel, nommer un Apostre pour mettre en la place de Judas, ains en laissa le choix et nomination au college apostolique pour destruire l'erreur [129] de ceux qui croyent que despuis l'Ascension du Sauveur la generation des Apostres a failli, ce qui n'est pas; car Jesus Christ luy mesme a voulu que les Apostres se soyent assemblés pour eslire ceux qui leur devoyent succeder, à commencer par saint Mathias. Et celuy cy, entant qu'Apostre, en pouvoit nommer d'autres; ceux qui luy succederoyent, d'autres encores, et ainsy consecutivement. Le college apostolique donques ne viendra jamais à defaillir, et bien que ce soit tousjours Nostre Seigneur qui fasse telles elections, comme Celuy qui preside aux assemblées reunies pour ce sujet, c'est neanmoins tousjours par la voix des creatures que sont faites telles nominations.

            Or, encores que saint Luc nomme la Sainte Vierge la derniere, il ne commet pourtant aucune incongruité, ains c'est par le respect et l'honneur qu'il luy porte. En effect, on trouve en cent endroits de la Sainte Escriture que les plus grans sont nommés les derniers; voire mesme aux supplications que l'Eglise addresse à Nostre Seigneur par les merites des Apostres, elle met saint Pierre et saint Paul à la fin. Ce n'est pas qu'ils soyent moindres que les autres, car saint Pierre est le prince et le premier de tous; mais apres avoir demandé au nom de tous les autres, elle nomme saint Pierre et saint Paul tout à part pour monstrer leur excellence. On en fait de mesme quand on parle du roy, d'autant qu'on dit: Là estoyent les princes, tout le peuple ou l'armée, puis le roy; mais ce n'est pas que le roy pour estre nommé le dernier soit au dessous des autres, o non, car chacun sçait qu'il est plus que tous; aussi le nomme-t-on tout à part. Donques, quand saint Luc escrit: Là estoyent les Apostres, les disciples, les femmes et puis Marie, Mere de Jesus, ce n'est pas à dire qu'elle soit moindre que les personnages desja mentionnés, ains il veut monstrer qu'elle seule vaut mieux que tous ceux là ensemble.

            Mais outre ce que dessus, il a pris encores de la tres sainte Vierge cette maniere de parler, car elle aymoit estre la derniere et choisissoit tousjours le plus bas lieu; ce qu'elle avoit fort bien enseigné à son Evangeliste. [130] Sçachant donc cecy, et voyant qu'il la pouvoit contenter et suivre son intention, sans pour cela prejudicier tant soit peu à l'honneur qu'il luy devoit ni à l'estime qu'il en falloit avoir, il la nomma la derniere et tout à part, declarant par là en mesme temps qu'elle estoit plus grande que les Apostres et disciples, voire mesme que tous les Anges et les hommes ensemble.

            Voyla comme saint Luc tira la face de Nostre Dame. Or, mes cheres Filles, puisque vous avez fait la sainte Profession en ce jour que l'Eglise celebre la feste de ce Saint, vous luy devez estre grandement devotes et fort soigneuses de l'imiter en tout ce qui vous sera possible, apprenant de luy à vous bien medeciner et guerir, et à peindre en vos cœurs la douce et desirable face de la tres sainte Vierge en la façon que nous avons deduit, le regardant en cecy comme vostre maistre. Resouvenez vous des paroles du Psalmiste qui dit que le bon serviteur a tousjours les yeux sur les mains de son maistre, et la bonne servante sur celles de sa maistresse. Saint Paul, qui a une merveilleuse grace en tout ce qu'il escrit, exhorte quelquefois les serviteurs de Jesus Christ d'avoir les yeux sur les yeux de leur Maistre, d'autres fois sur ses mains, et d'autres fois encores de ne point faire ce qu'ils font pour les yeux ni pour les mains d'iceluy. Or, quand il dit d'avoir les yeux sur les yeux, il veut signifier qu'ils fassent ce qu'ils font pour plaire à Dieu; et sur ses mains, qu'ils regardent ses œuvres à fin de l'imiter. Mais quand il leur recommande de ne tenir point les yeux fichés sur les yeux de leur Maistre il n'entend pas qu'ils ne fassent pas ce qu'ils font pour plaire aux yeux de Dieu et pour l'imiter, o non; mais que, lors mesme qu'ils ne seroyent pas regardés de leur Seigneur ils ne devroyent pas laisser de faire ce qui luy est aggreable. La fidelité du serviteur se connoist en ce qu'il s'acquitte de ses devoirs en l'absence de son maistre aussi bien que s'il luy estoit present; car voit-on jamais un serviteur, pour negligent qu'il soit, ne point faire ce qu'il doit quand il sçait que les yeux de son maistre sont sur ses mains? Or, ne pas faire ce que l'on fait pour les [131] mains du Maistre, c'est agir par amour et non par crainte de chastiment.

            Ayez donques desormais les yeux sur vostre Maistre qui est Jesus Christ, et sur les mains de vostre Maistresse, la Sainte Vierge, imitant ses vertus, particulierement son humilité. Peignez son image dans vos cœurs et l'y conservez avec fidelité, perseverant constamment en ce que vous avez voué et promis, car c'est la perseverance qui rend nos œuvres aggreables à Dieu et qui les couronne. Et maintenant, que vous reste-t-il plus, sinon que vous vous prosterniez devant la tres sainte Vierge, que vous la preniez pour vostre Mere et Maistresse, la suppliant de vous presenter devant le throsne de la majesté de vostre Espoux crucifié, et de vous donner sa tres grande benediction en cette vie, pour puis apres la recevoir en sa plenitude en l'autre, où nous conduisent le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [132]

LI. Sermon pour la fête de la Toussaint

 

1er novembre 1621

 

            La premiere feste que l'on ayt jamais celebrée a esté une feste de complaisance. Il est dit dans la Genese que lors que Dieu eut creé le ciel et la terre, il les regarda, les trouva bien et s'y compleut; car considerant la lumiere il dit qu'elle estoit bonne; voyant ensuite la terre comme la pepiniere des arbres, herbes et plantes, et la mer qui retenoit dedans soy tant de poissons, il dit derechef que cela estoit bon. Mais, comme les anciens Peres remarquent, lors que la divine Majesté eut separé la Mesopotamie et fait le paradis terrestre, il crea l'homme, puis il tira une de ses costes et en fit la femme; et regardant par apres tout son ouvrage, il le trouva non seulement bon, ains plus que tres bon. Voyla la complaisance.

            Or, la sainte Eglise qui non seulement est espouse de Nostre Seigneur, mais encores son imitatrice, se voulant en tout et par tout conformer à luy, celebre les festes des Saints avec un playsir admirable. Lors qu'elle les considere et les honnore en particulier, voyant la ferveur des Martyrs, l'amour des Apostres, la pureté des Vierges, elle dit à l'imitation du Createur que cela est bien; mais quand elle vient à tout ramasser et faire à tous ensemble [133] une feste, contemplant les couronnes, les palmes, les victoires et triomphes de tous les Saints, elle en ressent une complaisance nompareille et s'escrie: O que cela est bon, ains plus que tres bon! C'est cette feste que nous celebrons aujourd'huy.

            Il y a plusieurs raysons de l'institution d'icelle; mais je me contenteray de vous en dire seulement une qui est fondamentale. C'est qu'elle est instituée pour honnorer plusieurs Saints et Saintes qui sont au Ciel, les noms desquels n'estans point conneus ça bas en terre, l'Eglise ne peut solemniser leur feste en particulier. Ne pensez pas que ce soyent les miracles et les vocations speciales qui ont rendu saints tous ceux qui sont en Paradis; o non certes, car il est vray qu'il y en a un nombre infini qui ont esté ignorés en cette vie, qui n'ont point fait de prodiges et dont on ne fait aucune mention sur la terre, lesquels neanmoins sont au dessus de ceux qui ont operé beaucoup de merveilles et qui ont esté et sont honnorés parmi l'Eglise de Dieu. Ce fut à la verité un coup de la divine Providence de reveler et faire connoistre la sainteté de saint Paul premier hermite qui vivoit si caché et si peu estimé dans le desert. O Dieu, combien pensez-vous qu'il y a eu de Saints dans les cavernes, dans les boutiques, dans les maysons devotes, dans les monasteres, qui sont morts inconneus et qui à cette heure sont exaltés dans la gloire par dessus ceux qui ont esté bien conneus et honnorés sur la terre? C'est pourquoy l'Eglise considerant la feste qui se celebre au Ciel en fait par consequent une en terre, en laquelle elle exalte ceux qu'elle connoist et aussi ceux dont elle ne connoist ni les noms, ni les vies.

            On admire le merveilleux rapport et correspondance que la terre a avec le ciel, qui est tel que l'on peut dire que le ciel est le mari de la terre et qu'elle ne peut rien produire que par le moyen des influences qu'elle en reçoit. Je ne veux pas icy parler de ces influences dont traittent les astrologues, ce n'est pas pour ce lieu; je parle de celles que, d'apres les platoniciens, le ciel respand sur la terre, lesquelles luy font produire les fruits, les arbres [134] et les plantes. Et que rend la terre au ciel en recompense? Elle luy expose ces plantes, ces fleurs et ces fruits, et elle luy renvoye des vapeurs qui montent comme la fumée de l'encens bruslé, et le ciel les reçoit. En somme, c'est une chose aggreable de voir la correspondance qui existe entre le ciel et la terre.

            O Dieu, que c'est chose plus admirable encores de considerer le rapport qu'il y a entre la Hierusalem celeste et la terrestre, entre l'Eglise triomphante et la militante! L'Eglise militante fait ça bas en terre ce qu'elle croit se faire la haut en la triomphante, et comme une bonne mere, elle tire tout ce qu'elle peut de la Hierusalem celeste pour en nourrir ses enfans. Elle tasche de les eslever et conformer en tout ce qui est possible aux habitans du Ciel; c'est pourquoy considerant les festes qui s'y celebrent pour le martyre et triomphe de chaque Saint en particulier, elle en fait de mesme icy bas. Comme chante-t-elle la ferveur et constance de saint Laurent, comme admire-t-elle un saint Barthelemy, et ainsy des autres! Mais outre cela, voyant qu'il se fait en Paradis une resjouissance pour tous en general, elle a aussi establi une solemnité à cette fin; c'est celle que nous celebrons aujourd'huy. Ce qu'elle nous veut faire entendre au commencement de la sainte Messe du jour lors qu'elle dit: «Resjouissons-nous pour la feste des Saints,» chantons leur triomphe et victoire, et autres paroles de joye et d'exultation. Je diray donques quelque chose, le plus briefvement qu'il me sera possible, touchant ce qu'il faut faire pour bien celebrer cette feste, le reduisant en trois points, le premier que je marqueray et les deux autres que je deduiray.

 

            Dieu, de toute eternité, a desiré de nous donner sa grace et de nous faire ressentir les effects de sa misericorde, et par consequent de sa justice, par laquelle il nous veut donner sa gloire. Il veut pour cela que nous nous servions de l'invocation des Saints et Saintes, qu'ils soyent nos mediateurs et «que nous recevions par leur entremise ce que nous ne meritons pas d'obtenir» sans [135] icelle. Or est-il que ces Esprits bienheureux, les Cherubins, les Seraphins et tous les autres Anges nous aymans souverainement, non seulement nous desirent, ains aussi nous procurent les celestes faveurs, poussés par le motif de la charité; car l'amour du prochain procedant et naissant de l'amour de Dieu comme de sa source et origine, il s'ensuit que du grand amour des Bienheureux envers nostre Sauveur et Maistre procede un desir tres ardent qu'il nous donne et departe sa grace en ce monde et sa gloire en l'autre. A la verité, nous recevons la grace de sa misericorde et la gloire de sa justice; cependant sa misericorde est si grande qu'elle surnage par dessus tout, partant nous obtenons la gloire de l'une et de l'autre. C'est le propre de sa justice de recompenser ceux qui travaillent pour acquerir le Royaume de Dieu, cette divine Majesté nous ayant mis en cette terre où nous pouvons meriter et demeriter; neanmoins le loyer qu'il nous donne pour les travaux et labeurs que nous prenons est infiniment au dessus de nos merites, et voyla où reluit sa grande misericorde.

            Mais les Saints ont encores un autre motif qui leur fait demander et desirer que Dieu nous donne sa grace: c'est qu'ils voyent en luy ce vehement desir qu'il a de la nous departir; cela fait qu'ils nous la souhaittent et procurent avec un amour d'autant plus grand qu'ils le voyent grand en Dieu. C'est icy leur principal et plus excellent motif; car sçachans que nous avons esté creés pour la gloire eternelle, que Nostre Seigneur nous a rachetés pour cela et qu'il ne desire rien plus sinon que nous jouissions du fruit de nostre Redemption, ils conforment leur desir et amour à sa divine Majesté en ce qui concerne nostre salut comme en toute autre chose. O Dieu, c'est cet amour qui produit celuy du prochain et qui fait que l'on travaille pour l'ayder, que l'on s'oublie soy mesme pour le servir.

            Il faut donques prier et invoquer les Saints, et c'est en cette sorte que l'on doit celebrer leurs festes, implorant leur secours et l'employant pour obtenir les graces et faveurs dont nous avons besoin. Nostre Seigneur a si [136] aggreable que l'on se serve de l'invocation des Saints, que voulant nous departir quelque faveur il nous inspire souvent de recourir à leur entremise à fin de nous accorder ce que nous demandons. Luy mesme les provoque à prier eu leur tesmoignant le desir qu'ils implorent les graces dont nous avons besoin. Aussi l'Eglise conjure-t-elle Nostre Seigneur de provoquer les Saints à prier pour nous. Voyla donc comme nous devons nous addresser à eux avec toute confiance, specialement le jour de leur feste, car il n'y a point de doute qu'ils ne nous escoutent et fassent volontiers ce dequoy nous les supplions.

            Mais d'autant que nous parlons de la priere, disons qu'il y a trois personnes qui interviennent en icelle: la premiere, celle que l'on prie; la seconde, celle par qui l'on demande; la troisiesme, celle qui prie. Quant à la premiere, qui est celle que l'on prie, ce ne peut jamais estre que Dieu, car c'est luy seul qui possede en soy tous les tresors de la grace et de la gloire. Pour cela, lors que nous prions les Saints nous ne leur demandons pas qu'ils nous accordent ou qu'ils nous departent quelque vertu ou faveur, mais bien qu'ils la nous impetrent, parce qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de donner ses graces comme il luy plaist et à qui il luy plaist.

            Or, on peut prier Dieu en deux façons, à sçavoir, immediatement et mediatement. Immediatement c'est parler directement à Dieu sans l'entremise d'aucune creature, comme firent le centenier, le publicain, la Samaritaine la Chananée, et plusieurs autres que nous lisons en la Sainte Escriture, lesquels prierent directement Nostre Seigneur et en receurent de grandes graces à cause de l'humilité dont ils accompagnoyent leurs demandes. Voyez ce bon Abraham; que dit-il? Je parleray à mon Seigneur, encores que je ne sois que poudre et cendre. Comme s'il vouloit dire: Helas! il est vray que ce Dieu auquel je veux parler est tres haut, et que moy je ne suis que poudre, cendre, poussiere et chose de nul prix; neanmoins je parleray à mon Seigneur, d'autant qu'il est mon Createur et que je suis sa creature. Le publicain receut la remission de ses pechés; [138] de mesme la Samaritaine et plusieurs autres, Dieu pouvant donner ce qu'il luy plaist, sans avoir besoin de l'ayde et secours d'aucune creature.

            Prier Dieu mediatement c'est s'addresser à luy par le moyen des Saints et de la Sainte Vierge, comme fit le centurion, lequel envoya ses amis pour conjurer Nostre Seigneur de venir guerir son serviteur. La Chananée, apres avoir prié immediatement le Sauveur, se sentant rejettée par luy, luy parla mediatement par l'entremise des Apostres, les suppliant d'estre advocats pour elle. Cette façon de prier est bonne et bien meritoire, car elle est humble; elle procede de la connoissance de nostre indignité et bassesse, qui fait que n'osant approcher de Dieu pour luy demander ce de quoy nous avons besoin, nous nous addressons aux Saints; ainsy nos prieres, qui d'elles mesmes sont foibles et de peu de valeur, estans meslées avec celles de ces Bienheureux auront une grande force et efficace.

            La priere immediate est toute filiale, pleine d'amour et de confiance; elle s'addresse à Dieu comme à nostre Pere et nostre Chef souverain. Nostre Seigneur nous a luy mesme enseigné cette methode en l'Oraison Dominicale, qu'il commence par cette parole: Nostre Pere. O Dieu, que c'est une parole pleine d'amour que celle cy, et qu'elle remplit le cœur de douceur et de confiance filiale! Ce que vous verrez par les demandes qui se font en la mesme Oraison, en laquelle on parle immediatement à Dieu; car apres l'avoir appellé du nom de Pere on luy demande son Royaume et que sa volonté soit faite ça bas en terre comme elle se fait là haut au Ciel. O que ces requestes sont grandes, qu'elles sont amoureuses et confiantes!

            La seconde personne qui intervient en la priere c'est celle qui demande. Remarquez que je ne dis pas que c'est celle qui prie, ains celle qui demande, car il y a bien de la difference entre prier et demander. Le maistre demande bien à son serviteur mais il ne le prie pas, ains au contraire en luy demandant quelque chose il luy commande en certaine façon de la luy donner. Un autre [138] demandera ce qui luy est deu; celuy là ne prie pas comme par forme de priere, ains il exige ce qui justement luy appartient. C'est une question qui est debattue en la theologie scholastique, à sçavoir mon, si Nostre Seigneur entant qu'homme prie maintenant pour nous, car il est nostre Advocat et Mediateur; aussi faut-il que les advocats prient de mesme que les mediateurs. Cecy est fort discuté entre les theologiens; mais il me semble que l'on s'en doit rapporter à ce que nostre divin Maistre a declaré: Je ne dis pas que je prieray pour vous; car il y a difference entre prier et demander, comme nous venons de le voir. Il n'y a point de doute que Nostre Seigneur Jesus Christ ne demande pour nous le Royaume des Cieux, qui luy appartient et qu'il nous a gaigné au prix de son sang et de sa vie, et pour ce il le demande comme chose qui luy est deuë par justice; de mesme pour toutes les autres demandes qu'il addresse à son Pere. Or, soit que l'on objecte qu'il fait ces requestes par forme de supplication et priere, se rendant nostre Mediateur, je ne suis pas homme de conteste; tant y a que ce qu'il demande pour nous luy appartient par droit de justice.

            La troisiesme personne qui intervient en la priere c'est la creature raysonnable. Mais laissant à part tout ce qui se pourroit dire sur ce sujet, nous ne parlerons que de nous qui sommes cette troisiesme personne. Nous autres Chrestiens, qui vivons en cette vallée de miseres, prions et envoyons nos requestes et nos souspirs au Ciel, implorant le secours de Dieu et luy demandant sa grace; pour cela nous nous servons de l'invocation des Saints, les suppliant d'interceder pour ce qui nous regarde, nous qui sommes advenaires et pelerins sur cette terre, et qu'ils nous aydent à parvenir à cette felicité de laquelle ils jouissent.

            Mais helas! nous sommes de pauvres gens; nos prieres sont si froides, si foibles, lasches et tiedes! Certes, il y a bien de la difference et disproportion entre celles des Bienheureux et les nostres. O Dieu, ces glorieux Saints prient continuellement et sans se lasser; leur felicité est [139] de perpetuellement chanter les louanges de Dieu, mais avec tant de ferveur, de profonde humilité, d'amour et de fermeté qu'elles sont d'un prix et d'une valeur incomprehensibles. Et les nostres, chetifves, viles et impures, estans meslées parmi les leurs reçoivent une force et vertu admirable. Il en prend tout de mesme comme d'une goutte d'eau qui est jettée dans un tonneau de vin, laquelle vient à quitter ce qu'elle estoit et à se convertir en vin; ainsy nos prieres estans presentées à la divine Majesté en union de celles des Saints glorieux, perdent leur foiblesse et prennent la force, vigueur et vertu des leurs. Par ce divin meslange elles se rendent encores pretieuses devant Dieu et meritoires pour nous et pour nos prochains, car la charité et l'amour divin ne veulent pas que l'on travaille seulement pour soy, ains aussi pour autruy.

            Les Saints au Ciel ne cessent, comme nous avons dit, de desirer et demander que nous jouissions du fruit de nostre Redemption, et que par ce moyen nous arrivions à la felicité qu'ils possedent; ils sont poussés à ce faire par cette charité vraye et non envieuse qui n'a d'autre objet que la gloire de Dieu; de là vient qu'ils souhaittent que nous la possedions. Cecy estoit mon second point, que les Bienheureux prient d'autant plus ardemment et fortement pour nous qu'ils voyent davantage dans l'Essence divine combien sa Bonté desire nostre salut et beatitude. Nous en devons faire de mesme à l'endroit de nostre prochain, nous employant à son service et l'aydant à se sauver avec une charité non point envieuse ni jalouse, mais qui regarde Dieu seul, n'ayant point d'autre pretention que de le glorifier.

            Oh si nous pouvions un peu comprendre quelle est cette charité des Saints et de quelle ferveur et humilité ils accompagnent leurs prieres! Certes, nous aurions bien sujet de nous confondre si nous venions à faire comparaison du peu d'humilité qui se trouve en nos oraisons avec celle qu'ils joignent aux leurs, car nous verrions que pour grande que fust l'humilité qui accompagne nos prieres, elle ne seroit rien au prix de celle qu'ils [140] prattiquent au Ciel. Celle des ames bienheureuses procede de la connoissance tres claire qu'elles ont, sans ombre ni figure, de la grandeur et essence de Dieu, de cette distance infinie qu'il y a entre Dieu et l'homme, entre la creature et le Createur; et plus ils ont de degrés de gloire plus ils connoissent cette distance infinie, et par consequent leur humilité est plus profonde. Que si, en cette vie, une personne, par le frequent exercice des considerations et meditations sur la grandeur de Dieu et sur sa bassesse, vient à descouvrir une si grande disproportion et esloignement de l'une à l'autre qu'elle s'abaisse et humilie jusqu'au plus profond abisme de son neant, ne trouvant jamais de lieu assez bas pour s'y enfoncer, quelle doit estre, je vous prie, l'humilité de ces glorieux Saints qui voyent clairement la Majesté divine?

            Certes, l'humilité de la sacrée Vierge a esté tres grande en cette vie, car elle avoit plus de connoissance de Dieu qu'aucune creature. Quand elle dit qu'il a regardé la bassesse de sa servante, elle monstre qu'elle connoist et confesse la distance infinie qui existe entre Dieu et elle. L'humilité avec laquelle elle prononça ces paroles: Voicy la servante du Seigneur, fut si excellente qu'elle estonna les Anges mesmes. Mais l'humilité que Nostre Dame a maintenant au Ciel est mille et mille fois plus grande qu'elle n'estoit icy bas parce qu'elle a mille fois plus de connoissance de la grandeur de Dieu qu'elle n'avoit alors. Cette connoissance de la Majesté divine, de ses grandeurs et perfections est le plus excellent et le plus fort motif pour nous humilier et abaisser en nostre propre neant. Voyla comme l'humilité se prattique dans la gloire; il n'y a donques point de doute que les prieres des Saints, estans faites et accompagnées d'une telle humilité, ne soyent bien meritoires et ne nous puissent beaucoup ayder.

            Mais avant d'en ressentir les effects il faut que nous scachions nous en prevaloir; car si de nostre costé nous ne cooperons, asseurement nous nous rendrons incapables de leurs suffrages. C'est une plaisante chose de demander aux Saints qu'ils intercedent pour nous et nous [141] obtiennent quelque grace, si de nostre costé nous ne nous voulons disposer à la recevoir. Nous les prions de nous obtenir des vertus et nous ne voulons pas nous mettre en l'exercice d'icelles ni en faire aucun acte; neanmoins nous pretendons que les Saints les nous obtiennent, nonobstant que nous fassions les actes contraires aux vertus que nous demandons. O quel abus est celuy cy! Certes, la misericorde de nostre Dieu veut que nous cooperions à sa grace et à ses dons; aussi, quand nous luy requerons quelques vertus par l'entremise des Saints, il nous les accorde si nous commençons d'abord à les pratiquer. Car voyez-vous, nostre cher Sauveur et Maistre nous a creés sans nous, c'est à dire il nous a donné l'estre lors que nous n'estions rien; mais il ne nous veut pas sauver sans nous, il ne veut point violenter nostre liberté ni sauver personne par force, il luy faut nostre consentement et cooperation à sa grace.

            Alors seulement s'accomplira nostre redemption, sans laquelle nous ne sçaurions arriver au Ciel. Il n'y a point d'autre porte pour entrer en Paradis que celle de la redemption du Sauveur; c'est pourquoy l'Eglise termine toutes ses prieres par le nom de Nostre Seigneur Jesus Christ, pour nous monstrer que les prieres des Anges ni celles des hommes ne peuvent estre ouyes du Pere eternel si ce n'est au nom de son Fils. Par consequent aucune creature, non pas mesme la sacrée Vierge, quelles que soyent les prieres qu'elle fasse, ne peut parvenir à la gloire sinon par la Mort et Passion de Nostre Seigneur qui nous l'a achetée et meritée par icelle. Les Saints donques prient à fin que le merite de cette Passion nous soit appliqué. Or, à mesure que nous correspondons aux dons de Dieu il nous en depart de nouveaux, et par suite nous augmentons le playsir qu'il prend de tousjours nous en donner. Aussi les Bienheureux supplient avec ferveur sa Bonté de se respandre sur nous, estans incités à ce faire, comme nous l'avons dit, par le desir et le playsir qu'ils voyent que Dieu prend à se respandre et communiquer.

            Voyez-vous, si nous voulons nous rendre bien capables [142] des suffrages des Saints et les esmouvoir à prier pour nous, il nous faut fidellement prattiquer les vertus que nous demandons par leur intercession, et nous bien disposer à recevoir les dons du Seigneur: c'est icy mon troisiesme point. Et pour ce faire nous devons agir comme eux, à scavoir, embrasser les preceptes que nostre Sauveur a prononcés sur la montagne où il se retira, se voyant suivi d'une grande multitude de peuple. Lors il dit ces sacrées paroles dans lesquelles est comprise toute la perfection chrestienne: Bienheureux les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux; bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre; bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés; bienheureux en fin ceux qui sont persecutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.

            Voicy une estrange doctrine qui est directement contre l'esprit du monde; mais vous l'entendrez mieux par la comparaison de cette statue que Nabuchodonosor vit en songe, laquelle avoit la teste d'or, les bras d'argent, le ventre d'airain, les pieds de terre et tout le reste comme vous l'avez souvent ouÿ dire. Pendant que Nabuchodonosor regardoit la beauté d'icelle il apperceut une petite pierre se destacher de la montagne, laquelle heurtant les pieds de cette statue la renversa par terre et la reduisit en cendre, et il n'en resta rien. O mes cheres Sœurs, c'est à vous à qui je parle, car si bien vous n'estes pas encores hors du monde, vous estes neanmoins comme des Nazareens, esloignées et sequestrées du monde et de la vanité. Qu'est-ce, je vous prie, cette statue sinon ce monde, ou plustost la vanité et orgueil d'iceluy, qui a la teste d'or et tout ce qui suit? Et cette montagne dont il est descendu une petite pierre n'est autre que Nostre Seigneur, de la bouche duquel est sortie cette pierre des huit beatitudes qui renverse la statue de la vanité, faisant que tant et tant de personnes ont quitté le siecle, ses richesses, honneurs et dignités, et se sont rendues pauvres, viles et abjectes.

            Il est vray que cette doctrine evangelique a esté respandu par toute la terre et embrassée de plusieurs, [143] Voyez comme cecy s'est fait. Nostre Seigneur dit: Bienheureux les pauvres d'esprit; et le monde: Bienheureux ceux qui sont riches, qui ont de l'or, de l'argent; qu'heureux sont ceux qui ont toutes sortes de commodités en cette vie! Comme au contraire, malheureux sont les pauvres qui n'ont rien de tout cela: on n'en tient aucun compte, on les estime dignes de compassion. Mais Nostre Seigneur voyant la folie et misere des mondains et en quoy ils constituent leur beatitude, jette cette pierre aux pieds de cette statue et dit en premier lieu: Bienheureux les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux; et au contraire, malheur aux riches, car outre qu'ils ne possederont point ce Royaume, ils seront malheureux, d'autant qu'ils n'auront pour recompense que l'enfer et la compagnie des diables.

            Je pourrois adjouster beaucoup de choses sur cecy si j'estois en un autre lieu, mais je passe outre, car je ne veux parler qu'à vous. Nostre divin Maistre poursuit: Bienheureux sont les debonnaires, car ils possederont la terre. Or, d'autant que cette debonnaireté veut que l'on reprime les mouvemens de colere, que l'on soit doux, cordial et plein de mansuetude envers tous, que l'on pardonne à l'ennemy, que l'on supporte les mespris, la vanité du siecle, qui a un esprit tout contraire à celuy cy, dit: Bienheureux celuy qui se venge de son ennemy, qui se fait craindre et redouter de tous, auquel on n'oseroit faire un affront ni addresser un mot de mespris; qu'il est heureux celuy-là! tandis qu'elle regarde comme malheureux celuy qui est doux et benin parmi les mespris et adversités. Nostre Seigneur jette derechef cette pierre et declare: Bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre; et par ces paroles il destruit cette fierté et arrogance en laquelle le monde fonde sa beatitude.

            Il adjouste encores: Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Et le monde dit: Bienheureux ceux qui rient et se donnent du bon temps, ceux qui dansent aux bals, ceux qui vont en mascarade et qui suivent les playsirs et vanités; malheur à ceux qui pleurent. Oh! [144] que telles sortes de gens sont à plaindre! En fin le Sauveur continue: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice; bienheureux non seulement ceux qui font justice, mais encor qui sont persecutés pour la justice mesme. Et le monde ne dit-il pas tout au rebours? Ne va-t-il pas constituant son bonheur en tout ce qui est contraire aux preceptes de l'Evangile? C'est pourquoy Nostre Seigneur considerant cette statue, non point en songe comme Nabuchodonosor, ains en verité, et voyant qu'elle n'avoit que des pieds de terre, c'est à sçavoir que tout ce que ce siecle prise n'est fondé que sur des choses perissables et transitoires, il jetta, comme nous avons dit, cette pierre des huit beatitudes auxquelles est enclose toute la perfection chrestienne.

            Mais le monde voyant sa gloire renversée et qu'on le quittoit pour la pauvreté, les mespris, les larmes et la persecution, la prudence humaine s'y est glissée et a trouvé mille et mille interpretations de ces beatitudes; et c'est elle qui a tout gasté. O Dieu, dit-elle, veritablement les pauvres d'esprit sont bienheureux. Mais n'est-ce pas estre pauvre d'esprit que d'avoir l'usage des richesses, de posseder des biens et dignités, pourveu qu'on n'y attache pas trop son affection? D'autres diront: Pour estre pauvre d'esprit il suffit d'estre Religieux et d'avoir quitté le monde, et choses semblables. Il est vray qu'on l'est desja en quelque façon par ce renoncement; mais helas, ce n'est pas ainsy que l'entend Nostre Seigneur. C'est dequoy se plaint saint Augustin, car il est bien difficile de posseder beaucoup de biens et honneurs sans les affectioner. Hé, dit-il, ce n'est pas tout de se faire Religieux: quitter tout pour avoir toutes choses à souhait, se faire pauvre en entrant en Religion et vouloir que rien ne nous manque, vouer la pauvreté et ne vouloir en ressentir aucune incommodité, et qui pis est, rechercher en Religion ce que nous n'avons pas peu trouver au monde, pretendre nonobstant ce vœu, d'avoir mieux nos ayses et commodités qu'avant de nous estre rendus pauvres, o Dieu, quelle pauvreté molle, fade et blasmable! Il est vray pourtant, et c'est un malheur, que les plus difficiles [145] à contenter dans les monasteres ce sont ceux qui avoyent le moins de biens avant que d'y entrer.

            O certes, ce n'est point de telle pauvreté que Nostre Seigneur et Maistre veut parler; ce n'est point ainsy que luy et ses Saints l'ont prattiquée. Il est mort tout nud, et ses Saints l'ont suivi en cette pauvreté, quittant tout et s'exposant courageusement à tous les mesayses qu'elle entraisne apres soy. Voyez le saint abbé Serapion duquel il est parlé en la Vie des Peres, qui delaissa toutes choses et se despouilla tout nud. Si on luy eust demandé: O bon Saint, qui vous a reduit en tel point? O Dieu, eust-il dit, c'est cette aymable pauvreté à laquelle est promis le Royaume des cieux; c'est elle qui m'a icy conduit et qui me fait patir de la sorte. Voyla comme la pauvreté nous porte à embrasser les incommodités qui la suivent.

            Or, ce que la prudence humaine trouve contre la pauvreté, elle le trouve de mesme de la debonnaireté, des larmes et en somme de toutes les autres beatitudes. Mais il ne faut point tant d'interpretations, il faut aller simplement et se tenir au pied de la lettre. Si nous voulons faire profession d'embrasser la pauvreté, embrassons de bon cœur les miseres et incommodités qu'elle mene quant et soy; soyons doux, cordials envers tous; pleurons si nous voulons estre consolés, je veux dire, versons des larmes spirituelles. Je sçay bien que ces paroles: Bienheureux ceux qui pleurent, s'entendent de ceux qui pleurent leurs pechés et ceux d'autruy parce qu'ils sont contre Dieu, ou encores pour l'absence de ce souverain Bien, comme faisoit David qui detrempoit son pain de larmes quand on luy disoit: Où est ton Dieu? Mais tous n'ont pas ces larmes, et elles ne sont pas necessaires pour estre sauvé; neanmoins tous peuvent avoir le desir d'icelles et demeurer devant la divine Majesté avec un cœur contrit et humilié. Soyons justes, souffrons et endurons toutes sortes de persecutions pour la justice, et en cette façon soyons-en alterés et affamés, et glorifions par ce moyen le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [146]

 

LII. Sermon pour la fête de la Circoncision

 

1er janvier 1622

 

Postquam consummati sunt dies octo

ut circumcideretur Puer, vocatum

est nomen ejus Jesus.

Le huitiesme jour estant arrivé auquel

l'Enfant devoit estre circoncis, il

receut le nom de Jesus.

LUCAE, II, 21.

 

            Les jours, les moys et les années appartiennent tous a Dieu qui les a faits et creés. Je sçay que les anciens avoyent tellement accommodé ces jours et années qu'ils les nommoyent et distinguoyent selon le cours de la lune, et leur donnoyent des noms propres et appartenans à leurs fausses deités, comme de Mercure, de Mars, de Jupiter et autres semblables. Cette superstition a passé si avant parmi les hommes que l'on a eu peine de l'arracher; c'est pourquoy la sainte Eglise la voulant extirper a dedié ces jours aux Saints, et a mieux aymé nommer du nom de ferie ceux auxquels il n'escheoit point de feste dont elle fasse l'office, plustost que de se servir des noms dont les anciens prophanes usoyent. Mais combien que l'on dedie les jours de l'année aux Saints, si ne laissent ils pas pourtant d'estre tous consacrés à Nostre Seigneur comme à Celuy qui les a faits et à qui ils appartiennent tout c'est pour cela que l'Eglise luy dedie celuy d'aujourd'hui, qui est le premier, et en iceluy toute l'année. [147]

            Or, en ce jour nous faisons la feste de la Circoncision de nostre divin Sauveur, en laquelle, apres avoir esté circoncis, il receut le sacré nom de Jesus. L'histoire de la circoncision est tres belle et admirable; elle est comme une image ou representation de la circoncision spirituelle que nous devons tous faire. L'Evangile qui se lit aujourd'huy, quoy qu'il soit le plus court de tous ceux de l'année, ne laisse pas d'estre tres haut et tres profond; car en iceluy il est fait mention du sang et du nom de Jesus, et en ces deux mots est comprise toute l'histoire de la circoncision. Je suivray donques ce qui est de l'Evangile et diviseray ce discours en deux points: au premier nous dirons ce que c'est que circoncision et comme il se faut circoncire spirituellement; au second, comme il faut bien prononcer ce sacré nom de Jesus.

           

            Quant au premier point, la circoncision estoit une sorte de sacrement de l'ancienne Loy qui signifioit la purification de la coulpe du peché originel; c'estoit comme une profession de foy en l'attente de l'avenement de Nostre Seigneur, et ceux qui estoyent circoncis devenoyent enfans et amis de Dieu, d'ennemis qu'ils estoyent auparavant. Nostre divin Sauveur n'avoit point besoin d'estre circoncis, car non seulement il estoit Legislateur, mais il n'avoit point de tache ni de rouille de peché; il estoit Fils de Dieu, et par consequent tres saint et sans macule. Dès l'instant de son Incarnation il fut rempli de toutes sortes de graces et benedictions quant au corps et quant à l'ame par cette estroitte union de l'humanité avec la Divinité, à cause dequoy il fut non seulement comblé de la plenitude des graces, mais son ame fut encores toute glorieuse, jouissant de la claire vision de Dieu, de maniere qu'il n'avoit aucun besoin de s'assujettir à la loy de la circoncision, et neanmoins il n'a pas voulu laisser de s'y sousmettre. Secondement, la circoncision estoit comme une marque par laquelle le peuple de Dieu estoit reconneu d'entre les autres; mais Nostre Seigneur n'avoit pas besoin d'estre marqué de cette marque, puisqu'il estoit luy mesme le sceau ou le signacle [148] du Pere eternel. Il y a un nombre infini d'interpretations et de raysons pour monstrer que le Sauveur n'estoit point sujet à cette loy, mais il faudroit bien du temps pour les rapporter; il suffira donc de dire qu'il n'y estoit aucunement obligé, et que s'il s'y est voulu assujettir ç'a esté pour nous donner un rare exemple de la circoncision spirituelle que nous devons faire.

            Cette circoncision se faisoit en l'une des parties du corps la plus interessée et endommagée par le peché d'Adam. C'est la premiere remarque que font nos anciens Peres, et, si je ne me trompe, saint Jean Chrysostome, pour nous monstrer que quand nous voulons faire la circoncision spirituelle nous devons la faire en la partie la plus malade de toutes. Certes, c'est un grand malheur que plusieurs, et presque tous les Chrestiens, voulans bien se circoncire spirituellement pour avoir part à la feste d'aujourd'hui, fassent cette circoncision en la partie la moins interessée. En voyla qui seront enfoncés dans les voluptés sensuelles (je diray cet exemple un peu grossier jusqu'à ce que je m'en souvienne d'autres) et qui courront apres ces playsirs brutaux; ils veulent faire la circoncision spirituelle, ils tirent de l'argent de leur bourse et s'adonnent à plusieurs aumosnes. C'est bien fait que de circoncire sa bourse et de donner l'aumosne; c'est une chose bonne que l'aumosne, dit l'Apostre, elle est bonne en tous temps et saisons; mais ne voyez-vous pas que si bien vous faites la circoncision spirituelle, vous ne la faites pas en maniere qu'il faut? Ne circoncisez pas vostre bourse, car ce n'est pas là, o voluptueux et charnels, la partie que vous avez le plus malade, ains circoncisez vostre coeur. Retranchez ces discours, cette compagnie, ces conversations et amitiés, ces muguetteries et telles autres niaiseries, car c'est par là qu'il faut commencer si vous voulez faire une bonne circoncision. Mais ils ne le font pas, ains, suivans leurs brutales affections, ils pensent beaucoup faire de donner quelque aumosne et estiment avoir satisfait à tout.

            Il y en a d'autres qui sont avaricieux, cupides d'amaser et avoir des richesses, biens et commodités; ils veulent [149] pourtant se circoncire, et pour cela ils font des veilles, de grans jeusnes et abstinences, se chargent de haires, de ceintures, et que sçay-je moy, et en faisant cela ils croyent estre à moitié saints. O Dieu, qu'est-ce que vous faites? Ces veilles, ces jeusnes sont bons, mais vous ne faites pas bien la circoncision spirituelle, car vous ne commencez pas en la partie la plus interessée: le mal est au cœur, et vous tuez le corps. Il faut circoncire vostre bourse, distribuant vos biens aux pauvres. Retranchez de vostre cœur tant d'affections desreglées qui s'y trouvent pour les richesses, honneurs et commodités; mettez asseurement et hardiment à ce cœur, à ces affections le couteau de la circoncision, et commencez par là comme par la partie la plus malade qui est en vous.

            D'autres feront de grandes penitences et austerités, macerant leur corps par toutes sortes de peines et travaux, mais ils ne se feindront point de tremper leur langue dans le sang du prochain en mesdisant et detractant. O pauvres gens, vous pensez estre bien circoncis en portant la haire, prenant la discipline et telles autres choses; mais ne voyez-vous pas que la partie qu'il faut circoncire est la langue qui se baigne dans le sang de l'innocent?

            Il s'en trouve encores qui circonciront bien la langue et qui se resoudront à garder un tres grand et profond silence, mais ils iront tousjours grondant et grommellant dans leur cœur, ils l'auront tout plein de murmures et repugnances. Ah, mes cheres ames, que faites-vous? Le mal est caché dans le cœur, ce n'est donques pas tout de circoncire la langue; il faut faire la circoncision en cette partie interessée d'où naissent ces grommellemens, murmures et sentimens, car la circoncision se doit faire en l'endroit le plus malade.

            Voyla donques en quoy consiste la circoncision spirituelle, à sçavoir, à rechercher les passions, affections, humeurs et inclinations à fin d'en retrancher et couper les superfluités; et pour cela il est besoin d'un soigneux et serieux examen pour bien reconnoistre quelle est la partie la plus atteinte, quelle forte passion, inclination [150] et humeur est en nous, à fin de commencer par la cette circoncision interieure.

            La seconde remarque que je fais est que c'estoit une circoncision et non pas une incision. Il y a bien de la difference entre la circoncision et l'incision; car l'incision est requise aux malades qui ont quelque playe ou aposteme sur lesquels on applique le couteau ou le fer pour les ouvrir et en tirer l'ordure; mais il n'en est pas de mesme de la circoncision. La pluspart des Chrestiens font des incisions au lieu de faire des circoncisions: ils donnent bien quelque coup au membre infecté, mais ils n'apportent pas le couteau pour couper et retrancher du coeur ce qui est superflu. Or, il faut que je vous dise cecy comme par maniere de preface: tous sont obligés de faire la circoncision, mais differemment, non pas esgalement; car les ecclesiastiques, Prestres, Evesques, Religieux et Religieuses ont une particuliere obligation à la faire et d'une façon toute autre que ceux qui vivent dans le monde, d'autant qu'ils sont plus specialement dediés à Nostre Seigneur.

            Il y a des Chrestiens qui coupent tout ce qui les empesche de garder la loy de Dieu; ils sont bien heureux ceux cy, car ils auront en fin le Paradis, puisque pour l'avoir il ne faut que bien garder et observer les divins commandemens. Il y en a d'autres qui se contentent de retrancher une passion ou habitude vicieuse et dressent le combat contre icelle; mais ils ne laissent pas de croupir et se vautrer dans mille autres pechés contre la loy du Seigneur. Or, ceux cy ne font pas la circoncision ains seulement une incision, car ils ne vont pas à la partie gastée pour couper ce qu'il faut à fin d'estre vrayement circoncis, mais ils se contentent de donner un coup à quelque membre interessé, combien que pour l'ordinaire ce ne soit pas au plus malade; et neanmoins ils pensent faire ainsy une entiere circoncision. De là vient que vous verrez dans le monde des personnes qui se vautrent dans la fange et le bourbier de mille pechés, qui sont liées de plusieurs passions et affections depravées; si vous leur demandez ce qu'elles font ou ce qu'elles ont [151] fait, elles respondront qu'elles n'ont point fait de mal. Oh! disent-elles, nous n'avons point tué, nous n'avons point desrobé; je ne suis ni larron ni homicide. Il est vray, mais ce n'est pas tout là; il y a bien d'autres pechés que ceux cy, lesquels peut estre vous aurez commis, qui sont aussi dangereux que ceux que vous dites n'avoir pas fait. Dieu n'a pas seulement deux preceptes en sa loy, ains il y en a encores d'autres qu'il faut necessairement observer pour estre sauvé, car manquer à un commandement de Dieu c'est se juger et condamner soy mesme aux peines d'enfer. Lors que le Seigneur donna sa Loy à Moyse il ne dit pas seulement: Celuy qui tuera mourra, ni celuy qui desrobera mourra, mais il fit aussi la mesme menace, et ordonna la mesme peine et le mesme chastiment à l'esgard des autres commandemens.

            C'est une verité indubitable que nul n'entrera jamais en Paradis qu'il n'aye observé toute la loy du Seigneur. Je dis toute, et non pas seulement une partie d'icelle; c'est pourquoy celuy qui n'aura fait qu'une incision, qui se sera contenté d'observer un commandement ou deux, retranchant la mauvaise coustume qu'il avoit d'y contrevenir, sans se soucier de circoncire les habitudes vicieuses qui le rendent refractaire aux autres preceptes de Dieu, il sera damné. Voyla donc comme il est necessaire qu'un chacun fasse la circoncision spirituelle, non pas tous esgalement et en une mesme façon; mais tous generalement doivent couper et aller avec le couteau non seulement en un lieu, comme ceux qui incisent, ains tout à l'entour, gardant et observant la loy entiere sans en rien omettre. En faisant cela ils seront bien heureux, car estans marqués de cette marque, ils seront reconneus pour enfans de Dieu et en fin colloqués en sa gloire.

            Quant aux personnes dediées et consacrées au service divin, nous autres ecclesiastiques, Religieux ou Religieuses, nous sommes plus obligés que les autres à cette circoncision spirituelle. Nous la devons prattiquer non seulement en la façon que font les seculiers, mais encor en une autre maniere à laquelle ils ne sont pas tenus parce qu'ils n'ont pas comme nous les moyens propres à [153] cela, et aussi parce qu'ils ne sont pas si particulierement dediés à Nostre Seigneur. Il ne suffit pas que les Religieux et Religieuses se contentent de couper et combattre un vice ou une mauvaise inclination, mais ils doivent aller tout autour du cœur. Pour cela ils usent d'un soin special à lin de regarder et remarquer exactement leurs passions, humeurs, propensions, aversions et habitudes pour les circoncire, employant à cet effect un soigneux examen. Il se trouve encores aujourd'huy des Religieux et Religieuses qui font cet examen deux fois le jour, à fin de voir et reconnoistre en quel estat est leur cœur, pour puis apres racler avec le couteau de la circoncision tout ce qui est superflu et dangereux; et non seulement ce qui est malade, mais ce qui peut causer quelque petite incommodité ou empeschement en la vie spirituelle. Ce couteau n'est autre qu'une bonne et forte resolution laquelle les fait passer au delà de toutes les difficultés pour entreprendre genereusement cette circoncision interieure. Voyla pourquoy la Religion est appellée une maladiere et hospital auquel on guerit non seulement les maladies perilleuses et mortelles, ains encores les petites et non dangereuses. Voire, l'on passe plus outre et l'on vient à s'y purger des moindres tares, des choses legeres mais qui peuvent tant soit peu empescher la vie spirituelle et retarder la perfection. On oste mesme les causes du mal, et fait-on passer le couteau tout autour du futur, qui est la partie qu'il faut tousjours couper pour cette circoncision interieure, prenant garde à ce cœur et veillant sur luy pour voir quelles sont ses pensées, ses desirs, ses passions et inclinations, ses sentimens, repugnances et aversions à fin de les retrancher. Ceux qui font ainsy sont vrayement bien heureux.

            Mais quelqu'un me dira: Il est vray; cependant j'ay desja plusieurs fois apporté le couteau pour couper telles passions et inclinations, telles repugnances et aversions que je vois estre en mon cœur incirconcis et qui me font une cruelle guerre; et quoy que j'aye desja fait, ce me semble, tout ce que j'ay peu, que j'y aye employé beaucoup de temps avec tout le soin et diligence possible, je [153] ne laisse pas neanmoins de tousjours sentir de fortes et puissantes passions, aversions, degousts, repugnances et plusieurs autres mouvemens qui me travaillent et guerroyent. Hé, hé, mes cheres ames, leur respond-on, nous ne sommes pas venus icy pour jouir, ains pour patir; attendez un peu, et vous serez un jour dans le Ciel où il n'y a que paix et joye; vous n'y sentirez aucune passion, mouvement d'envie, aversion ni repugnance, ains vous possederez une tranquillité et repos perdurables. C'est donc là où l'on jouira, et non en cette vie où il faut souffrir et se circoncire. Celuy qui seroit icy bas sans passions ne patiroit pas, ains il jouiroit desja; or, cela ne se peut ni ne se doit, car tant que nous vivrons nous aurons des passions et nous n'en serons point quittes jusqu'à la mort, puisqu'au combat de telles passions et esmotions gist nostre victoire et nostre triomphe. C'est l'universelle opinion des Docteurs, qui est receuë de toute l'Eglise.

            Je sçay bien qu'il y a eu quelques hermites et anachoretes en la Palestine qui ont voulu soustenir que l'homme, par une soigneuse et frequente mortification, pouvoit arriver jusques là que d'estre sans passions et esmotions de colere; qu'il pouvoit recevoir un soufflet sans rougir, estre injurié, mocqué, battu sans le ressentir. Mais leur opinion a esté condamnée comme fausse et rejettée de l'Eglise, laquelle a declaré, ce qui est vray, que tant que l'homme vivra, rampera et traisnera sur cette terre il aura des passions, sentira des tremoussemens de colere, des soulevemens de cœur, des affections, inclinations, repugnances, aversions et telles autres choses auxquelles nous sommes tous sujets.

            Il ne se faut donc pas estonner si quand on nous dit nos fautes ou qu'on nous reprend, nous sentons promptement ou mesme assez long temps ces tremoussemens, si nous avons du degoust sur ce qui nous arrive ou qui nous est fait contre nos inclinations, ni moins si nous avons plus d'affection à une chose qu'à une autre. O non certes, car ce sont des passions naturelles, qui ne sont point peché en elles mesmes. Il ne faut pas penser quand [154] vous sentez dos esmotions et des repugnances que vous pechiez et offenciez tant soit peu. O nullement, car cela est independant de nous; ces divers mouvemens ne sont point coulpables, ce n'est pas là sur quoy il faut poser le couteau de la circoncision. Plusieurs se trompent s'imaginant que tout consiste à ne rien sentir, et quand ils esprouvent quelque rebellion des passions il leur semble que tout soit perdu. Hé, pauvres gens, ne voyez-vous pas que ce n'est pas là la partie la plus malade et que ce n'est pas ce qu'il faut circoncire, puisque ces tremoussemens ne sont pas en vostre pouvoir?

            Mais que circonciray-je donques? Voyez, circoncisez-moy ce qui se fait en suite de ces mouvemens, posez le couteau sur ces paroles de sentiment. Circoncisez, o mondains, ces blasphemes, ces juremens, ces paroles injurieuses, et pleines de detraction qui naissent de la colere, lesquelles sont veritablement peché et maladie mortelle; circoncisez, mes cheres ames, ces pensées de murmure, regardées, considerées et entretenues dans le cœur les jours, les semaines et les moys entiers, ces repugnances volontairement fomentées sur les obeissances contraires goust et fantasie. Allez donc, vous autres, tout à l'entour du cœur, regardez soigneusement vos passions, inclinations et affections, puis raclez et coupez tout cela nettement et absolument; ne vous contentez pas de faire seulement des incisions, comme ceux qui vivent parmi le monde, mais faites de bonnes circoncisions spirituelles et interieures. Voyla la seconde remarque que je fais sur nostre Evangile.

            La troisiesme est qu'en l'ancienne Loy celuy qui devoit estre circoncis ne se circoncisoit pas luy mesme, mais il l'estoit par la main d'autruy. Or, nostre Sauveur, qui se vouloit en tout et par tout conformer aux autres et s'assujettir à la Loy sans aucune exception, voulut aussi estre circoncis non de soy mesme mais par la main d'autruy, et quelle qu'elle fust. Je sçay bien qu'il y a diverses opinions des Docteurs et anciens Peres sur cecy, mais je ne les rapporteray pas maintenant; j'en diray seulement une, qui est que Nostre Seigneur a voulu estre [155] circoncis par la main d'autruy pour nostre exemple, à fin de nous monstrer qu'encores que ce soit une bonne chose de se circoncire soy mesme il est encores meilleur d'estre circoncis par les autres. Certes, je sçay assez combien sont recommandables ces anciens hermites et anachoretes qui vivoyent parmi les deserts, et en quelle estime il les faut avoir pour les admirables triomphes et victoires qu'ils ont remportés en mortifiant ou circoncisant eux mesmes leur cœur et leurs passions interieures, aydés à ce faire par la grace de Dieu, et sollicités et poussés par l'inspiration du Saint Esprit, des Saints et de leurs bons Anges. Mais aussi sçay-je bien que la circoncision que nous autres souffrons des mains d'autruy va au dessus de la leur, parce qu'elle est plus douloureuse et partant plus meritoire.

            Tous les Chrestiens sont sujets à se circoncire les uns les autres. Neanmoins dans les familles et maisons religieuses il y a tousjours des personnes qui, outre cela, se tiennent en attention et qui veillent continuellement sur leur propre cœur pour connoistre ce qu'il faut tordre et mortifier, et par consequent elles ont le couteau entre les mains à fin de se circoncire elles mesmes; ce qui ne les empesche pas pourtant de vouloir l'estre par autruy, et il n'y a point de doute que cette circoncision ne soit plus douloureuse et sensible que l'autre. Vous verrez des gens orgueilleux, hautains, fiers, grossiers; ils comprennent bien qu'il est du tout necessaire de circoncire ces passions, car elles sont un grand empeschement à la grace de Dieu. Ils sont en l'oraison, et là leur cœur s'enflamme du desir de cette circoncision; en effect, se tournant sur eux mesmes, ils commenceront à la faire, voire avec une telle ferveur qu'elle ne leur coustera rien, et avec tant de douceur et consolation qu'ils en jetteront une grande abondance de larmes qui descouleront de leurs yeux avec une suavité nompareille; en un mot, ce qui vient de nostre invention ou que nous faisons par nostre propre choix et election ne nous couste quasi rien, tant les subtilités de nostre amour propre sont grandes. Mais si en ce temps là quelqu'un leur va dire: [156] Vous estes un lourdeau, un rusteau ou quelque autre chose semblable, o certes, tout le sang se remue, l'on est tout troublé, l'on sent promptement des mouvemens de colere; cela ne peut estre supporté et l'on trouve de beaux discours pour faire entendre et valoir ses raysons. Vous voyez donques combien il est necessaire qu'un autre prenne en main le couteau pour nous circoncire, car il scait beaucoup mieux que nous mesmes où il le faut appliquer.

            Le premier des Apostres, saint Pierre, estant au jardin des Olives et voyant venir les soldats pour prendre son bon Maistre, fut soudain saisi d'un tremoussement d'ire, et s'addressant à Nostre Seigneur il luy demanda s'il frapperoit du glaive, comme s'il eust dit: Je n'ay qu'un petit couteau, mais s'il vous plaist que je frappe ces canailles, je feray du carnage. Et ne pouvant attendre la responce, car il estoit fervent et bouillant, il frappa l'un de ces soldats et luy coupa l'oreille droite. Mais nostre divin Sauveur n'approuvant pas cette action, le reput et tança, et prenant l'oreille de Malchus il la rattacha et remit en son lieu, puis il dit à saint Pierre: Remettez vostre espée dans son fourreau; comme s'il eust voulu dire: Vous n'avez pas mis le couteau où il failloit, cette circoncision n'est pas bien faite, d'autant que ce n'est pas cette partie là qu'il failloit couper. Vous luy avez coupé l'oreille droite, qui est celle par laquelle ou reçoit et on entend les choses spirituelles, les inspirations et bons mouvemens, et vous luy avez laissé la senestre de laquelle on entend les choses mondaines et Vaines. Il luy failloit plustost abattre celle cy que l'autre, a ce qu'il fust plus apte et prompt à ouyr les inspirations et les parolles divines et celestes; mais parce que vous avez agi tout au contraire, la circoncision n'en est pas bien faite. Voyla donques comme il importe de bien rencontrer et de bien poser le couteau sur la partie la plus coulpable et malade.

            Je finis, car le jour s'en va, et fermeray ce mien discours par une histoire, vous disant toutefois un mot de l'autre partie de l'Evangile. Le predicateur qui a fait [157] aujourd'huy le grand sermon a commencé sa predication par un trait admirable que je ne lairray pas de vous rapporter, car c'est un mets bien propre pour servir à deux tables et il le sera aussi à conclure mon exhortation. Il est dit en la Genese qu'un jour Jacob avec ses enfans et toute sa famille, qui estoit tres grande, alla poser ses tentes et pavillons pres de la ville de Sichem. Or Jacob avoit une fille fort belle, nommée Dina. Cette fille se trouvant proche de la ville royale, fut curieuse de l'aller visiter; elle se resolut donc de sortir toute seule pour y faire un tour. Voyez-vous que c'est de l'esprit humain: elle alla non seulement pour regarder, mais certes aussi, comme je crois, pour estre regardée des autres, car elle estoit belle et elle le sçavoit bien. La voyla qui se promene toute seule par cette grande ville de Sichem, considerant de tous costés ses merveilles et singularités. Mais il advint que le fils du Roy estant lors à la fenestre l'apperceut, et la voyant douée d'une si rare beauté s'informa qui elle estoit. (Ce jeune prince se nommoit luy mesme Sichem, et son pere s'appelloit Hemor.) Puis il en fut si espris qu'il la fit ravir; ce qui luy fut facile, car les grans trouvent tousjours prou de gens qui les aydent et favorisent en leurs mauvais desseins. La fille estant enlevée fut deshonnorée par le prince Sichem; dequoy il y eut grand bruit parce que le roy Hemor et son fils estoyent d'une autre nation que Dina.

            Le pere sçachant ce qui estoit arrivé, voulut y porter remede, car il connoissoit combien son fils estoit amoureux et passionné de Dina. L'Escriture dit en effect que l'ame de Sichem estoit collée avec celle de Dina; mais c'estoit d'une colle qui n'estoit guere forte, c'estoit un amour de paille, tel que les amours du monde qui ne sont point solides et qui ne durent que trois jours. Il n'en est pas ainsy de l'amour de Dieu, car il persevere et ne sort jamais de l'ame où il est une fois entré, laquelle il va unissant et liant avec la divine Majesté, non pour deux ou trois jours comme l'amour mondain, mais pour l'eternité. Cet autre amour, au contraire, est fol, dangereux et damnable, n'ayant pour sa cause et entretien que [158] des muguetteries, sottises et niaiseries. Hemor donques, voyant que pour le contentement de son fils il en failloit venir jusques là que de le marier avec Dina, il s'advisa de traitter de cette affaire avec Jacob et le fit appeller pour cela. Comme il estoit roy, plusieurs gens s'assemblerent et l'on apporta tant de raysons que ce mariage fut quasi resolu.

            Mais les inventions de l'esprit humain sont estranges. Simeon et Levi, freres de Dina, sçachans que Jacob leur pere traittoit le mariage de leur sœur avec Sichem, tout offencés du deshonneur qu'il luy avoit fait, ils s'adviserent de proposer une chose au Roy sans laquelle ils ne consentiroyent point. Ils demanderent donques que s'il vouloit faire alliance avec leur nation tout le peuple fust circoncis. Il y eut d'abord beaucoup de difficultés sur cette proposition, mais en fin, apres plusieurs representations de part et d'autre, on resolut de proposer la circoncision au peuple de la terre de Sichem. Estans tous assemblés au lieu prefix pour les consultations, la circoncision leur fut proposée et on apporta plusieurs raysons pour les esmouvoir à aggreer ce que le Roy desiroit pour le contentement de son fils. On leur dit que Jacob estoit d'une bonne nation, qu'il se joindroit à eux avec son peuple et que par consequent ils se fortifieroyent l'un l'autre, qu'il avoit beaucoup de troupeaux; en somme, on representa tant de choses que tous s'accorderent de se sousmettre à cette circoncision. Mais comme elle estoit grandement douloureuse, la pluspart des hommes en demeuroyent tellement affoiblis qu'ils estoyent presqu'à demi morts. Ce que sçachans, Simeon et Levi entrerent dans la ville et firent un si cruel carnage qu'ils mirent tout à feu et à sang pour se venger du tort que le fils d'Hemor avoit fait à leur soeur.

            En toute cette histoire je remarque particulierement la promptitude de ce peuple à condescendre à la volonté du Roy, l'admirable sujetion qu'il fit paroistre en acquiescant à volonté d'iceluy, mettant ou hazardant sa propre vie seulement pour faire playsir à son fils. O Dieu, [159] serons-nous si couards et si lasches de cœur, nous autres, que de fuir nostre circoncision spirituelle, voyant aujourd'huy nostre cher Sauveur s'assujettir à la loy de la mesme circoncision pour nous en donner l'exemple? En respandant son sang il nous semond non point à verser le nostre, mais seulement à respandre nos cœurs et nos esprits devant luy. Quoy, souffrirons-nous qu'il nous invite à cette circoncision interieure, non pour son proffit et playsir mais pour nostre bien, salut et utilité, et refuserons-nous apres cela de faire ce qu'il nous demande? Aurons-nous bien le courage de voir ce peuple de Sichem se sousmettre à une si rude loy uniquement pour donner de la satisfaction au fils du Roy, et nous, d'estre si poltrons et couards que de ne vouloir assujettir nos esprits à des choses si faciles et aysées?

            Mais achevons en disant un mot du nom qui fut imposé à Nostre Seigneur, et nous fermerons tout cecy par une autre histoire. L'Evangile d'aujourd'huy donne à entendre que l'effusion du sang de Jesus fut la cause de son nom. C'est bien à propos qu'on luy donna ce nom au jour de sa circoncision, car il ne pouvoit estre Sauveur sans respandre du sang, ni donner du sang sans estre Sauveur. Il pouvoit à la verité sauver le monde sans verser son sang, mais cela n'eust pas suffi à l'affection qu'il nous portoit. Il pouvoit asseurement satisfaire à la justice divine pour tous nos pechés par un seul souspir de son sacré cœur, mais il n'auroit pas contenté son amour qui vouloit qu'en prenant le nom de Sauveur il donnast son sang pour arrhes de celuy qu'il vouloit respandre pour nostre redemption. Le nom de Sauveur luy a esté justement donné en ce jour, car il n'y a point de redemption sans effusion de sang et point de salut sans redemption, personne ne pouvant entrer au Ciel que par cette porte. Aussi Nostre Seigneur, se faisant Sauveur et Redempteur des hommes, commence, en prenant ce nom, à payer nos dettes non d'autre monnoye que de son sang pretieux. Il fut donc appellé Jesus, qui signifie Sauveur.

            Nostre Seigneur, disent nos anciens Peres, outre ses divers noms et tiltres, en a trois qui luy appartiennent [160] essentiellement. Le premier est celuy de souverain Estre, qui luy tellement reservé qu'il ne se peut attribuer à pas un autre; en ce nom il se connoist luy mesme par luy mesme. Le second est celuy de Createur qui ne peut estre aussi donné qu'à luy, car nul n'est createur que luy; en ce nom il se connoist soy mesme par soy mesme, mais il se connoist encores en ses creatures. Le troisiesme nom c'est Jesus, lequel semblablement n'appartient qu'à luy seul, puisque autre que luy ne pouvoit estre Sauveur. Mais en outre, il en a encores un qui est celuy de Christ, qui signifie grand Prestre, oint de Dieu. Or voyez-vous, nous autres Chrestiens participons à ces deux derniers noms. Nous portons à cette heure le nom de Christ, à sçavoir Chrestien, et nous sommes tous oints par les Sacremens que nous recevons; quand nous serons au Ciel nous porterons celuy du Sauveur, d'autant que là nous jouirons tous du salut et nous serons tous des sauvés. Voyla comme nous serons nommés de l'autre nom de Nostre Seigneur, car là haut nous serons appellés les sauvés.

            Mais comment faut-il prononcer ce nom sacré de Jesus à fin qu'il nous soit utile et profitable? C'est ce que je vous vay dire et monstrer par une histoire avec laquelle je finis. Ce nom ne doit pas estre seulement prononcé tellement quellement; il n'est pas suffisant de sçavoir qu'il composé de deux syllabes, ni moins encores de le dire seulement de bouche; les perroquets en font bien autant, les mahometains et autres infidelles le nomment bien de la sorte, et ils ne sont point sauvés pour cela. Nostre Seigneur nous monstre comme il le faut repeter lors qu'en le prenant il donne son sang, car il tesmoigne par là qu'il est prest à faire ce que ce saint nom signifie, à sçavoir sauver les hommes. Ce n'est pas assez de le redire de bouche, mais il le faut avoir gravé dans le cœur. O que nous serions heureux si nous avions en nous tout ce que nous signifient nos noms! Ce n'est pas le tout de [161] se nommer Prestre, Evesque, Religieux ou Religieuse, mais il faut considerer si la vie que l'on mene est conforme au nom que l'on porte, prendre garde à la charge qu'on exerce, à la vocation en laquelle on vit, quelle est nostre profession, en somme regarder comme sont reglées nos passions et affections, comme nostre jugement est sousmis, si nos œuvres s'accordent avec nostre estat.

            Il est rapporté dans le Livre des Juges que Jephté, grand capitaine, remporta la victoire contre les Ammonites par le vœu qu'il fit au Seigneur. Mais apres avoir sacrifié sa fille et fait tout ce que porte l'histoire, alors qu'il pensoit estre en paix et en repos, voicy qu'une sedition s'esleve; les enfans d'Ephraïm se prindrent à luy reprocher qu'il ne les avoit pas invités ni menés avec luy à la guerre, combien qu'ils fussent de braves soldats, et que sans doute il avoit agi ainsy pour les mespriser. Le bon Jephté, estonné de recevoir cette nouvelle esmotion, leur dit: Hé, mes chers amis, vous sçavez bien que voulant aller à la guerre je vous ay invités, mais vous vous estes excusés d'y venir; c'est pourquoy, le moment arrivé auquel il me failloit de necessité livrer la bataille, je l'ay fait. Mais ceux d'Ephraïm ne voulans point entendre de raysons luy declarerent la guerre. Cependant, Dieu qui tenoit le parti de Jephté parce que sa cause estoit juste, le favorisa en telle sorte qu'il en massacra quarante deux mille, laissant Ephraïm et tout le reste du peuple bien estonné de se voir ainsy mis en vau de route. Or Jephté plaça un corps de garde et des sentinelles sur le quay du Jourdain et leur donna le mot du guet, disant: Demandez à ceux qui voudront avoir le passage quels ils sont; s'ils vous respondent qu'ils sont d'Ephraïm, massacrez-les, et s'ils le nient faites-leur dire vostre mot du guet: Scibboleth. Que s'ils prononcent sibboleth, mettez-les à mort, mais s'ils disent scibboleth, donnez-leur libre passage. Remarquez que scibboleth et sibboleth sont quasi un mesme mot (scibboleth signifie espi et sibboleth charge), mais scibboleth se dit grassement et sibboleth se dit plus delicatement et mignardement. [162]

            O que nous serons heureux si à l'heure de la mort et encor pendant nostre vie nous prononçons bien le sacré nom du Sauveur, car il sera comme le mot du guet par lequel nous aurons l'entrée libre au Ciel, parce que c'est le nom de nostre redemption. A nostre derniere heure, si Dieu nous fait tant de grace que de ne point mourir de mort soudaine, nous aurons un prestre aupres de nous qui tiendra un cierge beni entre ses mains et qui nous criera: Souvenez-vous de nostre Redempteur; dites Jesus, dites Jesus. Bienheureux seront ceux qui le prononceront devotement et avec un tres profond ressentiment de ce que le Sauveur nous a rachetés par son sang et par sa Passion, car ceux qui le nommeront bien en ce temps là seront sauvés; comme au contraire ceux qui ne le diront pas bien et qui le prononceront laschement et delicatement seront damnés et massacrés. Nous devons donques avoir un grand soin de le repeter souvent pendant nostre vie, car il a esté donné du Pere eternel à son Fils. C'est un nom par dessus tout nom, il est tout divin, tout doux et suave; c'est un baume respandu, propre à guerir toutes les playes de nos ames. C'est à ce nom sacré que tous les genoux flechissent; c'est luy qui resjouit les Anges, qui sauve les hommes et qui fait trembler les diables. C'est pourquoy il nous le faut graver profondement dans nos cœurs et nos esprits, à ce que le benissant et honnorant en cette vie, nous soyons dignes de chanter avec les Bienheureux: Vive Jesus! Vive Jesus! [163]

LIII. Sermon pour la fête de la Purification

 

2 février 1622

 

            Nous celebrons aujourd'huy la feste de la Purification de Nostre Dame; or cette feste a esté nommée de trois noms. Les Grecs et ceux d'Orient l'ont appellée la Presentation du Fils de Dieu au Temple, parce qu'en icelle Nostre Dame alla en Hierusalem pour presenter le Fils unique de Dieu à son Pere eternel, dans son Temple mesme. Le second nom est celuy de la Purification de la Vierge, parce que la Loy ordonnoit que les femmes iroyent au Temple quarante jours apres leur accouchement pour se purifier, et qu'elles apporteroyent deux animaux pour offrande (les deux tourterelles offertes par la Vierge sacrée estoyent un signe et tesmoignage de sa purification); ou, comme disent quelques autres, la feste du Rencontre, parce qu'en ce jour les differentes sortes de gens qui sont en l'Eglise de Dieu se rencontrerent quasi toutes au Temple. Là se trouverent Nostre Dame et saint Joseph qui estoyent à la fois vierges et mariés, saint Simeon qui estoit prestre, selon la plus commune opinion des anciens Peres; là se trouva aussi la bonne Anne prophetesse qui estoit vefve, et Nostre Seigneur qui estoit Dieu et homme. Voyla pourquoy on l'a dite [164] la feste du Rencontre. Le troisiesme nom qu'on luy a donné est la feste de saint Simeon le juste, parce qu'il se trouva alors au Temple, où il eut l'assouvissement de ses desirs, ce qu'il tesmoigna entonnant ce beau cantique: Nune dimittis servum tuum, Domine, et ce qui suit. Or, j'ay pensé qu'il seroit proffitable et aggreable à vos coeurs de vous dire quelque chose sur ces trois noms.

            Quant au premier, à sçavoir la feste de la Presentation du Fils de Dieu au Temple, je fais cette premiere consideration. De tous les sacrifices qui avoyent esté offerts à la divine Majesté dès le commencement du monde, aucun autre que celuy cy n'avoit esté esgal à ses merités; d'autant que si bien on luy immoloit plusieurs holocaustes et victimes, c'estoyent des sacrifices de bestes viles et abjectes, comme de moutons, veaux, taureaux ou oyseaux. Mais en ce jour, le Fils de Dieu est offert à son Pere, et en son temple mesme. Cette offrande nous est merveilleusement bien representée par les ceremonies que l'on fait aujourd'hy en l'Eglise; car la procession avec les cierges allumés nous rappelle cette divine procession de Vierge, quand elle alla au Temple portant entre ses bras son Fils, qui est la lumiere du monde. Lors donc que les Chrestiens portent les cierges en leurs mains, cela ne veut dire autre chose sinon que s'il leur estoit possible de porter Nostre Seigneur entre leurs bras comme firent Nostre Dame et le bienheureux Simeon, ils iroyent l'offrir au Pere eternel d'aussi bon cœur comme ils portent ces cierges qui le leur representent. Cette feste est la fin de toutes celles qui se celebrent en l'honneur de l'Incarnation, car celles que nous solemniserons desormais ne regarderont plus ce mystere ni l'enfance du Sauveur, mais ouy bien sa Mort, sa Resurrection et Ascension; en somme, ce seront les festes de nostre Redemption. Je vous diray donques un mot de l'Incarnation puisqu'il vient à mon propos.

            Ce mystere nous est bien representé par les cierges que nous portons à ce jour, auxquels se trouvent trois natures fort differentes l'une de l'autre, qui neanmoins sont tellement jointes et unies par ensemble qu'elles ne [165] font qu'un cierge: à sçavoir, la nature du feu, la nature de la meche ou luminon, et celle de la cire. Or, en Nostre Seigneur il se trouve aussi trois substances qui pourtant ne font que deux natures, et ces deux natures, quoy que bien distantes et esloignées l'une de l'autre, ne forment qu'une personne. Il existe mesme une telle liaison entre ces deux natures que les attributs, louanges et eloges que l'on donne à l'une sont aussi donnés à l'autre; en sorte que nous disons que par cette jonction Dieu s'est fait homme et l'homme a esté fait Dieu. Cependant Dieu a esté fait semblable à nous autres hommes en esgalité de substance et de nature, mais non pas en esgalité de perfection, car en cela il nous surpasse infiniment.

            Le feu, qui est la premiere et la plus excellente nature du cierge, figure la Divinité. En cent endroits de la Sainte Escriture il est pris pour nous representer la nature divine, car il y a mille rapports entre iceluy et la Divinité; mais je me contenteray de vous en dire seulement quelques uns. D'abord, le feu est le premier de tous les elemens; la Divinité est le prince ou principe de tout estre et nature. Le feu est subtil; la Divinité a cette subtilité en une façon beaucoup plus noble et excellente. Le feu fait sa demeure en la troisiesme region de l'air, il parpille tousjours en haut et jette ses estincelles contremont, et si l'on ne l'attachoit à quelque matiere on ne le pourroit retenir en terre; nous ne le voyons pas tel qu'il est en la region qui luy est propre, car il est au dessus de l'air, et bien qu'il soit chaud il ne nous brusle pas parce que sa chaleur est mitigée par l'air. Dieu fait sa demeure en soy, son centre n'estant autre que luy mesme; aussi, lors qu'il a voulu se communiquer à l'homme il est sorti de soy mesme: il a fait comme un effort, il a esté comme en ravissement et en extase par laquelle il est sorti de soy pour se communiquer à sa creature; mais il n'eust peu demeurer en terre ni estre veu des hommes s'il ne se fust attaché à une nature qui luy servist en quelque façon de matiere pour le retenir. Le feu parpille tousjours et s'eslance contre son centre, [166] n'ayant jamais repos qu'il n'y soit; mais Dieu est luy mesme son centre, il ne va ni ne vient, ains il remplit tout de sa Divinité et trouve son centre en tous lieux parce qu'il est tout en toutes choses. Le feu est une lumiere qui esclaire; la Divinité est une lumiere qui esclaire les tenebres, mais ce qui est davantage, sa lumiere est si lumineuse et esclattante qu'elle en est toute tenebreuse et obscure, en sorte qu'elle ne peut estre regardée ni apperceuë en cette vie que par des ombres et figures. Voyla comme la nature du feu nous represente la Divinité; je laisse à part une infinité d'autres rapports.

            La seconde nature du cierge est celle du luminon, qui figure la nature de l'ame de Nostre Seigneur. Le luminon joint à la cire et au feu respand une lumiere excellente; mais si on vient à le joindre au feu sans qu'il soit uni à la cire, il ne jettera que de la fumée ou une flamme tout obscure. La nature du luminon est sans doute plus noble que celle de la cire, car les luminons sont faits pour l'ordinaire de coton, lequel croist sur des arbres grandement hauts; au contraire, chacun sçait que la cire est recueillie comme le miel par les avettes dans les fleurs qui mi sur la terre. Certes, la nature de l'ame est beaucoup plus excellente que celle du corps: elle n'est point corporelle ni terrestre; si elle ne vient point du ciel, elle Vient moins encores de la terre; elle est creée de Dieu au mesme instant qu'elle est infuse et respandue dans le corps, lequel elle ennoblit et embellit. En cette vie, l'ame sans le corps est bien ce qu'elle est, par maniere de dire, mais elle est tout obscure, et ne peut faire paroistre ses passions et mouvemens, ses discours et pensées que par les organes, membres et sens d'iceluy. L'homme est donc en quelque façon double, et tout ainsy que le corps a besoin d'estre uni à l'ame pour devenir lumineux, aussi l'ame, par une certaine correspondance, recherche cette union qui luy est necessaire; de mesme que le luminon a besoin d'estre uni à la cire pour esclairer, et qu'il faut esgalement que la cire soit jointe au luminon ou à la meche pour rendre de la clarté. Or, quoy que, [167] comme nous l'avons dit, la nature de la cire et celle du luminon soyent bien differentes l'une de l'autre, l'une venant de la terre et estant façonnée par les avettes, l'autre croissant sur de grans arbres sans avoir besoin de l'industrie d'aucune creature pour le façonner, ayant esté fait tel qu'il est par le Createur mesme, neanmoins ces deux natures sont tellement unies et meslangées l'une dans l'autre ès cierges que nous portons, qu'elles ne font qu'un seul cierge, ce qui certes est admirable.

            L'ame, ainsy que nous l'avons touché, est toute spirituelle, elle ne croist point ça bas, elle est creée de Dieu seul, sans le concours d'aucune creature; mais le corps vient de la terre, car nous sçavons que celuy du premier homme fut petri du limon de la terre, et despuis ce temps là le corps a esté formé de la substance de l'homme et de la femme, en sorte que, pour cette cause, il est leur œuvre. Or, bien que l'ame et le corps soyent si differens l'un de l'autre, ils ne font neanmoins qu'une personne que nous appelions homme; voire mesme ils viennent à faire un tel meslange par cette union et jonction, que nous parlons des deux comme s'il n'y en avoit qu'un; tout ainsy que quand on parle de la bonté, beauté, ou telle autre qualité du cierge on ne distingue pas la cire ni le luminon, ains on dit seulement et en un mot: Ce cierge est beau ou bon, parlant des deux natures qui se trouvent en luy comme s'il n'y en avoit qu'une seule. Le sacré corps de Nostre Seigneur ne fut pas spirituel, non plus que ceux des autres hommes, bien qu'il fust plus noble et excellent que les nostres, n'ayant point esté conceu par œuvre d'homme, mais du Saint Esprit, lequel print pour le former le plus pur sang de la Vierge; de sorte qu'en verité ce corps est esgal aux nostres quant à la substance. Mais sa tres sainte ame fut creée par Dieu, qui au mesme instant de sa creation, la respandit dans ce corps formé par la vertu du Saint Esprit; et dès lors ces deux substances de l'ame et du corps demeurerent tellement jointes et unies ensemble qu'elles ne firent qu'une seule nature parfaite.

            Le feu estant mis au cierge pour l'allumer, il se prend [168] plus tost au luminon qu'à la cire; peut estre est-ce parce sa nature est plus noble que celle de la cire, et par consequent plus propre à se joindre la premiere à celledu feu. En l'Incarnation, le feu de la Divinité voulant s'unir à la nature humaine pour la rendre toute lumineuse, il commença premierement à se joindre au luminon, c'est à sçavoir à l'ame de Nostre Seigneur. Mais quand je dis qu'il commença premierement à se joindre à son ame, representée par le luminon, il ne le faudroit pas entendre en telle sorte que nous voulant esclaircir sur ce mystere de l'Incarnation, nous nous trompassions nous mesmes. Quand donc je dis que la Divinité s'attacha d'abord à l'ame de Nostre Seigneur, il ne faut pas s'imaginer qu'elle s'unit à icelle deux ou trois heures avant que de se joindre à son corps sacré; o non, car tout ainsy que le corps de nostre Sauveur fut formé le premier, aussi ne demeura-t-il pas un moment sans estre uni à l'ame. De mesme, l'ame et le corps de Nostre Seigneur ne demeurerent pas un seul instant sans estre unis à la Divinité; ains à l'heure mesme que la jonction de l'ame et du corps se fit au ventre de la Vierge, tout aussi tost la Divinité fut jointe à l'une et à l'autre. Neanmoins cette jonction s'attacha premierement à l'ame comme à la plus noble, et d'icelle passa au corps; mais cela se fit si subtilement qu'ils furent tous deux, l'un aussi tost que l'autre, nuis à la nature divine. Cecy nous est grandement bien representé par la subtilité avec laquelle le feu se prend au luminon et à la cire, car bien qu'il s'attache en premier lieu au luminon, il se trouve cependant au mesme instant uni à la cire.

            Or, cette nature divine ainsy jointe et unie à l'humaine, elles ont fait une telle liaison et communication entre elles, que l'homme a esté Dieu et Dieu a esté homme; de plut, les t rois substances qui se trouvent reunies en la personne de Nostre Seigneur ne forment que deux natures parfaites, à sçavoir la divine et l'humaine, lesquelles, quoy qu'infiniment esloignées l'une de l'autre, ne font neanmoins en l'Incarnation qu'une seule Personne. Voyla ce que j'avois à dire sur le premier nom de cette feste. [169]

            Le second nom qu'on luy donne est celuy de la Purification de la Vierge. Tout le monde est en un estonnement nompareil de voir que cette tres sainte Dame se soit voulu assujettir à la loy de la Purification, elle qui estoit vierge, et qui par consequent n'en avoit point besoin. Comment donc va-t-elle aujourd'huy au Temple pour se purifier? Certes, jusqu'à cette heure-là toutes les femmes qui devenoyent meres estoyent souillées, ce qui estoit une des consequences du peché originel; c'est pourquoy non seulement elles, mais aussi les enfans qui naissoyent en peché avoyent besoin de cette purgation, laquelle ils recevoyent en une façon bien rigoureuse. Helas! quoy que ce ne soit pas nous qui ayons peché, neanmoins nous avons tous esté entachés de la coulpe de nostre premier pere Adam, et avons fait nostre entrée au monde comme enfans d'ire, chargés du pesant faix de nos iniquités. Mais ce divin Enfant, non plus que sa Mere, n'avoit point besoin de purification, car non seulement il n'avoit aucun peché, ains ce qui est davantage, il n'en pouvoit point avoir; il estoit impossible que le peché se trouvast en luy, en luy, dis-je, qui estoit venu pour le destruire; luy mesme l'a protesté. Je ne suis pas, auroit-il peu dire, sujet à la loy de la purification, car je suis Fils de Dieu, et partant je n'ay nul peché en moy. Cecy est une verité infaillible. Or, le Fils n'en estant point souillé, la Mere ne l'estoit pas non plus; car bien qu'il ne fust pas impossible que la Vierge n'eust quelque coulpe, et qu'estant née de pere et de mere elle en eust peu estre entachée comme les autres enfans, neanmoins il n'eust pas esté seant que la mere d'un tel Fils eust esté souillée du peché originel. Voyla pourquoy, par un privilege tout particulier, cette sacrée Vierge fut, par la grace divine, conceuë sans aucun peché: elle estoit donques tres pure dès sa conception et demeura pure en l'Incarnation, car ayant conceu par l'obombration du Saint Esprit elle demeura vierge en son enfantement et apres iceluy.

            Comme est-ce donques que cette tres sainte Dame, estant toute pure et sans macule, a voulu aller au Temple pour se purifier comme les autres femmes, veu que, outre [170] tout cela, cette loy n'estoit pas une loy generale, ains seulement legale, instituée par Moyse? Il y a mille et mille raysons de cecy chez les anciens Peres, c'est à dire chez les anciens Docteurs; mais nous en trouvons en la Genese desquelles je me serviray pour vous monstrer pourquoy la sacrée Vierge, n'estant point obligée à la loy de la purification, s'y est neanmoins voulu assujettir.

            Je vous diray donques briefvement l'histoire de la cheute de nos premiers pere et mere, Adam et Eve; elle ne sera pas hors de propos, puisque Nostre Seigneur, dont il est fait mention en cette feste, est appellé le nouvel Adam, qui est venu pour reparer la faute du premier, et par son obeissance satisfaire à la desobeissance d'iceluy, et que Nostre Dame est nommée la nouvelle Eve. Or, il est escrit que Dieu avoit creé l'homme et la femme en la justice originelle, ce qui les rendoit extremement beaux et tellement capables de la grace qu'il n'y avoit point en eux de peché, ni par consequent fin rebellion de la chair à l'esprit. Ils n'avoyent aucune repugnance ni aversion au bien, aucun appetit ni inclination au mal; tout estoit paisible et tranquille, ils jouissoyent d'une douceur et suavité nompareille; ils vivoyent avec une pureté et innocence tres grande, non pas en une pureté et innocence simple, mais revestue de la grace. Le Seigneur les mit en cet estat là dans le paradis terrestre et leur fit un seul commandement et defense, à sçavoir qu'ils ne mangeroyent point du fruit de l'arbre de science du bien et du mal; que s'ils en mangeoyent, ils mourroyent.

            Or Satan, cet esprit malin qui avoit tresbuché du Ciel par une desobeissance procedante de son amour propre et de sa propre estime, considerant la beauté de la nature humaine s'advisa d'essayer de la faire descheoir de cette justice originelle qui la rendoit si belle et aggreable; et comme l'amour propre et l'estime de soy avoyent causé sa desobeissance et par consequent sa perdition, il presenta la mesme tentation à nos premiers parens pour voir si, moyennant ses ruses, cet amour propre et vaine estime auroyent autant de prise sur eux comme ils en avoyent [171] eu sur luy. Le voyla donques qu'il prend à cet effect un corps de serpent; il s'entortille à un arbre, et s'addressant à Eve comme à la partie la plus foible, il commence à l'arraisonner en cette sorte: Pourquoy Dieu qui vous a mis dans ce lieu vous a-t-il defendu de manger de tous les fruits qui y sont? Elle luy respondit ainsy, mais certes tout effrayée et tremblottante: Il ne nous a pas defendu de manger de tous les fruits, mais seulement de ne point toucher ni manger de celuy cy. Grande tentation que celle cy, car c'estoit une tentation de desobeissance. Mais voyez-vous la malice et la ruse de cet esprit infernal et menteur? Pourquoy, dit-il, Dieu vous a-t-il defendu de manger de tous ces fruits? Voyez-vous comme il exagere la defense de Dieu? Il n'avoit pas defendu de manger de tous les fruits ains d'un seul, mais il parloit ainsy à Eve à dessein de luy faire haïr le commandement du Seigneur; car le premier degré de la desobeissance c'est de haïr la chose commandée, et cette haine est une tres grande tentation contre l'obeissance. Lucifer en sa cheute vint premierement à se degouster du commandement avant de desobeir; voyla pourquoy, connoissant la force de cette tentation, quoy qu'il sceust bien que Dieu n'avoit pas defendu à nos premiers parens de ne point manger de tous les fruits, il ne laissa pas de le leur dire à fin de leur faire haïr cette ordonnance.

            Remarquez, je vous en prie, combien cette tentation s'accroist par la responce d'Eve: Nous mangeons bien, dit-elle, de tous les fruits, mais pour celuy de science, il nous a defendu d'en manger et de le toucher; et vous me demandez pourquoy? C'est, adjouste-t-elle, de peur que nous ne mourions. Voyez un peu la grande menterie de la femme. Dieu avoit voirement defendu de ne pas manger du fruit de cet arbre, mais de ne le pas toucher ni regarder il n'en avoit rien dit; c'estoit un mensonge aussi grand que celuy du malin esprit, lors qu'il demanda pourquoy Dieu leur avoit defendu de manger de tous ces fruits. C'est à quoy tendoit en premier lieu sa tentation, que de faire faire cette responce à Eve, car par icelle, elle tesmoignoit du degoust [172] et de la haine, comme si elle disoit: Il ne nous a pas seulement defendu d'en manger, ains encor de le toucher, et par consequent de le regarder, ce qui est une chose bien estrange et severe. Voyla donques le degoust et la haine de l'obeissance qui est, comme nous l'avons monstre, le premier degré de la desobeissance.

            Or, nous voyons aussi que tous ces miserables qui se perdent en se retirans de l'Eglise passent par ce degoust et cette haine des commandemens; car Dieu a ordonné que les prestres et les ecclesiastiques garderoyent inviolablement la chasteté et virginité, et le diable est venu demander: Pourquoy a-t-on fait ce commandement? Et, voyla qu'il parvient à le faire haïr et persuader à plusieurs de se retirer de l'Eglise pour avoir la liberté de ne le pas observer. Un autre viendra à haïr le jeusne, la confession, et à cause de cette haine il sortira aussi du giron de la tres sainte Eglise, et escrira contre ses preceptes selon sa passion. Grand malheur que celuy cy et qui n'arrive que trop en ce siecle!

            Je vous donneray quelques exemples pour vous faire von la grandeur de cette tentation. Un pere ou une mere aura defendu à une fille de ne pas aller au bal à ce carnaval, ou de ne pas aller en telle compagnie, et voyla que cette fille vient à haïr cette defense et dit: On n'oseroit regarder les bals ni les mascarades, ni on n'oseroit lever les yeux pour regarder un homme; il vaudroit autant les avoir cousus, ou bien il nous les faudroit arracher, ou nous les boucher comme à des esperviers. Un autre qui fera profession d'estre bon Chrestien: Or, pensera-t-il, voicy le Caresme auquel il faudra jeusner, car c'est un commandement de l'Eglise; oh, je le feray, mais si j'estois Pape j'abolirois le Caresme à fin de ne plus observer le jeusne. Et qu'est-ce que cela sinon monstrer le degoust que l'on a du commandement? On l'observe parce qu'il le faut, mais on ne l'ayme nullement, et si on pouvoit on l'aneantiroit. Une fille qui n'aymera pas le silence dira librement: Hé Dieu, tant de silence, à quel propos en tant garder? ne seroit-il pas mieux à cette heure de parler que de se taire? Maintenant que j'ay une [173] si belle conception en l'esprit il me feroit si grand bien de la dire, elle causeroit tant de suavité à ceux qui l'entendroyent, et il n'est point loysible de la raconter! Neanmoins, si j'attens encor une demi heure je ne m'en souviendray plus et ne sçauray que c'est. Voyez-vous le degoust du silence comme il fait parler? Une autre qui n'aymera point aller à l'Office aux heures ordonnées sera dans sa cellule sur quelque bonne cogitation, et voyla le signe qui l'appelle pour aller au chœur: O Dieu, pensera-t-elle, ne seroit-il pas mieux de ne pas me rendre en tel lieu? j'estois en ma cellule sur une si bonne pensée, peut estre que si j'y eusse encor un peu demeuré j'eusse eu quelque ravissement, et cependant il me faut maintenant aller chanter au chœur. On doit demeurer à table en silence jusques à la fin du repas pour entendre la lecture qui s'y fait: Hé Dieu, à quel propos tout cecy? ne vaudroit-il pas mieux sortir quand on a achevé? En somme, c'est le degoust des commandemens qui fait raysonner ainsy et qui nous fait manquer à l'obeissance.

            Mais la sacrée Vierge s'assujettit volontiers à la loy de la purification parce qu'elle aymoit le commandement, et la chose commandée luy estoit si pretieuse, qu'encores qu'elle n'y fust pas obligée elle ne laissa pas de l'accomplir à cause de l'amour qu'elle portoit à l'obeissance et à Dieu qui avoit fait ce commandement. Mais, o tres sainte Dame, vous n'avez nul besoin d'iceluy. Il est vray, mais les autres femmes, desquelles je dois estre l'exemple, en ont besoin; j'obeis donc à cette loy tant pour l'amour que je luy porte que pour le profit de celles qui y sont tenues. O que bienheureux sont ceux qui ayment les commandemens de Dieu, et qui ne font pas seulement ce qu'ils sont obligés de faire, mais encores ce qui ne les oblige pas, s'y sousmettant pour le bien et edification des autres! C'est cet amour, que la sacrée Vierge portoit à l'obeissance et à l'edification du prochain qui la fit assujettir à la loy de la purification.

            La seconde tentation ou le second degré de la tentation de desobeissance (j'en pensois dire trois, mais je ne parleray que de deux) est le mespris non seulement du [174] commandement, ains aussi de celuy qui commande. Or, quand la tentation arrive jusques là que de faire haïr celuy qui commande, elle est dangereuse et extremement mauvaise, sur tout quand on vient à dire que celuy qui commande n'a point eu rayson de faire cette ordonnance, que cela est hors de propos, et que l'on profere des paroles de mespris de la chose commandée ou conseillée, à cause de la haine que l'on porte à celuy qui l'a ordonnée.

            Je sçay bien que l'on peut avoir des degousts et des aversions non seulement pour le commandement, ains encor pour ceux qui commandent; mais de dire quelque chose ou d'entretenir les pensées que ces degousts et repugnances fournissent, c'est ce qu'il ne faut jamais faire. Neanmoins, c'est à quoy vise le malin esprit, et pour ce sujet il demande à Eve, comme en mesprisant l'ordre du Seigneur: Pourquoy Dieu vous a-t-il fait ce commandement? Quelle rayson, vouloit-il dire, de vous mettre en ce paradis terrestre et de vous defendre de manger de tous les fruits qui y sont? Mais il estoit un grand menteur, d'autant que Dieu n'avoit pas fait une telle defense; et certes, s'il l'eust faite, il semble qu'elle eust esté insupportable, car de mettre un homme et une femme dans un beau verger tout plein de fruits et leur l'aire une defense generale de n'en toucher pas un, c'eust esté un commandement bien difficile à observer. Aussi ne leur enjoignit-il point cela; mais le malin esprit le dit par mespris de Dieu et à dessein de le faire mespriser par Eve. Celle-cy vient à son tour à mespriser Celuy qui leur avoit fait la defense, respondant au tentateur: Nous ne mangeons pas de ce fruit, de peur que, selon la parole du Seigneur, nous ne mourions. Ce qu'elle dit comme par mespris de Dieu. Il nous a, vouloit-elle donner à entendre, menacés de la mort si nous en mangions; mais quelle rayson a-t-il eue de nous faire une telle menace? et neanmoins il a dit ainsy: De peur que vous ne mouriez. Voyez-vous comme ces paroles ressentent le mespris? car Dieu leur avoit non seulement signifié qu'ils n'eussent point à manger de ce fruit de peur d'encourir la mort, ains il leur avoit declaré tout clairement que [175] s'ils en mangeoyent ils mourroyent. Voyla quel est le second degré de la desobeissance.

            Mais nostre nouvelle Eve, à sçavoir la sacrée Vierge, aymoit, comme nous avons desja dit, non seulement le commandement, ains aussi Celuy qui l'avoit fait, c'est pourquoy elle s'en alla en Hierusalem pour se purifier, combien qu'elle ne fust point sujette à la loy de la purification. Elle auroit sans doute eu plus de consolation de demeurer dans la pauvre grotte de Bethleem aupres de son sacré Enfant, et d'y continuer les doux et saints colloques qui se faisoyent entre ce Fils et cette Mere; mais comme elle estoit vrayement obeissante, elle ne faisoit aucun choix des commandemens, ains se sousmettoit à tous indifferemment; car ce n'est pas le propre des vrays enfans de Dieu de faire election de ceux qu'ils veulent prattiquer. C'est la façon des heretiques de faire ce choix et c'est pour cela qu'ils sont nommés heretiques; mais entre les Chrestiens il ne faut point de choix en ce qu'ils doivent croire et observer, ains il faut simplement croire. Et quoy? Tout, sans exception d'aucune chose. Neanmoins il se trouve parmi les Chrestiens des heresies, non point certes telles que celles des heretiques qui sont hors de l'Eglise; cependant il y a des Chrestiens qui le veulent bien estre, et qui malgré cela ne veulent obeir qu'aux commandemens qu'ils affectionnent. Vous en verrez qui aymans le jeusne voudront jeusner le jour de Pasques; et telles autres superstitions qui n'existent plus à cette heure, mais que nous avons veuës en un autre aage. Les uns ayment la discipline, les autres la haire; qui voudra faire les choses de conseil et non celles de commandement; tel voudra jeusner le jour de Pasques, que l'Eglise ne commande pas, et ne voudra pas jeusner le jour des Cendres. Oh! il ne faut pas aller d'une extremité à l'autre, ains marcher par le milieu, sans choisir ce que l'on ayme.

            Il y a encores des heresies en l'obeissance: c'est quand on fait choix de ce que l'on veut observer, quand on ne veut pas obeir generalement à toutes sortes de commandemens. Or, cette obeissance absolue et sans reserve est ce qui releve les Religieux au dessus mesme des hermites [176] et anachoretes qui demeuroyent ès solitudes, y menant une vie plus admirable qu'imitable. N'est-ce pas une chose pouvantable de voir un saint Paul hermite au fond d'un desert, enfermé dans une grotte comme un sauvage, ne mangeant que du pain et ne beuvant que de l'eau? Certes, ce sont des choses du tout admirables, et neanmoins avec cela il usoit de sa liberté, ce qui soulageoit en quelque façon les austerités qu'il faisoit, parce qu'il y avoit du propre choix en cette maniere de vivre, ci ne travailloit que pour son salut particulier. Je sçay bien qu'il prioit pour tout le monde et que ses prieres estoyent de grande utilité pour le public; cependant c'est une chose certaine que la perfection religieuse, c'est à dire la maniere de vivre des Religieux et Religieuses qui sont sous l'obeissance, surpasse de beaucoup la vie des anachoretes, car leur obeissance doit estre generale et sans exception d'aucune chose; ils n'ont point l'usage de leur liberté au choix de leurs exercices, ains ils se sousmettent aux Regles et Constitutions et aux directions particulieres des Superieurs. Voyla quant au second nom que l'on donne à la feste d'aujourd'huy.

            Je dois vous dire encor un mot sur le troisiesme nom d'icelle, qui est qu'on l'appelle la feste de saint Simeon le juste. On la nomme ainsy parce que ce glorieux Saint receut en ce jour dans ses bras Celuy apres lequel il souspiroit, mais avec tant de joye et de consolation que, n'ayant plus rien a souhaitter et se voyant proche de sa fin, il chanta, comme un cygne divin, ce beau cantique: Seigneur, laissez maintenant aller vostre serviteur en paix, car mes yeux ont veu vostre salutaire. Pour vous, deduire ce troisiesme point, je vous presenteray un exemple profitable; et bien que j'en aye ja parlé d'autres fois, et mesme en ce lieu, je ne laisseray pas de vous le dire, car la plus grande partie de celles qui sont à present icy n'y estoyent pas alors; et puis, encores que l'on reparle d'un mesme sujet on ne dit pas tousjours les mesmes choses. Le fait est donc tel: Nostre Seigneur rencontrant un jour un petit enfant, le print, le baysa fit le monstra à ses Apostres, leur disant: Je vous dis [177] en verité que si vous n'estes faits semblables à ce petit enfant, vous n'entrerez jamais en Paradis. Les uns tiennent que cet enfant fut saint Martial, qui fut despuis Evesque de Limoges, mais la plus commune opinion est que ce fut saint Ignace martyr, duquel nous celebrasmes hier la feste et dont on fera demain l'Office, car il est transferé. O que bienheureux fut ce glorieux saint Ignace qui fut pris de Nostre Seigneur et donné pour exemple aux Apostres! Que doux et pretieux fut ce bayser! Que de paroles sacrées et secrettes il dit à ce bien heureux enfant quand il le baysa! Qu'il fut heureux de se laisser porter et manier par le Sauveur, lequel pour recompense grava son nom sacré au fond de son cœur.

            Or dites-moy, je vous prie, lequel estimez-vous estre le plus heureux, ou saint Ignace qui fut porté entre les bras de Nostre Seigneur, ou saint Simeon le juste qui le porta entre les siens? Dites-moy ce que vous aymeriez le mieux, ou d'estre portées par ce cher Sauveur comme saint Ignace, ou de le porter entre vos bras comme fit Simeon? Certes, tous deux sont bien heureux, et saint Ignace d'estre manié et porté non point où il veut mais où il plaist à Nostre Seigneur, et saint Simeon de porter entre ses bras Celuy qui luy causa tant de contentement qu'il respandit sur ce divin Seigneur une abondance de larmes de douceur et de consolation. Mais si vous aviez à choisir, lequel prendriez-vous? Vous y penserez, car ce ne sera pas une pensée inutile; et ce pendant je vous diray la mienne.

            Le grand saint Ignace fut bien heureux d'estre porté entre les bras du Sauveur et de ne plus marcher sur ses pieds mais sur les siens, puisque celuy qui est porté ne marche pas sur ses pieds ains sur ceux de celuy par lequel il est porté. O que bienheureuse est l'ame qui ne chemine plus sur ses propres pieds, c'est à dire qui ne va plus selon ses propres affections et ses pensées, ni selon ses humeurs et inclinations! car l'ame a des pieds [178] spirituels aussi bien que le corps. Mais que cette ame est heureuse quand elle ne chemine plus sur ses affections sur celles de son Dieu! Et quelles sont les affections Dieu sinon ses commandemens, d'autant que c'est en iceux qu'elles sont encloses? et tous sont compris en ce premier: Tu aymeras ton Dieu de tout ton coeur et ton prochain comme toy mesme. De celuy cy viennent tous les autres: Tu ne tueras point, tu ne desroberas point, en somme tu ne feras à ton prochain que ce que tu voudrois estre fait à toy mesme. Nous n'avons donques pas besoin de nous mettre en peine pour sçavoir quelles sont les affections de Dieu, parce qu'elles nous sont toutes marquées dans ses commandemens et dans les conseils que Nostre Seigneur nous a luy mesme donnés sur la montagne quand il a dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, bienheureux lex debonnaires, et les autres beatitudes. Ce sont icy toutes les affections de Dieu, sur lesquelles nous devons marcher, suivant non seulement ses preceptes, mais encores ses intentions au plus pres que nous pourons. C'est ce que l'on fait quand on obeit aux inspirations generales qui sont marquées dans les Regles et Constitutions, et aux particulieres et secrettes qui se font au cœur. Mais pour cheminer asseurement en celles-cy selon les affections divines, il faut estre simple et veritable à les descouvrir, et suivre la direction que l'on nous donne là dessus; par ce moyen nous serons portés par Nostre Seigneur et ne marcherons plus sur nos propres affections ains sur celles de Dieu.

            Le glorieux saint Simeon fut aussi bien heureux de porter le Sauveur entre ses bras. Je trouve deux façons par lesquelles on le porte, et j'auray bien tost fait. La premier c'est de le porter sur ses espaules comme saint Christophe; la seconde c'est de le porter entre ses bras comme saint Simeon et Nostre Dame. Certes, quoy que saint Christophe ne portast Nostre Seigneur que sur ses espaules, il ne laissa pas d'estre bien heureux et merita d'estre appelllé le porte-Christ. Or, le porter en cette façon n'est autre chose que de vouloir endurer et souffrir de [179] bon cœur tout ce qu'il luy plaist que nous souffrions, pour dure et pesante que soit la charge et le fardeau que Dieu nous met sur les espaules. Combien que son joug soit doux, si ne faut-il pas pourtant que nous croyions devoir estre exempts de souffrir; o non, mais il faut, comme saint Christophe, porter Nostre Seigneur sur nos espaules, endurant tout ce qu'il luy plaist, comme il luy plaist et autant de temps qu'il luy plaist, nous abandonnant totalement à sa Providence eternelle, pour nous laisser conduire et gouverner selon sa tres sainte volonté. La seconde maniere, c'est de le porter comme saint Simeon et Nostre Dame le porterent. Nous faisons cela quand nous endurons les travaux et les peines avec amour, c'est à dire, que l'amour que nous avons à la loy de Dieu nous rend son joug suave et plaisant, nous faisant aymer ces peines et travaux, et cueillir la douceur parmi les amertumes: cela n'est autre que porter Nostre Seigneur entre nos bras. Or, si nous le portons de cette sorte, il nous portera sans doute luy mesme.

            O que nous serons heureux si nous nous laissons bien porter par ce cher Seigneur, et si nous le portons sur nos espaules comme saint Christophe, et entre nos bras comme saint Simeon, nous abandonnant tout à luy pour nous laisser conduire comme il luy plaira! Remettez-vous donc entierement entre les bras de sa divine Providence, sousmettez-vous à ce qui est de sa loy et vous disposez à endurer toutes les peines qui vous pourront arriver en cette vie; ce faisant, les choses les plus dures et penibles vous seront rendues douces et suaves, et vous participerez au bonheur de saint Simeon et de saint Ignace. Mais pour vous dire lequel est le plus heureux je ne le sçaurois, vous y penserez à part vous; ce pendant taschez de les imiter en cette vie, et vous benirez le Sauveur et en serez benites en l'autre avec ces glorieux Saints. Au nom du Pere, du Fils et du Saint Esprit. Amen. [180]

 

LIV. Sermon pour le Mercredi des Cendres

 

9 février 1622

 

            Ces quatre premiers jours de la sainte Quarantaine sont comme la teste et le chef, la preface ou preparation que nous devons faire pour bien passer le Caresme et nous disposer à bien jeusner. C'est pourquoy j'ay pensé de vous parler en cette exhortation des conditions qui rendent le jeusne bon et meritoire, mais briefvement et le plus familierement qu'il me sera possible; ce que j'observeray tant aujourd'huy comme ès discours que je vous addresseray tous les jeudys de ce Caresme, lesquels seront des plus simples et propres pour vos cœurs, si j'y puis rencontrer.

            Mais pour traitter à ce coup icy du jeusne et de ce qu'il est requis de faire pour bien jeusner, il faut sçavoir avant toute chose que de soy le jeusne n'est pas une vertu, car les bons et les mauvais, les Chrestiens et les payens l'observent. Les anciens philosophes le gardoyent [181] et le recommandoyent: ce n'est pas qu'ils fussent vertueux pour cela, ni qu'ils pratiquassent une vertu en jeusnant, o non, puisque le jeusne n'est vertu sinon entant qu'il est accompagné des conditions qui le rendent aggreable à Dieu; de là vient qu'il proffite aux uns et non aux autres parce qu'il n'est pas fait esgalement de tous. Nous voyons cecy ès gens du monde, lesquels pensent que pour bien jeusner le saint Caresme il ne faille sinon se garder de manger des viandes prohibées. Mais c'est une pensée trop grossiere pour entrer dans le cœur des Religieuses, car c'est à vous à qui je parle, et aux personnes dediées à Nostre Seigneur. Celles-cy sçavent bien qu'il ne suffit pas de jeusner exterieurement si l'on ne jeusne interieurement, et si l'on n'accompagne le jeusne du corps de celuy de l'esprit.

            C'est pourquoy nostre divin Maistre, qui a institué le jeusne, a bien voulu dans son sermon sur la montagne apprendre à ses Apostres comme il le failloit prattiquer, ce qui est d'un grand proffit et utilité (car il n'eust point esté seant à la grandeur et majesté de Dieu d'enseigner une doctrine inutile, cela ne se pouvoit faire); mais sçachant que pour tirer la force et l'efficace du jeusne il failloit observer autre chose que de s'abstenir des viandes prohibées, il les instruit, et par consequent les dispose à recueillir les fruits propres du jeusne, qui sont plusieurs, et entre tous les autres ces quatre icy: le jeusne fortifie l'esprit, mortifiant la chair et sa sensualité; il esleve l'ame en Dieu; il abat la concupiscence et donne force pour vaincre et amortir ses passions; en fin il dispose le cœur à ne chercher qu'à plaire purement à Dieu. Ce n'est donques pas inutile de declarer ce qu'il faut faire pour bien s'acquitter du jeusne de la Quarantaine; car quoy que tous soyent tenus de le sçavoir et prattiquer, si est-ce que les Religieuses et les personnes dediées à Nostre Seigneur y sont plus particulierement obligées. Or, entre toutes les conditions requises pour bien jeusner, je vous en marqueray trois principales, sur lesquelles je vous diray familierement quelque chose.

            La premiere est qu'il faut jeusner de tout son cœur, [182] c'est à dire de bon cœur, d'un cœur entier, generalement et entierement. Si je vous rapporte les paroles de saint Bernard touchant le jeusne, vous sçaurez non seulement pourquoi il est institué, mais encores comme il se doit garder.

            Il dit donques que le jeusne a esté institué de Nostre Seigneur pour remede à nostre bouche, à nostre gourmandise et à nostre gloutonie; car pour ce que le peché est entré au monde par la bouche, il faut aussi que ce soit la bouche qui fasse penitence par la privation des viandes prohibées et defendues par l'Eglise, s'abstenant d'icelles l'espace de quarante jours. Mais, adjouste ce glorieux Saint, comme ce n'est pas nostre bouche seule qui a peché, ains encor tous nos autres sens, il est requis que nostre jeusne soit general et entier, c'est à dire que nous fassions jeusner tous les membres de nostre corps; car si nous avons offensé Dieu par les yeux, par les oreilles, par la langue et par nos autres sens, pourquoy ne les ferons-nous pas jeusner? Et non seulement il faut faire jeusner les sens du corps, ains aussi les puissances et passions de l'ame, ouy mesme l'entendement, la memoire et la volonté, d'autant que l'homme a peché par le corps et par l'esprit. Combien de pechés sont entrés en l'ame par les yeux, que la Sainte Escriture marque pour la concupiscence de la veuë? C'est pourquoy il les faut faire jeusner, les portant bas et ne leur permettant pas de regarder des objets frivoles et illicites; les oreilles, les privant d'entendre les discours vains qui ne servent qu'à remplir l'esprit d'images mondaines; la langue, en ne disant point des paroles oyseuses et qui ressentent le monde ou les choses d'iceluy. On doit aussi retrancher les discours inutiles de l'entendement, ainsy que les vaines representations de nostre memoire, les appetits et desirs superflus de nostre volonté, en somme luy tenir la bride à ce qu'elle n'ayme ni ne tende qu'au souverain Bien; et par ce moyen nous accompagnerons le jeusne exterieur de l'interieur.

            C'est ce que nous veut signifier l'Eglise en ce saint temps de Caresme, nous enseignant à faire jeusner nos [183] yeux, nos oreilles et nostre langue: pour cela elle quitte tous ses chants harmonieux à fin de mortifier l'ouÿe; elle ne dit plus d'alleluia et se revest toute de couleur sombre et obscure. Et en ce premier jour elle nous addresse ces paroles: «Souviens-toy, o homme, que tu es cendre et que tu retourneras en cendre;» comme si elle nous vouloit dire: O homme, quitte à cette heure toutes les joyes et liesses, toutes les considerations joyeuses et plaisantes, et remplis ta memoire de pensées ameres, aspres et douloureuses, faisant par telles cogitations jeusner l'esprit avec le corps.

            C'est aussi ce que nous signifioyent les Chrestiens de la primitive Eglise, lesquels se privoyent en ce temps des conversations ordinaires avec leurs amis et se retiroyent en de grandes solitudes et lieux escartés du commerce du peuple pour mieux faire le Caresme. De mesme les anciens Peres et les Chrestiens de l'an 400 ou tant apres la venue de Nostre Seigneur, estoyent si soigneux de bien faire la sainte Quarantaine qu'ils ne se contentoyent pas de s'abstenir des viandes prohibées, mais encores ils ne mangeoyent ni œufs, ni poisson, ni lait, ni beurre, ains se nourrissoyent d'herbes et de racines. Et non contens de faire jeusner le corps de la sorte, ils faisoyent jeusner l'esprit et toutes les puissances de l'ame. Ils mettoyent un sac sur leur teste pour apprendre à porter la veuë basse; ils respandoyent de la cendre sur leur chef en signe de penitence; ils se retiroyent en solitude pour mortifier la langue et l'ouÿe en ne parlant ni oyant aucune chose vaine et inutile. Ils prattiquoyent en ce temps de grandes et aspres penitences par lesquelles ils matoyent leur corps et faisoyent jeusner tous les membres d'iceluy, et cela d'une franche liberté, non point forcée ni contrainte. Voyla comme leur jeusne estoit accompli d'un cœur entier et general; car ils sçavoyent bien que puisque ce n'est pas la bouche seulement qui a peché, mais encores tous les autres sens de nostre corps et puissances de nostre ame, ses passions et appetits se sont par consequent trouvés remplis d'iniquités. Il est donques raysonnable, pour rendre nostre jeusne entier et meritoire, [184] qu'il soit universel, c'est à dire prattiqué par le corps et par l'esprit. C'est la premiere condition qu'il faut observer pour bien jeusner.

            La seconde est de ne point jeusner pour la vanité ains pat humilité; car si nostre jeusne n'est fait avec humilité il ne sera point aggreable à Dieu. Tous nos anciens Peres l'ont ainsy declaré, mais particulierement saint Thomas, saint Ambroise et le grand saint Augustin. Saint Paul en l'Epistre qu'il escrit aux Corinthiens, laquelle nous lisions Dimanche passé, declare les conditions requises pour se bien disposer au jeusne de la Quarantaine. Voicy le Caresme qui approche; preparez vous à jeusner avec charité, car si vostre jeusne est fait sans icelle, il sera vain et inutile, d'autant que le jeusne, comme toutes les autres bonnes œuvres, s'il n'est pas fait en charité et par la charité n'est point aggreé de Dieu. Ouand vous vous disciplineriez, quand vous feriez de fraudes prieres et oraisons, si vous n'avez la charité cela n'est rien; quand mesme vous opereriez des miracles, si vous n'avez la charité ils ne vous profiteront point; voire si vous souffriez le martyre sans la charité, vostre martyre ne vaudroit rien et ne seroit point meritoire aux yeux de la divine Majesté; car toutes les œuvres, petites ou grandes, pour bonnes qu'elles soyent en elles mesmes, ne valent et ne nous profitent point si elles ne sont faites en la charité et par la charité. J'en dis maintenant de mesme: si vostre jeusne est sans humilité il ne vaut rien et ne peut estre aggreable au Seigneur. Les philosophes payens ont ainsy jeusné, et leur jeusne n'a point esté regardé de Dieu. Les pecheurs jeusnent en cette sorte, mais parce qu'ils n'ont pas l'humilité cela ne leur profite aucunement. Or, comme d'apres l'Apostre, tout ce qui se luit sans la charité n'est point aggreé de Dieu, aussi dis je de mesme avec ce grand Saint, que si vous jeusnez sans humilité vostre jeusne ne vaudra rien; car si vous n'avez l'humilité vous n'avez pas la charité, et si vous estes sans charité vous estes aussi sans humilité, d'autant qu'il est presqu'impossible d'avoir la charité sans estre humble et d'estre humble sans avoir la charité, ces deux [185] vertus ayans une telle sympathie et convenance par ensemble qu'elles ne peuvent jamais aller l'une sans l'autre.

            Mais qu'est-ce jeusner par humilité? C'est ne point jeusner pour la vanité. Or, comme est-ce que l'on jeusne pour la vanité? En cent et cent façons qui nous sont marquées en la Sainte Escriture; mais je me contenteray de vous en dire une, car il ne faut pas charger vostre memoire de beaucoup de choses. Jeusner par vanité c'est jeusner par sa propre volonté, d'autant que cette propre volonté n'est point sans vanité, ou du moins sans tentation de vanité. Et qu'est-ce que jeusner par sa propre volonté? C'est jeusner comme on veut, et non point comme les autres veulent; jeusner en la façon qui nous plaist, et non point comme on nous l'ordonne et conseille. Vous en trouverez qui veulent jeusner plus qu'il ne faut, et d'autres qui ne veulent pas jeusner autant qu'il faut. Qui fait cela sinon la vanité et la propre volonté? car tout ce qui vient de nous nous semble estre meilleur, et nous est beaucoup plus aysé et facile que ce qui nous est enjoint par autruy, quoy que plus utile et propre pour nostre perfection. Cela nous est naturel et naist du grand amour que nous nous portons.

            Mettons un chacun la main à nostre conscience et nous trouverons que tout ce qui vient de nous, de nostre propre sens, choix et election nous l'estimons et aymons bien mieux que ce qui vient d'autruy. Nous y avons une certaine complaisance qui nous facilite les choses les plus ardues et difficiles, et cette complaisance est presque tousjours vanité. Vous trouverez des femmes qui veulent jeusner tous les samedis de l'année et non le Caresme; elles veulent jeusner à l'honneur de Nostre Dame et non à celuy de Nostre Seigneur, comme si Nostre Seigneur et Nostre Dame ne tenoyent pas rendu à l'un le culte qui est deferé à l'autre, et qu'en honnorant le Fils par le jeusne fait à son intention l'on ne contentast pas [186] la Mere, ou qu'en honnorant la Vierge l'on n'aggreast pas au Sauveur. Grande folie que celle-là! Mais voyez que c'est de l'esprit humain: parce que le jeusne que ces personnes s'imposent le samedy à l'honneur de nostre glorieuse Maistresse vient de leur propre volonté et election, il leur semble qu'il soit plus saint et qu'il les conduise à une plus grande perfection que ne feroit pas le jeusne du Caresme qui est commandé. Et telles sortes de gens ne jeusnent pas comme il faut, ains comme ils veulent.

            Il y en a d'autres qui pretendent jeusner plus qu'il ne la ut, et avec ceux cy l'on a plus de peine qu'avec les premiers. C'est ce qui faisoit que le grand Apostre se plaignoit, disant: Nous nous trouvons bien empeschés avec deux sortes de gens pour ce qui regarde le jeusne; car les uns ne veulent pas jeusner autant qu'ils doivent et ne se peuvent contenter des viandes permises (ce que l'ont encores aujourd'huy plusieurs mondains lesquels pour ce sujet alleguent mille raysons; mais je ne suis pas icy pour parler de telles choses, car c'est à des Religieuses à qui je m'addresse). Les autres, dit saint Paul, veulent plus jeusner qu'il ne faut. C'est avec ceux cy que nous avons le plus à faire: nous monstrons clairement aux premiers qu'ils contreviennent à la loy de Dieu, et qu'en ne jeusnant pas autant qu'il faut, tout en le pouvant faire, ils enfreignent les commandemens du Seigneur. Mais nous avons plus de peine avec les foibles et infirmes qui n'ont pas la force de jeusner; car ils ne veulent point ouyr de raysons ni se persuader qu'ils n'y sont pas tenus, et malgré que nous en ayons ils s'opiniastrent à jeusner plus qu'il n'est requis, ne voulans point user des viandes que nous leur ordonnons. Ces gens ne jeusnent point par humilité ains par vanité; ils ne reconnoissent pas qu'estans foibles et infirmes, ils feroyent beaucoup plus pour Dieu de ne pas jeusner par le commandement d'autruy et de se servir des viandes qui leur sont ordonnées, que de vouloir s'en abstenir par leur propre volonté; car si bien, à cause de leur foiblesse, leur bouche ne peut faire abstinence, il faut qu'ils fassent [187] jeusner les autres sens du corps et les passions et puissances de l'ame.

            Ne faites point, dit Nostre Seigneur, comme les hypocrites, lesquels quand ils jeusnent sont tristes et melancoliques à fin d'estre loués des hommes et estimés grans jeusneurs; mais que vostre jeusne se fasse en secret; lavez alors vostre face, oignez vostre chef, et vostre Pere celeste qui voit le secret de vostre cœur vous sçaura bien recompenser. Nostre divin Maistre n'entend pas par cecy que nous ne nous devons point soucier de l'edification du prochain; o non, car saint Paul dit: Que vostre modestie soit manifeste à tous. Ceux qui jeusnent la sainte Quarantaine ne s'en doivent point cacher, d'autant que l'Eglise ordonne ce jeusne et veut qu'un chacun sçache que nous l'observons; il ne le faut donques pas nier à ceux qui nous le demanderont pour leur edification, puisque nous sommes obligés d'oster tout sujet de scandale à nos freres. Mais quand Nostre Seigneur dit: Faites vostre jeusne en secret, il veut entendre: Ne le faites point pour estre veus ni estimés des creatures, ne faites point vos œuvres pour les yeux des hommes; soyez soigneux de les bien edifier, mais non pas à fin qu'ils vous estiment saints et vertueux. Ne soyez pas comme les hypocrites, ne taschez point de paroistre meilleurs que les autres en pratiquant plus de jeusnes et de penitences qu'eux.

            Le glorieux saint Augustin, en la Regle qu'il a escrite pour ses Religieux, et encores en celle de ses Religieuses (car il les a dressées toutes deux, et l'une apres l'autre), ordonne qu'on suive la communauté autant qu'il se peut, comme voulant dire: Ne soyez pas plus vertueux que les autres, ne veuillez pas faire plus de jeusnes, plus d'austerités, de mortifications qu'il ne vous en est ordonné; faites seulement ce que les autres font et ce qui vous est commandé par vos Regles, selon la maniere [188] de vivre que vous tenez, et vous contentez. Car quoy que le jeusne et les autres penitences soyent bonnes et louables, si est ce neanmoins que n'estans pas pratiquées par ceux avec lesquels vous vivez, il y auroit de la singularité et partant de la vanité, ou du moins quelque tentation de vous surestimer par dessus ceux qui ne font point comme vous, et cela par une certaine complaisance en vous mesmes, comme si vous estiez plus saints qu'eux en faisant de telles choses. Suivez donques en tout la communauté, dit le grand saint Augustin. Que les forts et robustes mangent ce qui leur est donné, gardent les jeusnes et austerités qui sont marqués, et qu'ils se contentent de cela; que les foibles et infirmes reçoivent ce qui leur est presenté pour leur infirmité, sans vouloir faire ce que font les robustes; et que les uns et les autres ne s'amusent point à regarder ce que celuy cy mange et ce que celuy là ne mange pas, ains que chacun demeure satisfait de ce qu'il a et de ce qui luy est donné: par ce moyen vous eviterez la vanité et particularité.

            Et que l'on ne m'amene point icy des exemples pour prouver qu'il n'y a point tant de mal à ne pas suivre la vie commune; que l'on ne me dise point qu'un saint Paul premier hermite a vescu des nonante ans dans une grotte sans ouyr la sainte Messe, et qu'il faut donc que je demeure retiré et en solitude en ma chambre pour y avoir des extases et ravissemens, au lieu de descendre pour aller aux Offices. Oh! que l'on ne m'apporte point cela, car ce qu'a fait saint Paul a esté par une inspiration particuliere, laquelle Dieu veut estre admirée mais non Imitée de tous. Dieu luy inspira cette retraitte si extraordinaire à fin de rendre recommandables les deserts qui estoyent pour lors inhabités et qui par apres devoyent estre habités par tant de si saints Peres; mais ce n'estoit pourtant pas à fin que chacun suivist saint Paul, ains seulement pour qu'il fust un mirouer et prodige de vertus, digne d'estre admiré et non imité de tous. Que l'on ne me rapporte point non plus un saint Simeon Stylite lequel demeura quarante quatre ans sur une colonne, luisant chaque jour deux cens actes d'adoration par des [189] genuflexions; car il agissoit de la sorte, aussi bien que saint Paul, par une inspiration toute particuliere, Dieu voulant faire voir en iceluy un miracle de sainteté, et comment les hommes sont appellés et peuvent mener en ce monde une vie toute celeste et angelique.

            Que l'on admire donques toutes ces choses, mais qu'on ne me dise point qu'il seroit mieux de se retirer à part, à l'imitation de ces grans Saints, sans se mesler avec les autres ni faire ce qu'ils font, et de s'adonner à de grandes penitences. O non, dit saint Augustin, ne paroissez point plus vertueux que les autres, contentez-vous de faire ce qu'ils font; accomplissez vos bonnes œuvres en secret et non pour les yeux des hommes. Ne faites pas comme l'araignée, qui represente les orgueilleux, ains comme l'avette, qui est le symbole de l'ame humble. L'araignée ourdit sa toile à la veue de tout le monde et jamais en secret; elle la va filant par les vergers, d'arbre en arbre, dans les maisons, aux fenestres, aux planchers, en somme sous les yeux de tous: elle ressemble en cela aux vains et hypocrites qui font toutes choses pour estre veus et admirés des hommes; aussi leurs œuvres ne sont-elles que des toiles d'araignées, propres à estre jettées dans le feu d'enfer. Mais les avettes sont plus sages et prudentes, car elles mesnagent leur miel dans la ruche où personne ne les peut voir, et outre cela elles se bastissent des petites cellules où elles continuent leur travail en secret; ce qui nous represente fort bien l'ame humble, laquelle est tousjours retirée en soy mesme, sans chercher aucune gloire ni louange de ses actions, ains elle tient son intention cachée, se contentant que Dieu la voye et sçache ce qu'elle fait.

            Je vous diray un exemple de cecy, mais familierement, car c'est ainsy que je veux traitter avec vous autres. Il est de saint Pacome, cet illustre Pere de Religieux, duquel je vous ay souvent parlé. Il se promenoit un jour avec quelques uns de ces bons Peres du desert, s'entretenant de devis pieux et devots; car voyez-vous, ces grans Saints ne parloyent jamais de choses vaines et inutiles, tous leurs discours estoyent de choses bonnes. [190] Donques, pendant cette conférence un des Religieux qui avoit fait deux nattes en un jour, vint les estendre au soleil en la presence de tous ces Peres. Ceux cy le virent bien, mais pas un ne pensa pourquoy il faisoit cela, car ils n'alloyent point picotant sur les actions des autres; ils creureut donques que leur Frere faisoit cela tout simplement; aussi n'en tirerent-ils aucune consequence. Ils ne censuroyent point les actions d'autruy, ils n'estoyent pas comme ceux qui vont tousjours espluchant les faits du prochain, faisant sur tout ce qu'ils voyent des livres, des commentaires et des interpretations.

            Ces bons Religieux ne penserent donques rien de celuy qui estendoit ainsy ses deux nattes; mais saint Pacome, qui estoit son Superieur et à qui seul il appartenoit d'examiner le mouvement qui le poussoit, entra un peu en consideration sur cette action; et comme Dieu donne tousjours sa lumiere à ceux qui le servent, il luy fit connoistre que ce Frere estoit conduit par un esprit de vanité et de complaisance pour ses deux nattes, et qu'il avoit fait cela à fin que luy et tous les autres Peres vissent qu'il avoit bien travaillé ce jour-là. Voyez-vous, ces anciens Religieux gaignoyent leur vie du travail de leurs mains, ils s'employoient non point à ce qu'ils vouloyent ou aymoyent, mais ouy bien à ce qu'on leur ordonnoit; ils exerçoyent leur corps par letravail manuel, et l'esprit par la priere et oraison, joignant ainsy l'action avec la contemplation. Or, leur occupation plus ordinaire estoit de tresser des nattes et chacun en devoit faire une par jour; le Frere dont nous parlons en ayant fait deux pensoit pour cela estre plus vaillant que les autres, c'est pourquoy il les vint estendre au soleil devant tous à ce qu'on le conneust. Mais saint Pacome, qui avoit l'Esprit de Dieu, les luy fit jetter au feu et demander à tous les Religieux de prier pour celuy qui avoit travaillé pour l'enfer; puis il le fit mettre cinq mois en prison pour penitence de sa faute, à fin de servir d'exemple aux autres et leur apprendre à faire leurs œuvres avec humilité.

            Que vostre jeusne ne ressemble point à celuy des [191] hypocrites, qui font les mines melancoliques et qui n'estiment saints que ceux qui sont maigres. Grande folie que celle cy! comme si la sainteté consistoit en la maigreur. Certes, saint Thomas d'Aquin n'estoit point maigre ains bien gros; et si, toutefois il estoit saint. De mesme plusieurs autres, qui n'estans pas maigres ne laissoyent pas d'estre grandement austeres et excellens serviteurs de Dieu. Mais le monde, qui ne regarde que l'exterieur, ne tient pour saints que ceux qui sont pasles et desfaits. Voyez-vous un peu que c'est de l'esprit humain: il ne considere que l'apparence et, comme vain, fait toutes ses œuvres pour paroistre devant les hommes. Or, dit Nostre Seigneur, ne faites pas comme ceux-là, ains que vostre jeusne se fasse en secret, pour les yeux de vostre Pere celeste, et il vous regardera et recompensera.

            C'est icy la troisiesme condition requise pour bien jeusner, à sçavoir, de regarder Dieu et de faire tout pour luy plaire, nous enfonçant en nous mesmes à l'imitation d'un grand Saint, lequel se retira en un lieu secret et escarté où il demeura quelque temps sans qu'on sceust où il estoit, se contentant que le Seigneur et ses Anges le conneussent. Cependant, quoy que tous les hommes doivent chercher de ne plaire qu'à Dieu, si est-ce que les Religieuses et les personnes qui luy sont dediées doivent avoir un soin tout particulier de cecy, ne visant qu'à luy, se contentant que luy seul voye leurs œuvres et n'attendant aussi que de luy leur recompense. C'est ce qu'enseigne tres bien ce grand Pere de la vie spirituelle, Cassian, au livre de ses Collations, qui est du tout admirable. (Plusieurs Saints en faisoyent un si grand estât qu'ils ne se couchoyent jamais sans en avoir leu un chapitre pour recueillir leur esprit en Dieu.) Il dit donc: Que te proffitera-t-il de faire ce que tu fais pour les yeux des creatures? Rien que vanité et complaisance, qui ne sont bonnes que pour l'enfer; mais si tu accomplis ton jeusne et toutes tes œuvres pour plaire à Dieu seul, tu travailleras pour l'eternité, sans te complaire en toy mesme, ni te soucier si tu es veu ou non des hommes, d'autant que ce que tu fais n'est pas pour eux, et que ce [192] n'est point d'eux que tu attens ta recompense. Il faut donc faire nostre jeusne en humilité et en verité et non en mensonge et hypocrisie, c'est à dire pour Dieu et pour aggreer à luy seul.

            Il ne faut pas se servir de grans discours et discretion pour entendre pourquoy le jeusne est commandé, s'ill'est pour tous ou seulement pour quelques uns. Chacun scait qu'il est ordonné en expiation du peché de nostre premier pere Adam, lequel prevariqua en rompant le jeusne qui luy estoit enjoint par la defense de manger du fruit de l'arbre de science; pour ce, il faut que la bouche fasse penitence en s'abstenant des viandes prohibées. Plusieurs ont des difficultés sur ce sujet; mais je ne suis pas icv pour y respondre, ni moins pour dire quels sont ceux qui sont obligés au jeusne. O non, car nul n'ignore que les enfans n'y sont point tenus, ni les personnes de soixante ans.

            Laissons donques cela, et voyons plustost, par trois exemples que je vous rapporteray, combien c'est une chose dangereuse de vouloir faire les discrets sur les commandemens de Dieu ou de nos Superieurs. Deux seront tirés de la Sainte Escriture, et l'autre, de la Vie de saint Pacome. Le premier est celuy d'Adam, lequel ayant receu de Dieu le commandement de ne point manger du fruit defendu, sous peine de perdre la vie, le serpent vint conseiller à Eve d'enfreindre ce commandement, elle l'escouta et emporta son mary. Et discourant sur la defense qui leur estoit faite: Hé quoy, dirent-ils, dirent-ils, encores que Dieu nous ayt menacés de la mort, si est-ce que pour cela nous ne mourrons pas, car il ne nous a pas creés, pour nous faire mourir. Ils en mangerent, et moururent de la mort spirituelle.

            Le second exemple est de certains disciples de Nostre Seigneur lesquels, entendans qu'il parloit de leur donner sa chair et son sang en viande et breuvage, voulurent faire les discrets et prudens, demandant comment pourroit-on manger la chair et boire le sang d'un homme? Mais comme ils vouloyent raysonner là dessus, nostre divin Maistre les rejetta. [193]

            Le troisiesme est tiré de la Vie de saint Pacome. Celuy cy estant un jour sorti de son monastere pour quelque affaire qu'il avoit dans la grande abbaye de son Ordre, où vivoyent trois mille moines, recommanda à ses Freres d'avoir soin de quelques petits Religieux qui estoyent venus à luy par une particuliere inspiration. Comme la sainteté de ces Peres du desert s'estoit espanchée par tout, de pauvres jeunes enfans y accouroyent et prioyent le Saint de les recevoir en leur maniere de vivre. Luy, connoissant qu'ils estoyent envoyés de Dieu, les avoit receus et en avoit une sollicitude toute particuliere; c'est pourquoy en s'en allant il recommanda fort soigneusement qu'on les recreast et qu'on leur fist manger des herbes cuites. Voyla toutes les mignardises qu'on faisoit à ces enfans. Mais le saint Pere estant parti, les anciens Religieux pretendant estre plus austeres, ne voulurent plus manger d'herbes cuites, ains se contenterent d'en manger de crues. Ce que voyant, ceux qui les traittoyent penserent que c'estoit chose perdue d'en faire cuire puisque nul n'en prenoit que ces enfans.

            Or, saint Pacome revenant, ils sortirent tous à guise d'abeilles, courant au devant de luy: qui luy baysoit la main, qui la robe, comme à leur cher Pere. En fin un petit Religieux luy vint dire: O mon Pere, qu'il me tardoit que vous revinssiez, car nous n'avons point mangé d'herbes cuites despuis vostre despart! Ce qu'entendant, il fut fort touché, et ayant fait appeller le cuisinier il luy demanda pourquoy il n'avoit point fait cuire d'herbes. Celuy cy luy respondit que c'estoit parce que nul n'en mangeoit que ces enfans, et qu'il avoit pensé que c'estoit chose perdue; mais qu'il ne s'estoit pas reposé, ains avoit fait des nattes. Sur cela le saint Pere luy fit en presence de tous une bonne correction, puis il commanda que l'on jettast au feu toutes ses nattes ou stolles, disant qu'il failloit brusler ce qui estoit fait sans obeissance; car, adjousta-t-il, je sçavois bien ce qui estoit propre pour ces enfans, lesquels il ne faut pas traitter comme les anciens; et cependant vous avez voulu, contre l'obeissance, faire les discrets. Voyla comme ceux qui oublient [194] les ordonnances et commandemens de Dieu, qui font des interpretations ou qui veulent faire des prudens sur les choses commandées se mettent en peril de mort; car tout leur travail accompli selon la propre volonté ou la discretion humaine n'est digne que du feu.

            C'est ce que j'avois à vous dire touchant le jeusne et ce qu'il faut observer pour bien jeusner. La premiere chose est que vostre jeusne soit entier et general, c'est à sçavoir que vous fassiez jeusner tous les membres du corps et les puissances de l'ame: portant la veuë basse, ou du moins plus basse qu'à l'ordinaire; gardant plus de silence, ou du moins le gardant plus ponctuellement que de costume; mortifiant l'ouye et la langue pour n'entendre ni dire rien de vain et inutile; l'entendement, pour ne considerer que des sujets saints et pieux; la memoire, en la remplissant du souvenir de choses aspres et douloureuses et quittant les joyeuses et gracieuses; en fin tenant en bride vostre volonté, et vostre esprit aux pieds du Crucifix et en quelque sainte et dolente pensée. Si vous faites cela vostre jeusne sera entier, interieur et exterieur, car vous mortifierez le corps et l'esprit. La seconde condition est que vous n'accomplissiez pas vostre jeusne ni vos œuvres pour les yeux des hommes, et la troisiesme, que vous fassiez toutes vos actions, et par consequent vostre jeusne, pour plaire à Dieu seul, auquel soit honneur et gloire par tous les siecles des siecles. Au nom du Pere, du Fils et du Saint Esprit. Amen. [195]

 

LV. Sermon pour le premier Dimanche de Carême

 

13 février 1622

 

Fili, accedens ad servitutem Dei, præpara

animam tuam ad tentationem.

Mon fils, venant au service de Dieu,

prepare ton ame a la tentation.

ECCLI., II, 1.

 

            C'est un advertissement du Sage: Mon fils, dit-il, qui as dessein de servir Dieu, prepare ton ame à la tentation; car c'est une verité infaillible que nul n'est exempt de tentation lors qu'il est bien resolu de servir Dieu. Cela estant, Nostre Seigneur a voulu luy mesme y estre sujet pour nous monstrer comme nous devons resister à la tentation. Ainsy que les Evangelistes nous racontent, il fut conduit par l'Esprit au desert pour estre tenté; sur lequel mystere je tireray des documens pour nostre instruction particuliere, le plus familierement qu'il me sera possible.

            Premierement je remarque que, bien que nul ne puisse estre exempt de tentation, nul pourtant ne la doit rechercher ni aller de soy mesme au lieu où elle se trouve; car indubitablement, celuy qui la cherchera perira en icelle. C'est pourquoy les Evangelistes disent que Nostre Seigneur fut conduit par l'Esprit au desert pour estre tenté; ce ne fut donques point par son choix (je dis quant à sa nature humaine) qu'il alla au lieu de la tentation, ains porté par l'obeissance qu'il devoit à son Pere celeste.

            Je trouve dans la Sainte Escriture deux jeunes princes [196] qui nous fournissent d'exemples sur ce sujet, dont l'un rechercha la tentation et perit en icelle, et l'autre au contraire ne la recherchant point la rencontra neanmoins ci demeura victorieux dans le combat. David, au temps que les rois devoyent aller à la guerre et que mesme son armée estoit au front de l'ennemy, s'en alla promener sur une galerie, demeurant oyseux comme s'il n'eust eu rien à faire. Se tenant ainsy dans la faineantise il fut surmonté par la tentation; car Bethsabée, cette dame inconsiderée, vint se laver et baigner en un lieu où elle pouvoit estre veuë de la galerie du Roy. Trait d'une imprudence nompareille certes, lequel je ne puis excuser, bien que plusieurs autheurs modernes la veuillent rendre excusable disant qu'elle n'y pensoit pas. Se venir laver en un lieu où elle s'exposoit à estre regardée des galeries du palais royal, c'est une inconsideration tres grande. Bref, qu'elle y pensast ou non, ce jeune prince David commençant à laisser jouer ses yeux la regarda, et par apres perit en la tentation qu'il avoit recherchée par son oysiveté et faineantise. Voyez-vous, l'oysiveté est une grande puissance pour la tentation. Et ne dites point: Je ne la recherche pas, je me tiens seulement sans rien faire. C'est assez pour estre tenté, car la tentation a une merveilleuse force sur nous quand elle trouve oysifs. Oh! si David fust allé à la guerre au temps qu'il estoit obligé de s'y rendre, ou s'il se fust occupé en quelque chose de bon, la tentation n'eust pas eu le pouvoir de l'attaquer, ou du moins de le surmonter et de le vaincre.

            Au contraire, le jeune prince Joseph, qui fut par apres vice roy d'Egypte, ne rechercha nullement la tentation, de sorte que la rencontrant il ne perit point en icelle. Il fut vendu par ses freres, et la femme de son maistre le porta dans le peril; mais luy, qui n'avoit jamais mignardé ni regardé les doux yeux de sa maistresse, resista genereusement à ses assauts et demeura vainqueur, triomphant ainsy et de la tentation et de celle-là mesme qui la luy donnoit. Si nous sommes conduits par l'Esprit de Dieu au lieu de la tentation ne craignons point, ains [197] tenons-nous asseurés qu'il nous rendra victorieux; mais ne la recherchons pas, ni ne l'allons point agacer, pour saints et genereux que nous pensions estre, car nous ne sommes pas plus vaillans que David ou que nostre divin Maistre mesme qui ne la voulut point chercher. Nostre ennemy est comme un chien attaché; si nous ne l'approchons pas il ne nous fera nul mal, bien qu'il tasche de nous espouvanter en abbayant contre nous.

            Mais voyons un peu, je vous prie, comme c'est une chose certaine que venant au service de Dieu nul ne peut eviter la tentation. Nous en pourrions donner beaucoup d'exemples, mais un ou deux me suffiront. Ananias et Saphira font vœu de se consacrer, eux et leurs biens, à la perfection dont tous les premiers Chrestiens faisoyent profession, se sousmettans à l'obeissance des Apostres. Ils n'ont pas si tost fait leur dessein que la tentation les attaque, ainsy que dit saint Pierre: Qui vous a tentés de mentir au Saint Esprit? Et le grand Apostre saint Paul, dès qu'il se fut donné au service divin et rangé du parti du Christianisme, le voyla tout incontinent tenté pour le reste de sa vie, luy qui tandis qu'il estoit ennemy de Dieu et qu'il persecutoit les Chrestiens n'avoit jamais senti les atteintes d'aucune tentation; au moins ne nous en tesmoigne-t-il rien par ses escrits, ains seulement dès qu'il fut converti par Nostre Seigneur.

            C'est donques un document fort necessaire de preparer nostre ame à la tentation; c'est à dire que, où que nous soyons et pour parfaits que nous puissions estre, il se faut tenir asseurés qu'elle nous attaquera; partant l'on s'y doit disposer et se pourvoir des armes necessaires pour combattre vaillamment à fin de remporter la victoire, puisque la couronne n'est que pour les combattans et vainqueurs. Nous ne nous devons jamais confier en nos forces ni en nostre vaillance et aller rechercher la tentation pensant la terrasser, mais si nous la rencontrons où l'Esprit de Dieu nous a portés, il nous faut tenir fermes en la confiance que nous devons avoir qu'il nous fortifiera contre les attaques de nostre ennemy, pour furieuses qu'elles puissent estre. [198]

            Passons outre, et considerons un peu de quelles armes se servit Nostre Seigneur pour rembarrer le diable qui le vint tenter au desert. Non autres, mes cheres ames, sinon celles dont parle le Psalmiste dans le Psalme que nous recitons tous les jours à Complies: Qui habitat in adjutorio Altissimi, dans lequel nous apprendrons une doctrine admirable. Il dit donques ainsy, comme s'il ne se fust addressé aux Chrestiens ou à quelqu'un en particulier: O que vous estes heureux, vous qui estes armés de la verité de Dieu, car elle vous servira comme d'un bouclier contre les traits de vos ennemis, et fera que vous demeurerez victorieux. Ne craignez donques point, o ames bonites, qui estes armées de cette armeure de verité. Non, ni les craintes nocturnes, car vous n'y tresbucherez point; ni les sagettes qui volent en l'air en plein jour, car elles ne vous sçauroyent offencer; ni les negociations qui se font en la nuit, ni moins l'esprit qui marche et se monstre en plein midy.

            O que Nostre Seigneur et Maistre estoit divinement bien amé de verité, puisqu'il estoit la verité mesme. Cette verité dont parle le Psalmiste n'est autre que la foy. Quiconque est armé de la foy ne doit rien craindre, et c'est l'unique arme necessaire pour rembarrer et confondre nostre ennemy; car qu'est-ce, je vous prie, qui pourra nuire à celuy qui dira: Credo, «Je crois en Dieu» qui est nostre Pere, et nostre «Pere tout puissant?» En disant ces paroles nous monstrons que nous ne nous confions point en nos forces, et que ce n'est qu'en la vertu de Dieu, «Pere tout puissant,» que nous entreprenons le combat et que nous esperons la victoire. Non, n' allons point de nous mesmes au devant de la tentation par aucune presomption d'esprit, ains seulement repoussons-la quand Dieu permet qu'elle nous attaque et qu'elle nous vienne chercher où. nous sommes, comme elle fit Nostre Seigneur au desert. Or, nostre cher Maistre surmonta son ennemy en se servant des parolles de la Sainte Escriture pour toutes les tentations qu'il luy presenta.

            Mais je desire que nous sçachions que le Sauveur n'estoit pas tenté comme nous autres et que la tentation [199] ne pouvoit pas estre en luy comme en nous, car il estoit un fort inexpugnable où elle n'avoit aucun acces. Tout de mesme qu'un homme qui seroit vestu du haut en bas de fin acier ne pourroit en façon quelconque estre offencé par les coups de pique, d'autant qu'elle glisseroit de part et d'autre sans seulement esgratigner les armes; ainsy la tentation pouvoit bien environner Nostre Seigneur, mais non jamais entrer en luy ni faire aucune lesion à son integrité et à sa parfaite pureté. Nous autres, au contraire, si bien par la grace de Dieu nous ne consentons pas aux tentations et evitons la coulpe et le peché en icelles, nous demeurons neanmoins pour l'ordinaire un peu blessés de quelque importunité, trouble ou esmotion qu'elles produisent en nostre cœur. Nostre divin Maistre ne pouvoit avoir la foy, d'autant qu'il possedoit en la partie superieure de son ame, dès l'instant qu'elle commença d'estre, une connoissance parfaite des choses que la foy nous enseigne; cependant il voulut se servir de cette vertu pour rembarrer l'ennemy, non pour autre rayson, mes cheres ames, sinon pour nous enseigner tout ce que nous avions à faire. Ne recherchons donc point d'autres armes ni d'autres inventions pour refuser nostre consentement à la tentation, sinon de dire: «Je crois.» Et que croyez-vous? «En Dieu, mon Pere tout puissant.»

            Saint Bernard, sur ces parolles du Psalme que nous avons allegué, dit que les craintes nocturnes dont parle le Psalmiste sont de trois sortes; d'où je tire le troisiesme document. La premiere est la crainte des couards et paresseux, la seconde, celle des enfans, et la troisiesme, celle des delicats. La crainte est la premiere tentation que l'ennemy presente à ceux qui sont resolus de servir Dieu, car dès aussi tost qu'on leur enseigne ce que la perfection requiert de nous: Helas! pensent-ils, jamais je ne pourray faire cela. Il leur semble quasi qu'il y a de l'impossibilité de parvenir au faiste d'icelle, et diroyent volontiers: O Dieu, la perfection qu'il faut avoir ceans, ou en la sorte de vie et de vocation en laquelle je suis, est trop eminente pour moy, je n'y sçaurois atteindre. [200] Hé, ne vous troublez point et ne faites point ces chimeres d'apprehension de ne pouvoir accomplir ce à quoy vous vous estes obligées, puisque vous estes armées et environnées de la verité de Dieu et de sa parolle; car vous ayant appellées à cette maniere de vie et en cette maison, pourveu que vous marchiez simplement en vostre observance, il vous fortifiera et vous donnera la grace de perseverer et de faire ce qui est requis pour sa plus grande gloire et pour vostre plus grand salut, c'est à dire vostre plus grande felicité.

            Ne vous estonnez donques point, et ne faites pas comme les paresseux qui se troublent quand ils se resveillent la nuit par l'apprehension que le jour viendra bien tost auquel il faudra travailler. Les paresseux et couards apprehendent tout et trouvent toutes choses dures et difficiles, et cela parce qu'ils s'amusent plus à penser à la niaise et lasche imagination qu'ils se sont forgée de la difficulté future, que non pas à ce qu'ils ont presentement à faire. Oh, disent-ils, si je m'adonne au service de Dieu il me faudra tant travailler pour resister aux tentations qui m'attaqueront! Vous avez bien rayson, car vous n'en serez pas exempts, d'autant que c'est une regle generale que tous les serviteurs de Dieu sont tentes, ainsy que l'escrit saint Hierosme en cette belle epistre qu'il addresse à sa chere fille Eustochium.

            A qui voulez-vous, je vous prie, que le diable presente ses tentations sinon à ceux qui les mesprisent? Les pecheurs se tentent eux mesmes, le demon les tient desja pour siens: ils sont ses confederés parce qu'ils ne rejettent point ses suggestions, ains au contraire ils les cherchent et la tentation reside en eux. Au monde le diable ne se travaille pas beaucoup pour tendre ses embusches; mais ès lieux retirés, c'est là où il pense avoir un grand gain en faisant descheoir les ames qui s'y enferment pour servir plus parfaittement la divine Majesté. Saint Thomas s'esmerveilloit grandement dequoy les plus grans pecheurs s'en alloyent par les rues, rians et joyeux comme si leurs pechés ne leur pesoyent point sur la conscience. Et qui ne s'en estonneroit? voir une ame hors de la [201] grace de Dieu se resjouir! O que leurs joyes sont vaines et leurs allegresses trompeuses, car elles sont suivies des douleurs et des regrets eternels. Laissons-les, je vous prie, et retournons à cette crainte des paresseux.

            Ils sont tousjours à se lamenter; et de quoy? Dequoy, dites-vous, helas! il faut travailler; et cependant je pensois qu'il suffisoit de s'embarquer en la voye de Dieu et en son service pour se reposer. Mais ne sçavez-vous pas que la faineantise et l'oysiveté fit perir le pauvre David en la tentation? Vous voudriez, à l'adventure, estre de ces soldats de garnison lesquels ont tout à souhait dans une bonne ville: ils sont joyeux, ils sont maistres de la maison de l'hoste, ils couchent dans son lit et font bonne chere; ils s'appellent neanmoins soldats, faisans des vaillans et courageux tandis qu'ils ne vont point à la bataille ni à la guerre. Mais Nostre Seigneur ne veut point de ces guerriers en son armée, il veut des combattans et des vainqueurs, et non pas des faineans et des couards; il a voulu estre tenté et attaqué luy mesme pour nous donner exemple.

            Hé, ne craignez rien, je vous prie, puisque vous estes environnés de l'armeure de la verité et de la foy. Levez-vous de vostre lit, paresseux, car il est temps, et ne vous espouvantez pas du travail de la journée, car c'est une chose ordinaire que la nuit estant donnée pour le repos, le jour qui vient apres est destiné au travail. Sortez, de grace, de vostre couardise, et mettez bien avant en vostre esprit cette verité infaillible que tous doivent estre tentés, que tous se doivent tenir prests pour combattre à fin de remporter la victoire. Puisque la tentation a une merveilleuse force sur nous quand elle nous trouve oyseux, travaillons donques et ne nous lassons point, si nous ne voulons perdre le repos eternel qui nous est preparé pour nous recompenser de nos travaux. Confions-nous en Dieu, qui est nostre «Pere tout puissant,» en la vertu duquel toutes choses nous seront rendues faciles, quoy que d'abord elles nous espouvantent un peu.

            La deuxiesme crainte nocturne est, ainsy que dit saint [202] Bernard, celle des enfans. Les enfans, si vous y prenez garde, sont grandement craintifs dès qu'ils sont hors du sein de leur mere; de sorte que s'ils voyent un chien qui abbaye, soudain ils se prennent à crier et ne cessent point qu'ils ne soyent aupres de leur maman. Entre ses bras ils vivent en asseurance et ne pensent pas que rien leur puisse nuire, pourveu qu'ils tiennent sa main. Hé, donques, veut dire le Psalmiste, que craignez-vous, vous qui estes environnés de la verité et armés du fort bouclier de la foy qui vous apprend que Dieu est vostre «Pere tout puissant?» Tendez-luy la main et ne vous espouvantez point, car il vous sauvera et protegera contre tous vos ennemis. Ne voyez-vous pas que saint Pierre, quand il croyoit enfoncer dans la mer, apres qu'il eut fait cet acte si genereux de s'y jetter et de marcher sur les eaux pour s'approcher plus promptement de nostre divin Sauveur qui l'appelloit, soudain qu'il commença à craindre et en mesme temps à s'enfoncer, Seigneur, s'escria-t-il, sauvez-moy. Et tout incontinent son bon Maistre luy tendit la main, et par tel moyen le garantit du Bailliage. Faisons-en de mesme, mes cheres ames; si nous sentons que le courage nous manque et que nous enfonçons dans nos tentations, crions à haute voix pleins de confiance: Seigneur, sauvez-moy, et ne doutons pas que Dieu ne nous fortifie et nous empesche de perir.

            Il faut remarquer qu'il y en a aucuns, lesquels faisans les courageux vont de nuit seuls en quelque part; mais dès qu'ils entendent tomber une petite pierre du plancher, ou qu'ils oyent seulement courir une souris se prennent à crier: O mon Dieu! Qu'est-ce, leur dit-on, qu'avez-vous trouvé? J'ay ouy. Et quoy? Je ne sçay. Ou bien il s'en rencontre d'autres qui, allans aux champs, des qu'ils voyent de loin l'ombre des arbres s'espouvantent bien fort, croyant que c'est quelqu'un qui les attend. Chimere et enfance tres grande! Telles sont bien souvent les personnes qui viennent nouvellement au service de Dieu: elles font les hardies, il semble qu'elles ne [203] mangeront jamais assez le crucifix et que rien ne leur sçauroit suffire; elles ne pensent rien moins que de vivre tousjours'en repos et tranquillité, et que chose aucune ne pourra surmonter leur courage et generosité.

            C'est ce qui arriva au pauvre saint Pierre, lequel estant encores fort enfant en la vie spirituelle, fit cet acte de generosité dont je parlois tantost; mais il en fit encores un autre par apres qui luy cousta cher: ce fut lors que Nostre Seigneur annonçoit à ses Apostres comment il devoit souffrir la mort. Saint Pierre, qui estoit grandement prompt à parler mais lasche et couard à faire, commença à se vanter: Quoy, Seigneur, tu dis que tu dois aller à la mort? et moy aussi je ne t'abandonneray jamais. Et le Seigneur poursuivant: Je seray fouetté. Et moy aussi pour l'amour de toy. Je seray couronné d'espines. Et moy aussi de mesme. Bref, il ne cedoit en rien à son bon Maistre, et plus Nostre Seigneur encherissoit sur la grandeur de ses peines, plus aussi il s'eschauffoit à asseurer qu'il en feroit autant. O Dieu, qu'il fut bien trompé quand il se vit si lasche et craintif en l'execution de ses promesses au temps de la Passion de son Sauveur! Il eust bien mieux valu au pauvre saint Pierre de se tenir en humilité et de s'appuyer sur les forces de Nostre Seigneur, que non pas de se confier vainement en la ferveur qu'il sentoit pour lors.

            De mesme en arrive-t-il à ces jeunes ames qui tesmoignent tant d'ardeur en leur conversion: tandis que ces premiers sentimens de devotion durent elles font des merveilles; il leur semble que rien n'est difficile au chemin de la perfection et que rien ne peut attiedir leur courage; elles desirent tant d'estre mortifiées, d'estre bien esprouvées à fin de monstrer leur generosité et le feu qui brusle dans leur poitrine! Mais helas, attendez un peu, car si elles entendent courir une souris, je veux dire, si la consolation et les sentimens de devotion qu'elles ont eus jusqu'alors viennent à se retirer, et si quelque petite tentation les attaque: Helas, disent-elles, qu'est-ce que cecy? Elles commencent à craindre et à se troubler. Tout leur semble pesant si elles ne sont [204] tousjours dans le sein de leur Pere celeste, s'il ne leur donne des suavités et ne tient leur bouche emmiellée; elles peuvent vivre contentes ni en asseurance si elles ne reçoivent sans cesse des consolations et jamais de peines. O que ma condition est miserable! disent-elles; je suis au service de Nostre Seigneur où je pensois vivre eu repos, et cependant les tentations, et de diverses sortes, sont venues et ne font que me travailler; mes passions m'importunent merveilleusement, bref, je n'ay pas une pauvre heure de vraye tranquillité.

            Pensez-vous, mes cheres ames, leur peut-on respondre, qu'en la solitude et en la retraitte il ne se rencontre point de tentations? O que vous estes bien trompées! Nostre divin Maistre ne fut point attaqué de l'ennemy tandis qu'il vivoit parmi les pharisiens et publicains, ains seulement lors qu'il se retira au desert. Il n'y a aucun lieu où la tentation n'ayt acces; ouy mesme dans le Ciel, où elle nasquit dans le cœur de Lucifer et de ses Anges, et les jetta quant et quant dans la damnation et perdition. L'emmemy la porta au paradis terrestre; avec icelle il fit descheoir nos premiers peres de la justice originelle dont Dieu les avoit doués. La tentation entra dans la congregation des Apostres mesmes: et pourquoy donques vous estonnerez-vous si elle vous attaque?

            Si vous eussiez esté du temps de Nostre Seigneur, je dis tandis qu'il vivoit de sa vie mortelle, et que rencontrant sa tres sainte Mere, nostre glorieuse Maistresse, elle vous eust laissé le choix d'un lieu pour faire vostre demeure, sans doute vous l'eussiez interrogée ainsy: Madame, où est vostre Fils? Elle vous auroit respondu: Mon Fils est au desert; il y doit demeurer quarante jours, en jeusnant, veillant et priant continuellement. O Madame, eussiez-vous reparti, je ne veux point d'autre lieu que le desert où est mon Sauveur. Mais si la Sainte Vierge vous eust demandé: Pourquoy desirez-vous ce lieu pour vostre demeure? C'est parce que où est Nostre Seigneur tous biens abondent, la consolation n'y manque point et la tentation n'y peut avoir entrée. O que vous estes bien trompées! c'est justement parce que nostre divin [205] Sauveur y est que la tentation s'y trouve. Nous eussions bien eu de l'espouvante, car le diable y vint tout à descouvert; il ne fit pas avec Nostre Seigneur comme avec saint Pacome ou avec saint Antoine, lesquels il effraya par des bruits et tintamarres qu'il fit autour d'eux, faisant fendre le ciel et la terre devant leurs yeux pour les faire craindre et fremir comme des enfans. Neanmoins ces saints Peres le rabattoyent et se moquoyent de luy et de ses artifices, prononçant quelques passages de l'Escriture Sainte. Mais voyant sur la face de nostre cher Sauveur la force, la constance, la generosité et l'asseurance, le diable pensa bien qu'il ne gaigneroit rien de le traitter de la sorte; si qu'il vint visiblement à luy pour luy presenter ses tentations avec une impudence nompareille. Ce qu'il fit non seulement ces trois fois dont l'Evangile fait mention, ains plusieurs autres durant les quarante jours qu'il demeura au desert; mais les Evangelistes se sont contentés de marquer ces trois, comme estans les plus grandes et les plus signalées.

            Helas, disent ces jeunes apprentifs de la perfection, que ferons-nous? Mes passions, que je pensois avoir mortifiées par la fervente resolution que j'avois faite de ne les plus suivre, me tourmentent grandement. Helas! il est vray; tantost je suis pressé de chagrin, et un peu apres il me semble qu'il n'y a pas moyen de passer outre, tant le descouragement me poursuit. Mon Dieu, la grande pitié que le seul desir de la perfection ne suffise pas pour l'avoir, mais qu'il la faille acquerir à la sueur de nostre visage et à force de travail! Hé, ne sçavez-vous pas que Nostre Seigneur voulut estre tenté durant les quarante jours qu'il fut au desert, pour nous apprendre que nous le serions tout le temps que nous demeurerions au desert de cette vie mortelle, qui est le lieu de nostre penitence? car la vie du parfait Chrestien est une continuelle penitence. Consolez-vous, je vous prie, et prenez courage, ce n'est pas maintenant l'heure du repos.

            Mais je suis si imparfaite, dites-vous. Je le crois bien; aussi ne pensez pas pouvoir vivre sans commettre des imperfections, d'autant que cela est impossible tandis que [206] vous serez en cette vie. Il suffit que vous ne les aymiez pas et qu'elles ne vivent point dans vostre cœur, c'est à dire que vous les commettiez pas volontairement et que vous ne veuilliez pas perseverer en vos defauts. Cela estant, demeurez en paix et ne vous troublez point pour la perfection que vous desirez tant; il suffit que vous l'ayez en mourant. Ne soyez pas si craintifs, marchez asseurement; si vous estes armés de l'armeure de la foy, rien ne vous sçauroit nuire.

            La troisiesme crainte nocturne est celle des delicats. Or, ceux cy ne craignent pas seulement ce qui les peut porter au mal, mais ce qui peut en quelque façon destourner ou troubler leur repos; ils ne voudroyent pas qu'un seul petit bruit de je ne sçay quoy se mist entre Dieu et eux, d'autant qu'ils se sont fourré bien avant en l'imagination qu'il y a une certaine quietude et accoisement tel que qui le peut avoir se trouve tousjours en paix si bien heureux. Partant ils veulent en jouir, demeurant tousjours pieds de Nostre Seigneur comme Magdeleine, pour y savourer continuellement les suavités, les douceurs et tout ce qui est emmiellé et qui distille de la bouche sacrée de leur Maistre, sans que jamais Marthe ne le vienne resveiller ni murmurer contre eux, pour prier Nostre Seigneur de les faire travailler. Cette suavité si habiles et si courageux, ce leur semble, que nul n'est comparable à leur perfection; il n'y a rien de trop pesant pour eux, bref ils se voudroyent fondre pour plaire à leur Bien-Aymé, qu'ils ayment d'un amour si parfait.

            Ouy certes, pourveu qu'il continue les consolations et à les traitter tendrement; car au demeurant, s'il cesse de le faire, c'est tout perdu: il n'y a rien de si affligé qu'il sont, leur peine est insupportable, ils ne cessent de se plaindre. O mon Dieu, qu'y a-t-il? Helas, disent-ils, qu'il y a? j'ay bien sujet de me plaindre. Mais encor, qu'y a-t-il, je vous prie, qui vous tourmente? C'est que je ne suis pas sainte. Vous n'estes pas sainte! et qui vous l'a dit que vous ne l'estes pas? Peut estre ce qui vous le fait penser c'est qu'on vous a reprise de quelque [207] defaut. Si cela est, ne vous mettez pas en si grand peine, car possible c'est parce que vous l'estes qu'on vous a corrigée, à fin de vous rendre tousjours plus parfaite. Vous devez sçavoir que ceux qui ont une vraye charité ne peuvent souffrir de voir quelque defaut au prochain qu'ils ne taschent de l'arracher par la correction, et sur tout en ceux qu'ils estiment saints ou fort avancés en la perfection, parce qu'ils les croyent plus capables de la recevoir; ils veulent aussi par ce moyen les faire croistre tousjours plus en la connoissance d'eux mesmes qui est si necessaire à un chacun.

            Mais cela trouble mon repos. C'est bien dit, certes; hé, croyez-vous qu'en cette vie vous puissiez avoir une quietude si permanente qu'elle ne doive point recevoir de divertissement? Il ne faut pas desirer les graces que Dieu ne fait pas communement; ce qu'il a fait pour une Magdeleine ne doit pas estre souhaitté de nous autres. Bienheureux serons-nous si nous avons cette tranquillité de l'ame en mourant, voire seulement apres nostre mort. Ne pensez pas non plus que la Magdeleine eust la jouissance de cette tant aymable contemplation qui la tenoit en un si doux repos avant d'avoir passé par des espineuses difficultés, par la voye d'une aspre penitence et avant d'avoir avalé les amertumes d'une confusion tres grande; car allant chez le Pharisien pour pleurer ses pechés et en obtenir le pardon elle souffrit les murmures que l'on faisoit contre elle, la mesestimant et nommant pecheresse et femme de mauvaise vie. Ne pensez pas non plus vous rendre dignes de recevoir ces divines suavités et consolations, ni d'estre eslevées par les Anges comme elle l'estoit plusieurs fois le jour, si vous ne voulez premierement souffrir avec elle les confusions, les mespris et censures que meritent tres bien nos imperfections, lesquelles nous exerceront de temps à autre, veuillons-nous ou non; car cette regle est generale, que nul ne sera si saint en cette vie qu'il ne soit sujet à en commettre tousjours quelqu'une.

            Il se faut donques tenir ferme et tranquille en la connoissance de cette verité, si nous voulons que nos [208] imperfections ne nous troublent point par la vaine pretention que nous pourrions avoir de n'en point commettre. Et comme nous devons avoir une ferme et invariable resolution de ne pas nous rendre si lasches que d'en faire volontairement, aussi devons-nous estre inebranlables en cette autre resolution de ne nous pas estonner ni troubler voyant que nous sommes sujets à tomber en icelles, voire encores que ce fust souvent, nous confiant en la bonté de Dieu qui pourtant ne nous en ayme pas moins. Mais je ne seray jamais capable de recevoir les divines caresses de Nostre Seigneur tandis que je seray si imparfaite, puisque je ne pourray m'approcher de luy qui est si souverainement parfait. Quelle correspondance, je vous prie, y peut-il avoir de nostre perfection à la sienne, de nostre pureté à la sienne, veu qu'il est la pureté mesme? En fin, faisons de nostre costé ce que nous pouvons, et demeurons en repos pour le reste. Que Dieu nous face part ou non de ses consolations, il faut nous tenir sousmis à sa tres sainte volonté qui doit estre la maistresse et conductrice de nostre vie; apres quoy nous n'avons rien à desirer.

            Le Psalmiste donques nous asseure, ainsy que l'interprete saint Bernard, que celuy qui a la foy et s'est armé de la verité ne craindra point ces craintes nocturnes ni des paresseux, ni des enfans, ni moins des delicats. Mais il passe plus outre, et dit qu'il ne craindra non plus les sagettes qui volent en plein jour; et cecy est le quatriesme document que je tire du Psalme sus allegué. Ces sagettes sont les vaines esperances et pretentions que nourrissent ceux qui aspirent à la perfection. L'on en trouve qui n'esperent rien tant que d'estre bien tost des Meres Therese, et mesme des saintes Catherines de Sienne et de Genes. Cela est bon; mais dites-moy, quel temps prenez-vous pour vous rendre telles? Trois moys, respondez-vous, voire moins s'il se peut. Vous faites bien d'adjouster s'il se peut, car autrement vous vous pourriez bien tromper. Ne voyla pas de belles esperances, lesquelles nonobstant leur vanité ne laissent pas de consoler beaucoup ceux qui les ont? Mais d'autant plus que ces [209] esperances et pretentions portent à la joye du cœur tandis qu'il y a lieu d'esperer, plus aussi la douleur des effects contraires apporte de la tristesse à ces esprits si fervens; car se voyant estre non pas des saints comme ils pensoyent, ains au contraire des creatures prou imparfaites, ils se trouvent bien souvent descouragés à la poursuite de la vraye vertu qui conduit à la sainteté. Tout beau! leur peut-on dire, ne vous hastez pas tant; commencez à bien vivre selon vostre vocation, doucement, simplement et humblement; puis confiez-vous en Dieu qui vous rendra saints quand il luy plaira.

            Mes cheres ames, il y a encores d'autres sortes de vaines esperances, dont l'une est de vouloir tousjours des consolations, des suavités et des tendretés à l'oraison durant le cours de cette vie mortelle et passagere; esperance frivole et niaise à merveille, comme si nostre perfection et bonheur dependoit de cela! Ne voyons-nous pas que Nostre Seigneur pour l'ordinaire ne donne ces tendretés que pour nous amorcer et amadouer, comme on fait les petits enfans auxquels on baille du sucre? Mais passons outre, car il faut finir.

            Saint Bernard remarque par apres quelles sont ces negociations qui se font en la nuit, lesquelles le Psalmiste dit que ceux qui seront armés de la verité ne craindront point. Pour moy il m'est advis (et cecy est le cinquiesme document que je vous presente) que ces negociations qui se font dans les tenebres nous representent l'avarice et l'ambition, vices qui font leur trafic en la nuit, c'est à sçavoir par dessous main et en cachette. Voyez-vous, les ambitieux n'ont garde d'aller tout à descouvert au pourchas des honneurs, des preeminences, des charges ou des offices relevés; ils marchent en l'obscurité, craignans d'estre apperceus. Les avares ne peuvent non plus dormir, ains sont tousjours apres à resver quels moyens ils pourront tenir pour accroistre leurs biens et remplir leur bourse. Mais ce n'est pas des avares temporels que je veux parler, ains de l'avarice spirituelle.

            Quant à ce qui est de l'ambition, malheur à ceux qui taschent d'estre promeus aux charges ou superiorités, et [210] qui les obtiennent par leurs poursuites ou les embrassent par leur choix, car ils cherchent la tentation; c'est pourquoy ils periront en icelle, s'ils ne se convertissent et n'usent par apres avec humilité de ce qu'ils ont embrassé avec et par l'esprit de vanité. Or, je ne parle pas de ceux qui sont eslevés non pas par leur election mais par leur sousmission l'obeissance qu'ils doivent à Dieu et à leurs Superieurs; car ceux-là n'ont rien à craindre, non plus que Joseph en la maison de Putiphar, parce que si bien ils sont au lieu de la tentation ils n'y periront point. Ou que nous soyons, pourveu que nous y soyons conduits par le Saint Esprit, comme Nostre Seigneur au desert, nous n'aurons rien à redouter.

            Les avares spirituels sont ceux qui ne sont jamais rassasies d'embrasser et rechercher beaucoup d'exercices de piete pour parvenir tant plus tost à la perfection, disent ils; comme si la perfection consistoit en la multitude des choses que nous faisons, et non pas en la perfection avec laquelle nous les faisons. Je l'ay desja dit fort souvent, mais il faut encores le redire: Dieu n'a pas mis la perfection en la multiplicité des actes que nous ferons pour luy plaire, ains seulement en la methode que nous sentirons en iceux, qui n'est autre que de faire le peu que nous ferons selon nostre vocation, en l'amour, par l'amour et pour l'amour. Certes, l'on pourroit bien addresser à ces avares spirituels ce reproche que le Prophete fait aux avares temporels: Que veux-tu, pauvre homme? Tu veux maintenant avoir ce chasteau parce, dis-tu, qu'il regarde le tien; apres celuy là il s'en trouvera un autre qui l'avoisinera, et parce qu'il te sera commode, tu le voudras aussi avoir, et ainsy des autres. Quoy! veux-tu donques tout seul te rendre maistre de la terre? Ne veux-tu pas que personne y ayt du bien que toy?

            Considerez, je vous prie, ces avares spirituels: ils ne se contentent jamais des exercices qui leur sont presentés. S'il pensent aux Chartreux: O Dieu, disent-ils, c'est bien une sainte vie, mais ils ne preschent point; il faut donc aller prescher. La vie des Peres Jesuites est pleine [211] de perfection, mais ils n'ont pas le bien de la solitude auquel on reçoit tant de consolation. Les Capucins et de mesme tous les Ordres religieux sont bien bons, mais ils n'ont pas tout ce que telles gens cherchent, à sçavoir les exercices d'un chacun meslés et assemblés en un. Ils ne cessent d'estre tousjours en action pour inventer de nouveaux moyens à fin de ramasser toute la sainteté des Saints en une sainteté qu'ils voudroyent avoir; par consequent ils ne sont jamais contens, d'autant qu'ils n'ont pas la force de retenir tout ce qu'ils pretendent embrasser, car qui trop embrasse mal estreint. Ils voudroyent tousjours porter la haire sur le dos, faire la discipline à tout propos, prier continuellement les genoux nuds, vivre en solitude, et que sçay-je moy, et encores cela ne les satisferoit point. Hé, pauvres gens, qui ne voulez pas qu'il y ayt aucun plus saint que vous, que ne vous contentez-vous de vostre sainteté telle que vous la pouvez avoir, non pas faisant un si grand amas d'exercices, mais en pratiquant bien, et le plus parfaittement possible, ceux auxquels vostre condition et vocation vous oblige. L'on ne peut assez dire combien cette avarice spirituelle apporte de retardement à nostre perfection, d'autant qu'elle oste la douce et tranquille attention que nous devons avoir de bien faire ce que nous faisons pour Dieu, ainsy que j'ay desja dit.

            Le sixiesme document est tiré du mesme Psalme, où le Prophete asseure que ceux qui se seront armés comme nous l'avons veu, ne craindront point l'esprit du midy, c'est à dire cet esprit qui nous vient tenter en plein jour. Je sçay bien comment saint Bernard explique ce passage, mais je ne veux pas en parler, ains seulement de ce qui fait plus à mon propos. Cet esprit qui marche en plein jour est celuy qui nous attaque au beau midy des consolations interieures, lors que le divin Soleil de justice darde si amoureusement ses rayons sur nous et nous remplit d'une chaleur et d'une lumiere tant aggreable, chaleur qui nous embrase d'un amour si delectable et si tendre que nous mourons presque à toutes autres choses pour mieux jouir de nostre Bien-Aymé. [212] Cette divine lumiere a tellement esclairé nostre cœur qu'il luy est advis qu'il voit tout à descouvert celuy du Sauveur, lequel distille goutte à goutte une liqueur si suave et un parfum si odoriferant que cela ne peut estre assez estimé par cette amante qui languit tousjours de son amour. Elle ne voudroit pas que personne vinst troubler son repos, lequel en fin se termine en une vaine complaisance qu'elle prend en iceluy; car elle admire la bonté de Dieu, mais en elle et non pas en Dieu, la suavité de Dieu, mais en elle mesme. La solitude est une chose fort desirable en ce temps là, ce luy semble, pour jouir à souhait de la divine presence sans divertissement quelconque; mais elle la souhaitte non point pour la gloire de Dieu, ains pour la satisfaction qu'elle ressent en recevant en elle ces douces caresses et saintes douceurs qu'elle voit provenir de ce cœur bien aymé du Sauveur.

            Voyla comme l'esprit du midy deçoit les ames, se transfigurant en ange de lumiere, pour les faire tresbucher amuser autour de leurs consolations et vaines suavité la complaisance qu'elles tirent de ces tendretés et gousts spirituels. Mais quiconque sera armé du bouclier de la verité et de la foy surmontera ces ennemis aussi genereusement que tous les autres: ainsy l'asseure David.

            Je ne doute nullement qu'il ne s'en trouve davantage qui desirent plustost la fin de cet Evangile que le commencement. Il est dit en effect que Nostre Seigneur ayant surmonté son ennemy et rejetté ses tentations, les Anges vindrent et luy apporterent à manger des viandes celestes. O Dieu, quel playsir de se trouver avec le Sauveur en ce festin delicieux! Mes cheres ames, nous ne serons jamais capables de luy tenir compagnie en ses consolations d'estre appellés à son banquet celeste si nous ne sommes compagnons de ses peines et souffrances. Il jeusna quarante jours, et les Anges ne luy apporterent à manger qu'au bout de la quarantaine. Ces quarante jours, ainsy que nous disions tantost, representent la vie du Chrestien et d'un chacun de nous: ne desirons donques point ces consolations qu'au bout de nostre vie, mais [213] amusons-nous à nous tenir fermes pour resister aux rudes attaques de nos ennemis, car, veuillons-nous ou non, nous serons tentés. Si nous ne combattons nous ne serons pas vainqueurs, et partant nous ne meriterons pas la couronne de l'immortelle gloire que Dieu nous prepare si nous demeurons victorieux et triomphans.

            Ne craignons point la tentation ni le tentateur, car si nous nous servons du bouclier de la foy et de l'armeure de verité il n'aura point de pouvoir sur nous. Nous n'apprehenderons pas non plus les craintes nocturnes qui sont de trois sortes, ni moins les vaines esperances d'estre ou vouloir estre des saints dans trois moys. Nous eviterons aussi l'avarice spirituelle et l'ambition qui nous apportent tant de detraquement au cœur et tant de retardement en nostre perfection; l'esprit du midy n'aura nul pouvoir de nous faire descheoir de la ferme et invariable resolution que nous avons prise de servir Dieu genereusement et le plus parfaitement qu'il se peut en cette vie, apres laquelle nous irons jouir de luy, qui soit beni. Amen. [214]

 

LVI. Sermon pour le jeudi après le premier Dimanche de Carême

 

17 février 1622

 

O mulier, magna est fides tua; fiat

tibi sicut vis.

Femme, que ta foy est grande! qu'il

te soit fait comme tu le veux.

MATT., XV, 28.

 

            En ce jour les predicateurs prennent divers biais pour louer les vertus de la Chananée; mais moy je prendray pour sujet la foy, en vous monstrant ce qu'elle est. Si j'y puis rencontrer, nous marierons ce que je vous en diray à ce qui se passa en l'Evangile entre Nostre Seigneur Chananée; et par ce moyen vous connoistrez les qualités que doit avoir la foy.

            Et d'abord, quand le Sauveur dit: Femme, que ta foy est grande, estoit-ce que la foy de cette femme fust plus grande que la nostre? O non quant à l'objet, parce que la foy a pour objet les verités revelées de Dieu ou de l'Eglise, et elle n'est autre chose qu'une adhesion que nostre entendement fait à ces verités qu'il trouve belles et bonnes. Partant il vient à les croire, et la volonté à les aymer; car, comme la bonté est l'objet de la volonté, la beauté l'est aussi de l'entendement. En nostre homme exterieur, la bonté est convoitée par nostre concupiscence et la beauté est aymée par nos yeux; de mesme prend-il de l'homme interieur à l'esgard des verités de la foy, lesquelles estans bonnes, douces et veritables, sont non seulement aymées et affectionnées par la volonté, ains encores prisées par l'entendement à [215] cause de la beauté qui se trouve en icelles. Elles sont belles parce qu'elles sont vrayes, car la beauté n'est point sans la verité, ni la verité sans beauté; aussi les beautés qui ne sont point veritables ne sont non plus point belles, d'autant qu'elles sont fausses et mensongeres.

            Or, les verités de la foy estans tres veritables sont aymées à cause de la beauté de cette verité qui est l'objet de l'entendement. Je dis aymées, car bien que la volonté aye pour objet direct de son amour la bonté, si est-ce que l'entendement luy representant la beauté des verités revelées, elle vient à y descouvrir aussi la bonté, et par consequent elle ayme cette bonté et beauté des mysteres de nostre foy. C'est une chose si necessaire pour avoir une grande foy, que l'entendement connoisse la beauté d'icelle, que pour cela, lors que Nostre Seigneur veut attirer quelque creature à la connoissance de la verité, il luy en descouvre tousjours la beauté; de sorte que l'entendement se sentant attiré ou espris, communique cette verité à la volonté laquelle l'ayme aussi pour la bonté et beauté qu'elle y reconnoist. Ensuite, l'amour que ces deux puissances portent aux verités conneuës fait que la personne quitte tout pour les croire et les embrasser. Cecy se fait par forme d'abstraction. Voyla donques comme la foy n'est autre chose qu'une adhesion de l'entendement et de la volonté aux verités des divins mysteres.

            Mais quant à l'objet, cette foy ne peut pas estre plus grande aux uns qu'aux autres, ni moins aussi quant à la quantité des choses qu'on doit croire, car il faut que nous croyions tous une mesme chose quant à l'objet et quant à la quantité. Tous sont esgaux en cecy, parce que tous doivent croire toutes les verités de la foy, tant celles que Dieu a revelées par luy mesme, que celles qu'il a revelées par son Eglise. Ainsy, je dois en croire autant que vous, et vous autant que moy, et tous les Chrestiens semblablement; de sorte que celuy qui ne croit pas tous ces mysteres n'est pas catholique, et partant n'entrera jamais en Paradis. Lors donques que Nostre Seigneur dit: O femme, que ta foy est grande, ce n'estoit pas [216] que la Chananée creust plus que ce que nous croyons; mais plustost parce que plusieurs choses rendirent sa foy plus excellente. Il est vray qu'il n'y a qu'une seule foy laquelle tous les Chrestiens doivent avoir, neanmoins un chacun ne l'a pas en un mesme degré de perfection; de la vient que pour faire entendre la grandeur ou la petitesse d'icelle, on parle des conditions qui la rendent grande et des vertus qui l'accompagnent. Mais pour bien comprendre cecy il nous le faut devuider petit à petit.

            La foy est la base et le fondement de toutes les autres vertus, mais particulierement de l'esperance et de la charité. Or, quand je dis de la charité, cela se doit appliquer aussi à cette multitude de vertus qui la suivent et accompagnent. Lors que cette charité est unie et jointe à la foy elle la vivifie; d'où il s'ensuit qu'il y a une foy morte et une foy mourante. La foy morte est celle qui est separée de la charité, separation qui fait que l'on n'opere point les oeuvres conformes à la foy de laquelle on fait profession. Cette foy morte est celle qu'ont plusieurs Chrestiens, gens mondains; ils croyent bien tous les mysteres de nostre sainte Religion, mais leur foy n'estant pas accompagnée de la charité, ils ne font nulle bonne operation qui soit conforme à leur foy. La foy mourante est celle qui n'est pas entierement separée de la charité. Celle-cy fait bien quelques bonnes operations, quoy que rarement et foiblement, car la charité ne peut estre dans l'ame qui a la foy sans travailler ou peu ou prou: ou il faut qu'elle opere ou qu'elle perisse, parce qu'elle ne scauroit estre sans operer.

            Tout de mesme que l'ame ne peut demeurer dans le corps sans produire des actions vitales, ainsy la charité ne peut estre jointe à nostre foy sans operer des œuvres conformes à icelle; cela ne peut estre autrement. Partant, voulez-vous connoistre si vostre foy est morte ou mourante? Regardez vos œuvres et actions. Il en prend de cecy comme d'une personne qui va trespasser: quand [217] il luy survient quelque defaillance ou qu'il semble qu'elle ayt expiré, on luy met une plume sur les levres et la main sur le cœur; si l'ame est encores là, on sent que le cœur bat, on voit à la plume qui est devant sa bouche qu'elle respire encores, et de là on conclud, comme chose certaine, que bien que cette personne soit mourante, elle n'est pas neanmoins du tout morte; puisqu'elle fait des actions vitales, il faut de necessité que l'ame soit unie avec son corps. Mais quand on s'apperçoit qu'elle ne donne plus signe de vie, alors on dit tout clairement que l'ame en est separée, et partant que cette personne est trespassée.

            La foy morte ressemble à un arbre sec lequel n'a point d'humeur vitale; et pour ce, lors qu'au printemps les autres arbres jettent des feuilles et des fleurs, celuy cy n'en jette point, parce qu'il n'a pas cette seve comme ceux qui ne sont pas morts ains seulement mortifiés. Or, cecy est une autre chose, car combien qu'en hiver ils soyent pour l'apparence exterieure semblables aux arbres morts, si est-ce qu'en leur saison ils portent des feuilles, des fleurs et des fruits, ce que ne fait jamais celuy qui est mort. Celuy cy est bien un arbre pareil aux autres, il est vray; neanmoins il est mort, car il ne donne jamais ni fleurs ni fruits. Ainsy la foy morte a bien la mesme apparence que la vivante, mais avec cette difference que la premiere ne porte point de fleurs ni de fruits de bonnes operations, et que la seconde en porte tousjours et en toutes saisons.

            Il en prend tout de mesme de la foy et de la charité. On connoist par les operations que fait la charité si la foy est morte ou mourante; quand elle ne produit point de bonnes œuvres nous disons qu'elle est morte, et quand elles sont petites et lentes, qu'elle est mourante. Mais comme il y a une foy morte il faut qu'il y en ayt une vivante qui luy soit contraire. Celle cy est excellente, parce qu'estant jointe et unie avec la charité et vivifiée par icelle, elle est forte, ferme et constante, elle fait plusieurs grandes et bonnes operations qui meritent qu'on la loue, disant: O que ta foy est grande! soit fait tout ce que tu veux. [218]

            Or, quand on dit que cette foy est grande l'on ne veut pas signifier qu'elle a quatorze ou quinze aunes de long; o non, il ne faut pas entendre comme cela. Elle est grande à cause des bonnes œuvres qu'elle opere, et aussi pour la multitude des vertus qui l'accompagnent, lesquelles elle gouverne, faisant comme une reyne qui travaille pour la defense et conservation des divines verités. Et en ce que ces vertus luy obeissent, elle monstre son excellence et grandeur, tout ainsy que les rois ne sont pas grans seulement quand ils ont plusieurs provinces et de nombreux sujets, ains quand avec cela ils ont des sujets qui les ayment et leur sont sousmis. Que si, avec toutes leurs richesses, leurs vassaux ne tenoyent compte de leurs ordonnances ni de leurs lois, l'on ne diroit point qu'ils sont grans rois mais tres petits. Ainsy la charité unie à la foy n'est pas seulement suivie de toutes les vertus, ains comme reyne elle leur commande, et toutes obeissent et combattent pour elle et selon son gré: de là vient la multitude des bonnes operations de la foy vivante.

            En troisiesme lieu, il y a une foy veillante qui depend encores de son union avec la charité; mais il y en a aussi qui est endormie, pesante et lethargique, et celle cy est contraire à la veillante. Elle est lasche à s'appliquer à la consideration des mysteres de nostre Religion, elle est toute engourdie, d'où il s'ensuit qu'elle ne penetre point les verités revelées; elle les void bien et les entend parce qu'elle n'a pas les yeux tout à fait fermés, d'autant qu'elle ne dort pas, mais elle est dormante ou assoupie. Elle ressemble à ces gens tout endormis lesquels, quoy qu'ils portent les yeux ouverts, ne voyent toutefois presque rien, et encores qu'ils oyent parler ne sçavent ni no comprennent ce que l'on dit. Pourquoy? Hé, parce qu'ils sont tout engourdis parle sommeil. Ainsy cette foy dormante a bien les yeux ouverts, car elle croit les mysteres, elle entend assez ce que l'on en declare; mais c'est avec je ne sçay quelle pesanteur et engourdissement qui l'empesche de comprendre ce qu'il en est. Cette foy ressemble encores à ces personnes qui ont l'esprit lourd [219] et songear: à la verité, elles ouvrent les yeux, vous les verrez bien pensives et, ce semble, attentives à quelque chose, mais elles ignorent que c'est. De mesme en est-il de ceux qui ont la foy dormante: ils croyent tous les mysteres en general, mais demandez-leur ce qu'ils en entendent, ils n'en sçavent rien; et leur foy estant ainsy endormie est en grand danger d'estre assaillie et seduite par plusieurs ennemis, et mesme de tomber en de perilleux precipices.

            Mais la foy veillante fait non seulement de bonnes operations comme la vivante, ains elle penetre et comprend avec subtilité et promptitude les veités revelées; elle est active et diligente à rechercher et embrasser ce qui la peut aggrandir et fortifier; elle veille et apperçoit de fort loin tous ses ennemis; elle est tousjours aux aguets pour descouvrir le bien et eviter le mal; elle se garde de ce qui pourroit servir à sa ruine, et, comme veillante, elle marche fermement et s'empesche aysement de tomber en des precipices.

            Cette foy veillante est accompagnée des quatre vertus cardinales: elle a la force, la prudence, la justice, la temperance; elle s'en sert comme d'une cuirasse d'armes pour donner la fuite à ses ennemis, et demeure parmi iceux ferme, invincible et inebranlable. Sa force est si grande qu'elle ne redoute rien, parce que non seulement elle est forte, mais parce qu'elle connoist cette force et sur quoy elle est appuyée, qui est la Verité mesme. Or, il n'y a rien de si fort que la verité en laquelle consiste la vaillance de la foy. Les hommes ont bien cette force, ils ont puissance et seigneurie sur tous les animaux; mais parce que nous ne connoissons pas qu'elle est en nous, il s'ensuit que nous craignons comme foibles et couards, et fuyons comme des lourdeaux devant les bestes. La force de la foy, au contraire, consiste en partie en ce qu'elle la connoist; de là vient qu'elle s'en sert aux occasions et met en fuite tous ses ennemis.

            Elle employe la prudence pour acquerir ce qui la peut fortifier et augmenter; elle ne se contente pas de croire toutes les verités revelées par Dieu et declarées par [220] l'Eglise, ce qui necessaire pour estre sauvé, mais elle veille pour, de plus en plus, en descouvrir de nouvelles; et non seulement cela, ains aussi les penetre à fin d'en tirer le suc et la moelle dont elle se nourrit, se delecte, s'enrichit et s'aggrandit. Or, cette prudence n'est point comme elle de plusieurs mondains, qui sont fort soigneux d'amasser des biens, des honneurs et tels autres fatras qui les enrichissent et relevent aux yeux des hommes, mais qui ne leur proffitent de rien pour la vie eternelle. Fausse prudence que celle cy! car bien qu'elle me fist gaigner les villes, les principautés et royaumes, de quoy me proffitera-t-elle si avec cela je suis damné? Que me servira ma vaillance si je n'use d'icelle que pour acquerir les choses transitoires de cette vie mortelle? Certes, quand je serois le plus fort et prudent homme du monde, si je ne me sers de cette vaillance et prudence pour la vie eternelle cela n'est rien.

Neanmoins il y a tant de prudence humaine! L'on en prend en mille et mille façons, et certes nous voyons que le plus grande partie de nos maux ne viennent que de cette fausse prudence. Mais ne parlons à cette heure que de celle de la foy. La pluspart des hommes Chrestiens qui ont la loy (car il la faut avoir pour estre tels) croyent tout ce qu'il faut croire pour estre sauvés. Hé bien, vous le serez, dit saint Bernard, si vous croyez et faites ce que la foy vous enseigne estre requis pour obtenir la vie eternelle. Il faut peu de chose pour estre sauvé: croire tous les mysteres de nostre Religion et garder les commandemens de Dieu. La prudence de ces mondains s'en contente, et ne veut rien faire davantage que ce qui est necessaire pour avoir la vie eternelle et fuir ce qui leur peut causer la damnation. Vous ne travaillez donc pas pour Dieu ains seulement pour vous mesme, puisque vostre prudence ne s'estend pas plus avant qu'à faire ce que vous scavez qui vous peut empescher de vous perdre. Vous n'estes pas de ces serviteurs veillans qui ont tousjours l'œil ouvert sur les mains de leur maistre, qui sont grandement soigneux et vigilans à faire tout ce qu'ils sçavent luy pouvoir rendre leurs services aggreables. [221] Ils monstrent bien par là qu'ils ne travaillent pas pour eux, ains pour l'amour qu'ils portent à leur maistre; car ils employent toute leur prudence non seulement à remplir leur devoir envers iceluy, mais encores à faire tout ce qu'ils descouvrent luy aggreer. Ceux cy sont des serviteurs fidelles, ils auront donc la vie eternelle, et de plus une grande gloire et suavité en la presence et jouissance de la divine Majesté.

            Il y en a plusieurs, escrit saint Bernard, qui disent: Je garde les commandemens de Dieu. Hé bien, tu seras sauvé, voyla ta recompense. Je ne suis point larron. Tu ne seras pas pendu, voyla ta recompense. Je n'ay point fait d'homicide. Tu ne seras pas tué, voyla ta recompense. Je n'ay deshonnoré personne. Tu ne seras pas deshonnoré, voyla ta recompense. Je fais ce que je sçay qu'il faut faire pour estre sauvé. Hé bien, tu auras la vie eternelle, voyla ta recompense; mais tu seras pourtant reputé un serviteur inutile. Or, la foy veillante n'agit pas ainsy; elle sert Dieu non en serviteur mercenaire, mais fidelle, car elle employe toute sa force, prudence, justice et temperance à faire tout ce qu'elle sçait et connoist estre aggreable à nostre Seigneur et Maistre. Elle n'observe pas seulement ce qui est requis pour le salut, mais elle recherche, embrasse et prattique fidellement tout ce qui la peut plus approcher de son Dieu.

            Il y a une cinquiesme qualité de la foy, qui est d'estre attentive. Cette foy attentive est tres grande et excellente, car outre qu'elle est vivante et veillante, elle vient, par cette attention, au plus haut point de la perfection. C'est celle-cy qu'avoit la Chananée; voyons donques un peu comme la foy de cette femme est grande à cause de cette attention. Nostre Seigneur traversant les confins et frontieres de Tyr et de Sidon, et se voulant cacher pour ne pas manifester sa gloire, il cuyda se retirer dans une mayson à fin de n'estre point veu ou apperceu; car sa renommée allant de jour en jour croissant, il estoit suivi d'une grande multitude de peuple qui estoit attiré par les miracles et œuvres merveilleuses qu'il faisoit. Se voulant donques cacher, il entra dans une des maysons qui estoyent là [222] aupres. Mais voyci une femme payenne qui se tenoit aux escoutes, qui veilloit et prenoit soigneusement garde quand passeroit le Sauveur, duquel elle oyoit tant de merveilles. Elle estoit en attention comme un chien qui est attentif ou mis en relay pour guetter la proye qui doit s'eschapper par là; car c'est ainsy que l'on peut interpreter les paroles de saint Marc, qui est un de ses Evangelistes.

            Lors que Nostre Seigneur passoit, ou qu'il entroit, ou qu'il fut entré en la mayson, ou bien quand il en fut sorti (cecy est une dispute, mais je n'en veux pas parler icy; pour moy je crois que cela advint lors qu'il fut dans cette mayson), la Chananée, qui estoit en attente pour saisir sa proye, vint luy presenter sa requeste et s'escria: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moy, car ma fille est cruellement travaillée du diable. Voyez un peu la grande foy de cette femme: elle demande seulement à nostre divin Maistre qu'il aye pitié d'elle, et croit que s'il en a pitié cela sera suffisant pour guerir et delivrer sa fille qui estoit travaillée du malin esprit. Sa foy n'eust point esté si grande si elle ne se fust rendue attentive à ce qu'elle avoit ouy dire de Nostre Seigneur et à ce qu'elle en avoit conceu. Ceux qui le suivoyent ou qui demeuroyent ès maysons prochaines de celle où il s'estoit retiré, avoyent bien veu et entendu parler des merveilles et des miracles qu'il operoit, par lesquels il confirmoit la doctrine qu'il enseignoit; ils avoyent autant de foy que la Chananée, car une grande partie croyoit de luy ce qui s'en disoit, mais leur foy n'estoit pas si grande que celle de cette femme parce qu'elle n'estoit pas attentive comme la sienne.

            Nous voyons communement cecy parmi le vulgaire des hommes du monde. Voyla des personnes qui se trouvent en une compagnie en laquelle on s'entretient de bons devis et de choses belles et saintes: un homme avaricieux entendra bien ce que l'on dit, mais au partir de là, demandez-luy ce dont on a parlé en cette conversation, il n'en sçaura rapporter un mot. Et pourquoy? Parce qu'il n'estoit pas attentif à ce qui se disoit, son attention estoit [223] dans son tresor. Un voluptueux tout de mesme; car bien qu'il escoute, ce semble, ce dequoy l'on devise, nean moins il ne se resouviendra de rien parce qu'il est plus attentif à sa volupté que non pas à ce dont on discourt. Mais s'il se trouve quelqu'un qui mette toute son attention à entendre ce qui se dit, o celuy cy rapportera fort bien ce qu'il aura ouy. Pourquoy voyons-nous que l'on fait si peu de profit des predications ou des mysteres que l'on nous explique ou enseigne, ou de ceux que l'on medite? C'est parce que la foy avec laquelle nous les entendons ou meditons n'est pas attentive; de là vient que nous les croyons bien, mais ce n'est pas avec une aussi grande asseurance. La foy de la Chananée n'estoit pas de la sorte. O femme, que ta foy est grande, non seulement à cause de cette attention avec laquelle tu oys et crois ce que l'on dit de Nostre Seigneur, mais encores à cause de l'attention avec laquelle tu le pries et luy presentes ta requeste. Il n'y a point de doute que l'attention que nous apportons pour comprendre les mysteres de nostre Religion et celle avec laquelle nous les meditons et contemplons ne rendent nostre foy plus grande.

            Mais qu'est-ce que oraison et meditation? Il semble que ces mots-là soyent venus de l'autre monde; peu de gens les veulent entendre. Voyez-vous que c'est que meditation ou contemplation? C'est en un mot la priere. Faire oraison c'est prier; et prier avec attention, c'est avoir la foy vive, veillante, attentive comme la Chananée. Cette foy ou priere attentive est suivie et accompagnée d'une grande varieté d'autres vertus marquées en la Sainte Escriture; mais parce qu'il y en a un nombre innombrable, je me contenteray de vous toucher celles qui sont les plus propres pour vous autres et qui reluisent tout particulierement en la priere de la Chananée. Donques les vertus particulieres dont cette femme accompagna sa requeste furent quatre: la confiance, la perseverance, la patience et l'humilité, sur chacune desquelles je vous diray un mot, car je ne veux pas estre long.

            Elle avoit la confiance, qui est l'une des principales conditions qui rendent nostre priere grande devant Dieu. [224] Seigneur, dit cette femme, ayez pitié de moy parce que ma fille est extremement tourmentée du diable. (Cecy est une phrase françoise laquelle nous represente le latin male vexatur.) C'est comme si elle eust voulu dire: Cet esprit malin la travaille cruellement et excessivement, et pour ce ayez pitié de moy. Grande confiance que celle cy! elle croit que si le Seigneur a pitié d'elle, sa fille sera guerie. Elle ne doute ni de son pouvoir ni de son vouloir, car, s'escrie-t-elle, ayez seulement pitié de moy. Je sçaiy, vouloit-elle dire, que vous estes si doux et benin à tous, que je ne fais nul doute que vous priant d'avoir pitié de moy vous ne l'ayez, et si tost que vous l'aurez ma fille sera guerie.

            Certes, le plus grand defaut que nous ayons en nos prieres et en tout ce qui nous arrive, specialement en ce qui regarde les tribulations, c'est nostre peu de confiance; de là vient que nous ne meritons pas de recevoir le secours tel que nous le desirons ou demandons. Or, cette confiance accompagne tousjours la foy attentive, qui est grande ou petite selon la mesure de la confiance. Saint Pierres et les autres Apostres estans dans la nacelle avec leur Seigneur, et voyant la tempeste s'eslever, commencement à craindre et invoquer l'assistance d'iceluy; et en cela ils faisoyent bien, car c'est à luy à qui nous devons recourir et de qui nous devons attendre tout nostre secours. Mais lors qu'ils virent la mer s'enfler tousjours plus et leur bon Maistre qui dormoit, ils s'esmeurent grandement et s'escrierent: Seigneur, sauvez-nous, nous perissons. Et le Sauveur les reprint et leur dit: Homme de petite foy; comme s'il eust voulu signifier: Que vostre foy est petite, d'autant qu'en cette occasion en laquelle vous deviez la monstrer davantage vous manquez de confiance; or, parce que la confiance qui vous reste est petite, vostre foy l'est aussi.

            Mais la Chananée eut une grande confiance quand elle fir sa priere, voire mesme parmi les bourrasques et les tempestes, qui ne furent point suffisantes pour esbranler tant soit peu cette confiance; car elle l'accompagna de de la perseverance par laquelle elle continua fermement à [225] crier: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moy. Et ne disoit-elle rien autre chose? Non, elle n'avoit d'autres paroles en la bouche que celles cy, et persevera à s'en servir tout le temps qu'elle cria apres Nostre Seigneur. Grande vertu que cette perseverance! Si vous eussiez demandé à ce bon Religieux de saint Pacome qui estoit jardinier, s'il ne feroit rien autre chose que le jardin et des nattes ou stolles: Rien autre, eust-il respondu. Ce fut son occupation dès son entrée au monastere, et il ne pretendoit point avoir d'autre office tout le reste de sa vie. Quelle perseverance que celle cy!

            Cependant quand je parle de la perseverance je n'entens pas traitter de cette perseverance finale que nous devons avoir pour estre sauvés, ains de celle qui doit accompagner nostre priere. Qu'il y a peu de gens qui comprennent bien en quoy elle consiste! Vous verrez des jeunes filles qui ne font que de naistre à la devotion, et encores des hommes (mais ne parlons pas de ceux cy, ne parlons pour maintenant que des filles, puisque c'est à des filles que je m'addresse); l'on en verra donc qui ne font que commencer à prier et suivre Nostre Seigneur, lesquelles demandent et veulent ja avoir des gousts et consolations, et ne peuvent point perseverer en la priere qu'à force de douceurs et de suavités. Helas! si l'on a quelques degousts à l'oraison, si Dieu nous retire ou soustrait la suavité ou facilité ordinaire que nous y avions, on se plaint, on s'afflige et on dit: C'est que je ne suis point humble, Dieu n'a que faire de m'entendre, il ne me regardera point, car il ne regarde que les saints, et que sçay-je? telles autres niaiseries et mille pensées que l'on entretient pour se laisser aller à l'ennuy et au descouragement. On se lasse de prier, avec cette secheresse et cet abattement de cœur; et que veut-on? Des extases, des ravissemens, des suavités et consolations. Si Dieu ne donne promptement ce qu'on luy demande, ou qu'il ne nous monstre qu'il nous escoute, on perd courage, on ne peut perseverer en l'oraison, on quitte tout là.

            Ce n'est pas ainsy qu'a fait la Chananée, car bien qu'elle vist Nostre Seigneur ne tenir compte de sa priere, [226] d'autant qu'il ne luy respondoit rien et sembloit quasi qu'il fist en cela une injustice, neanmoins cette femme persevera de crier apres luy, tellement que les Apostres furent contraints de luy dire qu'il la congediast parce qu'elle ne faisoit que crier apres eux. Sur ce, les uns pensent que, voyant que le Sauveur ne luy respondoit rien, elle s'addressa aux Apostres pour leur demander d'interceder pour elle; voyla pourquoy ils dirent: Elle ne fait que crier apres nous. D'autres croyent qu'elle ne les pria point, ains qu'elle cria tousjours apres Nostre Seigneur. Mais je ne veux pas m'arrester icy; pour moy je tiens cette derniere opinion, et que quand les Apostres dirent: Seigneur, congediez-la, ou bien, renvoyez cette fermme, car elle ne fait que crier apres nous, ils vouloyent signifier apres vous, car c'estoit bien crier apres eux que de crier apres leur Maistre.

            Neanmoins, quoy que Nostre Seigneur fist la sourde oreille à tout cela, elle ne laissa de continuer son oraison accoustumée; en quoy elle monstra sa perseverance, car ce n'est point une petite vertu que de perseverer à faire tousjours une mesme priere et de mesmes exercices. Et quelle priere ferons-nous tousjours? Nostre Seigneur la dictée de sa propre bouche: Dites: Nostre Pere qui estes ès cieux. Et la ferons-nous chaque jour, n'en ferons-nous point d'autre? Non, je ne dis pas cela; mais Dieu ne vous en enjoint point d'autre. Je sçay bien que ce mal l'ait de diversifier ses oraisons et meditations, car l'Eglise mesme nous l'enseigne en la varieté de ces Offices; mais outre ces prieres là, vous en ferez une quotidienne, laquelle il faut reciter non seulement apres Laudes, Prime et Vespres, ains souventefois le jour. Et quelle sera-t-elle? Nostre Pere qui estes ès cieux. O que l'on seroit heureux si l'on accompagnoit la priere de cette perseverance; si lors qu'on a des degousts, des secheresses en icelle, lors que la suavité de l'oraison nous est soustraite, l'on perseveroit à prier sans se lasser ni se plaindre ni rechercher d'en estre delivré, se contentant parmi cela de crier sans cesse: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moy. [227]

            Ciceron, en quelque lieu de ses escrits, mais je ne sçay pas où, dit par forme de proverbe, qu'il n'y a rien qui ennuye tant le voyageur qu'un long chemin quand il est plain, ou un court quand il est tout raboteux et montueux (il ne me souvient pas de ses mesmes mots). Il adjouste plusieurs autres choses, mais pourtant c'est cecy qu'il veut signifier, que c'est une chose bien difficile que la perseverance. Le voyageur, encores qu'il marche par un beau et plain chemin, si est-ce que sa longueur l'ennuye, et quand il voit arriver la nuit il se fasche et s'inquiete; en fin, il prendroit certes plus de playsir que ce chemin fust diversifié de quelque vallée ou colline. Comme aussi le chemin raboteux ou montueux, quoy qu'il soit court, fatigue et lasse le pelerin, d'autant qu'il faut tousjours faire une mesme chose. Mais il est court. Il n'importe, il aymeroit mieux qu'il fust plus long et qu'il y eust quelque plaine et vallée.

            Qu'est-ce cecy sinon des bigearreries de l'esprit humain qui n'a point de perseverance en ce qu'il entreprend? C'est pourquoy les mondains, qui vivent selon leurs fantasies, sçavent si bien diversifier les saisons par des passetemps et recreations. Ils ne jouent pas tousjours à un mesme jeu mais à plusieurs, car autrement ils s'en lasseroyent. Tantost ils font des ballets, des danses, des masques en temps de carnaval, en somme ils employent les saisons en une varieté d'amusemens qui ne sont que bigearreries et inconstances de l'esprit humain. C'est pour cela que la perseverance à tousjours faire une mesme chose en Religion est un martyre, à qui bien la considere. Il est vray qu'elle est encores appellée un paradis par ceux qui la comprennent bien; mais aussi la peut-on nommer un martyre, car l'on y martyrise continuellement les fantasies de l'esprit humain, et toutes les propres volontés. N'est-ce pas un martyre, je vous prie, d'aller tousjours habillé d'une mesme façon sans avoir la liberté de se chamarrer et decouper ses vestemens comme font les mondains? N'est-ce pas un martyre de manger tousjours à une mesme heure et quasi des mesmes mets, comme c'est une grande perseverance aux paysans de n'avoir [228] ordinairement pour leur nourriture que du pain, de l'eau et du fromage? Neanmoins ils n'en meurent pas plus tost, sins se portent mieux que ces delicats auxquels l'on ne sçait quelle viande est propre. Il faut tant de cuisiniers, tant de diverses sortes d'apprests! et puis presentez-les-leur! Oh! disent-ils, ostez-moy cela, cecy n'est pas bon, ou! Cela me rendra malade, et telles bigearreries. Mais en Religion l'on ne l'ait point d'artifice, l'on mange ce que l'on donne; et c'est un martyre que celuy cy, comme aussi de faire tousjours les mesmes exercices.

            Perseverons en la priere en tous temps; car si Nostre Seigneur semble ne pas nous entendre, ce n'est pas pour cela qu'il nous veuille esconduire, mais c'est à fin de nous obliger à jetter nos clameurs plus haut et nous faire davantage sentir la grandeur de sa misericorde. Ceux qui connoissent que c'est que de la chasse sçavent bien que l'hiver les chiens ne peuvent sentir la proye, l'air estant froid, et les gelées les empeschant de flairer comme en un autre temps; tout de mesme au printemps, la varieté et l'odeur des fleurs leur oste aussi la facilité de sentir le flair de la beste, pour à quoy remedier le chasseur prend du vinaigre dans sa bouche, et tenant la teste du chien il jette le vinaigre dans son museau. Or, ce qu'il luy fait n'est point pour le descourager de se mettre à la queste de sa proye, mais bien pour le pousser et exciter faire ce qui est de son devoir. Tout de mesme, quand Nostre Seigneur nous soustrait les douceurs et les consolations ce n'est point pour nous esconduire ou nous faire perdre courage, mais il nous jette du vinaigre dans la bouche à fin de nous exciter à nous approcher tant plus pres de sa divine Bonté, et nous exercer à la perseverance.

            C'est encor pour tirer des preuves de nostre patience, la troisiesme vertu qui accompagna la priere de la Chananée; car le Sauveur voyant sa perseverance aussi esprouver sa patience, vertu par laquelle nous conservons, autant qu'il se peut, l'esgalité parmi les inesgalités des accidens de cette vie. Pour cela il respondit à ses Apostres qui le prioyent de la congedier, [229] une parole qui la devoit bien piquer et, ce semble, luy faire perdre contenance: II n'est pas raysonnable, dit-il, que j'oste le pain des enfans pour le donner aux chiens. Je ne suis pas venu pour toutes les brebis esgarées, mais pour trouver les brebis perdues de la mayson de mon Pere. Hé donques, Seigneur, cette brebis icy n'est-elle pas de la mayson de vostre Pere? sera-t-elle perdue? N'estes-vous pas venu pour tout le monde, pour le peuple Juif et pour le Gentil? C'est une chose toute claire que Nostre Seigneur estoit venu pour tout le monde; cela est tout notoire en la Sainte Escriture. Mais quand il dit: Je ne suis pas venu pour toutes les brebis esgarées, ains seulement pour les brebis perdues de la mayson de mon Pere, il veut faire entendre qu'il estoit seulement promis aux Juifs lesquels estoyent nommés enfans de Dieu; c'est à dire qu'il avoit esté predit qu'il viendroit et marcheroit sur ses propres pieds parmi ce peuple, qu'il l'enseigneroit de sa propre bouche, gueriroit ses malades de ses propres mains, feroit des miracles en propre personne en Israël, et partant qu'il ne failloit pas oster le pain des enfans de Dieu, à sçavoir au peuple Juif, pour le jetter aux chiens ou au peuple Gentil, nation qui ne le connoissoit pas. C'est comme si Jesus Christ vouloit dire: Les faveurs que je fais aux Gentils, pour lesquels je n'ay point esté envoyé, sont si petites et en si petit nombre au regard de celles que je depars aux Israëlites, qu'ils n'ont nul sujet d'en avoir de la jalousie.

            Mais comme est-ce donques que se doit entendre que Nostre Seigneur est venu pour les Gentils aussi bien que pour les Juifs? Voyez-vous, c'est que, comme il estoit venu pour marcher sur ses propres pieds parmi les enfans d'Israël, il devoit marcher sur les pieds de ses Apostres parmi les Gentils; il devoit guerir leurs malades non de ses propres mains mais par celles des Apostres, leur prescher sa doctrine mais par la bouche de ses Apostres, retrouver la brebis esgarée mais par le moyen et le labeur de ses Apostres. Voyla pourquoy il dit à la Chananée ces paroles si rudes et piquantes, ce semble, et qui [230] sentant tant le mespris et le desdain de cette pauvre femme payenne. Certes, l'on void ordinairement qu'il n'y a rien qui offesse tant que les paroles piquantes et qui sont dites pour mepriser ceux à qui l'on parle, principalement si elles sont dites par des personnes de marque et authorité. On a veu des hommes mourir de douleur et desplaysir pour avoir receu des paroles de mespris de leurs princes, quoy qu'elles leur fussent dites par le mouvement ou surprinse de quelque passion. Et cette femme entendant Nostre Seigneur n'en entra point en impatience, elle ne s'en attrista ni offença point, mais se prosternant a ses pieds elle respondit: Il est vray, je suis une chienne, je le vous confesse; mais je vous prens au mot, car les chiens suivent leurs maistres et se nourrissent des miettes qui tombent sous leur table.

            Cette humilité fut la quatriesme vertu qui accompagna la foy et la priere de la Chananée; humilité si aggreable au Sauveur qu'il luy accorda tout ce qu'elle luy dermandoit, en disant: O femme, que ta foy est grande! qu'il te soit fait comme tu le veux. Certes, toutes les vertus sont bien cheres à Dieu, mais l'humilité luy plaist par dessus toutes, et semble qu'il ne luy peut rien refuser. Or cette femme fit voir la grandeur de la sienne en confessant qu'elle estoit une chienne et que, comme chienne, elle ne demandoit pas les faveurs reservées aux Juifs, qui estoyent les enfans de Dieu, ains seulement de ramasser les miettes qui tomboyent dessous la table. Il y en a plusieurs qui disent bien qu'ils ne sont rien, qu'ils ne sont qu'abjection, que misere et telles autres choses (le monde est tout plein de cette humilité); mais ils ne sçauroyent supporter qu'un autre leur dise qu'ils ne valent lien, qu'ils sont des sots, et semblables paroles de mespris. Ils l'advoueront tant que l'on voudra, mais gardez vous bien de le leur dire, car ils s'en offenceront. J'adjousteray encores ce mot en passant, puisqu'il me vient dans l'esprit: les confesseurs seroyent bien heureux s'ils pouvoyent tousjours faire confesser à leurs penitens qu'ils sont pecheurs; mais non, encores qu'on leur monstre leurs fautes et que l'on s'essaye de leur faire [231] advouer qu'ils ont tort, bien souvent ils ne le veulent ni ne le peuvent croire. Quant à nostre Chananée, non seulement elle ne s'offença pas pour se voir appellée chienne, mais elle le creut, le confessa et ne demanda que ce qui appartenoit aux chiens; en quoy elle fit paroistre une admirable humilité qui merita d'estre louée de la bouche de Nostre Seigneur, ce qu'il fit disant: O femme, que ta foy est grande! soit fait comme tu veux; et en louant sa foy, il loua toutes les autres vertus qui l'accompagnoyent.

            Or sus, relevons donques nostre foy et la vivifions par le moyen de la charité et des prattiques et bonnes œuvres faites en charité. Veillons soigneusement à la conserver et aggrandir tant par la consideration attentive des mysteres qu'elle nous enseigne que par l'exercice des vertus dont nous avons parlé, particulierement de l'humilité, par laquelle la Chananée a obtenu tout ce qu'elle desiroit. Imitons cette femme, à ce que perseverant tousjours à crier apres nostre Sauveur et Maistre: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moy, il nous die à la fin de nos jours: Soit fait comme tu le veux, et à cause de ce que tu as fait, viens jouir de l'eternité. Au nom du Pere, du Fils et du Saint Esprit. Amen. [232]

 

LVII. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême

 

20 février 1622

 

Scio hominem in Christo (sive in corpore

sive extra corpus nescio, Deus

scit), raptum hujusmodi usque ad

tertium Cœlum, et audivit arcana

verba quœ non licet homini loqui.

Je connois un homme dans le Christ

(si ce fut en son corps ou hors de

son corps je ne sçay, Dieu le sçait),

qui fut ravi au troisiesme Ciel, et

qu'il y ouyt des paroles mysterieuses

lesquelles il n'est point loysible à

l'homme de rapporter.

II Cor., XII, 2-4.

 

            Le grand Apostre saint Paul ayant esté ravi et eslevé jusqu'au troisiesme Ciel, ne sçachant si ce fut hors de son corps ou en son corps, dit qu'il n'est nullement loysible ni possible à l'homme de raconter ce qu'il y vit, ni les merveilles admirables qu'il apprit et qui luy furent monstrées en son ravissement. Or, si celuy qui les a veuës n'en peut parler, si ayant esté ravi jusqu'au troisiesme Ciel il n'en ose dire mot, beaucoup moins donques nous autres qui n'avons esté eslevés ni au premier ni au second ni au troisiesme.

            Le discours que nous devons faire aujourd'huy, selon nostre Evangile, estant de la felicité eternelle, il faut avant toute autre chose que je vous represente une similitude. Saint Gregoire le Grand, ayant à traitter en ses Dialogues des choses merveilleuses de l'autre monde, dit: Imaginez-vous, de grace, de voir une femme laquelle estant enceinte est mise en prison, où elle demeure jusques [233] à son accouchement, voire mesme elle y accouche; apres quoy elle est condamnée d'y passer le reste de ses jours et d'y eslever son enfant. Cet enfant estant desja un peu grand, la mere le veut instruire, s'il faut ainsy dire, des choses de l'autre monde, car ayant tousjours vescu dans cette continuelle obscurité, il n'a nulle connoissance ni de la clarté du soleil, ni de la beauté des estoilles, ni de l'amenité des campagnes. La mere donques luy voulant enseigner toutes ces choses, l'on devale une lampe ou la petite lumiere de quelque chandelle, par le moyen de laquelle elle tasche tant qu'elle peut de luy faire comprendre la beauté d'un jour bien esclairé. Elle luy dit bien: Le soleil et les estoilles sont ainsy faits et respandent une grande clarté; mais c'est en vain, car l'enfant ne le peut nullement entendre, n'ayant point eu d'experience de cette clarté dont sa mere luy parle.

            En apres, cette pauvre femme luy veut donner une idée de l'amenité des collines chargées d'arbres et de fruits divers: d'oranges, de citrons, de poires, de pommes et semblables; mais l'enfant ne sçait que c'est que tout cela, ni comme il peut estre. Et bien que sa mere ayt en main quelques feuilles de ces arbres et qu'elle luy die: Mon enfant, ils sont couverts de telles feuilles; et luy monstrant une pomme ou une orange: Ils sont encores chargés de tels fruits, ne sont-ils pas beaux? ne les fait-il pas bon voir? l'enfant neanmoins demeure en son ignorance, d'autant qu'il ne peut comprendre en son esprit ce que sa mere luy enseigne, tout cela n'estant rien au prix de ce qui est en verité.

            De mesme en est-il, mes cheres ames, de ce que nous pouvons dire sur la grandeur de la felicité eternelle et des beautés et amenités dont le Ciel est rempli; car il y a encores plus de proportion entre la lumiere d'une lampe avec la clarté de ces grans luminaires qui nous esclairent, entre la beauté de la feuille ou du fruit d'un arbre et l'arbre mesme chargé de fleurs et de fruits tout ensemble, entre tout ce que cet enfant comprend de ce que sa mere luy dit et la verité mesme des choses dont elle parle, que non pas entre la lumiere du soleil et la [234] clarté dont jouissent les Bienheureux en la gloire; entre la beauté d'une prairiediaprée au printemps et la beauté de ces campagnes celestes, entre l'amenité de nos colines chargées de fruits et l'amenité de la felicité eternelle. Mais bien que cela soit ainsy, et que nous soyons asseurés que ce que nous en pouvons dire n'est rien au prix de ce qui est en verité, nous ne devons pas laisser d'en toucher quelque chose.

            Ayant desja presché plusieurs fois, et mesme en ce lieu sur l'Evangile d'aujourd'huy et sur ce sujet, j'ay pensé que je devois traitter d'un point duquel je ne vous eusse pas encor parlé. Mais avant que de le vous proposer il est necessaire que je leve de vos esprits quelques dificultés qui vous pourroyent empescher de bien entendre ce que je diray par apres; et je le fais d'autant plus volontiers que je desire que ce point soit bien masché, consideré compris.

            La premiere difficulté est à sçavoir mon si les ames bienhereuses estans separées de leur corps peuvent engtendre, voir, ouÿr et considerer, bref avoir les fonctions de l'esprit aussi libres que si elles estovent unies avec iceluy. Je responds que non seulement elles le peuvent comme auparavant, mais beaucoup plus parfaitement. Et que cela ne soit, je vous presente l'histoire de saint Augustin, qui n'est pas un autheur auquel il ne faille adjouster foy. Il rapporte donques qu'il avoit conneu un medecina à Carthage, qui estoit fort fameux aussi bien à Rome qu'en cette ville, tant parce qu'il estoit excellent en l'art de la medecine comme parce qu'il estoit un grand homme de bien, faisant beaucoup de charités, servant les pauvres gratis; et cette charité qu'il exerçoit à l'endroit du prochain fut cause que Dieu le tira d'une erreur en laquelle il estoit tombé estant encores jeune homme. Dieu favorise grandement ceux qui prattiquent la charité envers leurs freres; il n'y a rien qui attire tant sa misericorde sur nous que cela, d'autant que Nostre Seigneur a declaré que c'est son commandement, c'est à sçavoir le sien plus cheri et plus aymé; apres celuy de l'amour de Dieu il n'y on a point de plus grand. [235]

            Or, saint Augustin dit que ce medecin luy avoit raconté qu'estant encores jeune il commença à douter que l'ame separée du corps peust voir, ouyr ou comprendre aucune chose; et se trouvant en cette erreur il s'endormit un jour. Lors un beau jeune homme luy apparut pendant son sommeil et luy dit: Suis-moy. Ce que le medecin fit, et son guide le mena en une grande et spacieuse campagne où d'un costé il luy monstra des beautés incomparables, et de l'autre il luy fit entendre un concert de musique grandement delectable; puis le medecin se resveilla. Quelque temps apres le mesme jeune homme luy apparut derechef en dormant et luy demanda: Me connois-tu bien? Le medecin respondit qu'il le connoissoit fort bien et que c'estoit luy mesme qui l'avoit conduit en cette campagne où il luy avoit fait ouyr un concert si aggreable. Mais comment me peux-tu connoistre et me voir, dit le jouvenceau; où sont tes yeux? Mes yeux, repartit-il, sont en mon corps. Et où est ton corps? Mon corps est couché dans mon lit. Et tes yeux, sont-ils fermés ou ouverts? Ils sont fermés. S'ils sont fermés ils ne peuvent rien voir. Confesse donques, que puisque tu me vois, tes yeux estans fermés, que tu me connois fort bien et que tu as ouy la musique quoy que tes sens soyent endormis, que les fonctions de l'esprit ne dependent pas des sens corporels, et que l'ame estant separée du corps elle ne lairra pas pourtant de voir, ouyr, considerer et entendre. Puis le sacré songe prit fin et le jeune homme laissa le medecin, lequel ne douta jamais plus de cette verité.

            Ainsy le rapporte saint Augustin, lequel ayant dit que le medecin luy raconta qu'il avoit ouy cette divine musique qui se chantoit à son costé droit, dans la campagne dont nous avons parlé, mais certes, adjouste-t-il, je ne me souviens pas de ce qu'il avoit veu du costé gauche. En quoy nous remarquons combien ce glorieux Saint estoit exact à ne dire que simplement ce qu'il sçavoit bien estre de la verité de cette histoire. Apres icelle nous ne devons plus admettre cette difficulté en nos esprits, que nos ames estans separées de leur corps n'ayent une pleine et absolue liberté de faire leurs fonctions et leurs [236] actions. Par exemple, nostre entendement verra, considerera et entendra non seulement une chose à la fois, ains plusieurs ensemble; nous aurons plusieurs attentions, sans que l'une nuise à l'autre. Icy nous ne pouvons pas faire cela, car quiconque veut penser à plus d'une chose en mesme temps il a tousjours moins d'attention à chacune, et son attention en est moins parfaite. Tout de mesme en est-il de la memoire: elle nous fournira plusieurs souvenirs sans que l'un empesche l'autre. Nostre volonté voudra plusieurs choses et aura beaucoup de divers vouloirs sans que ces vouloirs divers soyent cause qu'elle les veuille ou qu'elle les affectionne moins; ce qui ne se peut en cette vie, tandis que nostre ame reside dans nostre corps. Aussi nostre memoire n'a pas une si pleine liberté en ses fonctions, de maniere qu'elle ne peut avoir plusieurs souvenirs, au moins les avoir tous à la fois, sans que l'un empesche l'autre; de mesme nostre volonté affectionne moins fort quand elle ayme plusieurs choses ensemble; ses desirs et ses vouloirs sont moins violens et ardens quand elle en a davantage.

            La seconde difficulté est touchant l'opinion que plusieurs ont que les Bienheureux dans la Hierusalem celeste sont tellement enivrés de l'abondance des divines consolations, que cela leur oste l'esprit en l'esprit mesme, je veux dire que cet enivrement leur enleve le pouvoir de faire aucune action. Ils pensent que c'en est de mesme que des consolations que l'on reçoit quelquefois en la terre, lesquelles font entrer l'ame en un certain endormissement spirituel, en sorte que pour un temps il n'est pas possible de se mouvoir et comprendre mesme où l'on est, ainsy que le tesmoigne le Psalmiste royal en son Psalme In convertendo: Nous avons esté faits, dit-il, comme consolés; ou bien, selon le texte hebreu et la version des Septante, comme endormis, lors que le Seigneur nous a retirés de la captivité. Mais il n'en eut pas ainsy en la gloire; car l'abondance de la consolation n'ostera point la liberté à nos esprits d'avoir leurs veues, de faire leurs actions et leurs mouvemens. La tranquillité est l'excellence de nostre action; or, au Ciel [237] nostre action n'empeschera pas la tranquillité, ains elle la perfectionnera de telle sorte qu'elles ne se nuiront point l'une à l'autre, voire elles s'entr'ayderont merveilleusement à continuer et perseverer pour la gloire du pur amour de Dieu qui les rendra capables de subsister ensemble.

            Ne croyons donques pas, mes cheres ames, que nostre esprit soit rendu stupide et endormi en l'abondance de la jouissance des bonheurs eternels; au contraire, il sera grandement resveillé et agile en ses differentes actions. Et si bien il est escrit que Nostre Seigneur enivrera ses bien-aymés, disant: Beuvez, mes amis, et vous enivre mes tres chers, cet enivrement ne rendra pas l'ame moins capable de voir, considerer, entendre et faire ses divers mouvemens, ainsy que nous l'avons declaré, selon que l'amour de son Bien-Aymé luy suggerera; ains cela l'excitera tousjours davantage à redoubler ses mouvemens et eslans amoureux, comme estant tousjours plus enflammée de nouvelles ardeurs.

            La troisiesme difficulté que je veux arracher de vos esprits est qu'il ne faut pas penser qu'en la gloire eternelle nous soyons sujets aux distractions comme nous le sommes tandis que nous vivons en cette vie mortelle. La rayson de cecy est que nous pourrons bien avoir, ainsy que nous venons de le dire, plusieurs diverses attentions en mesme temps, sans que l'une nuise à l'autre, ains elles se perfectionneront reciproquement. C'est pourquoy la multiplicité des sujets que nous aurons en nostre entendement, des souvenirs de nostre memoire, ni moins les desirs de nostre volonté ne feront nullement que l'un empesche l'autre ni que l'un soit mieux compris que l'autre. Et pourquoy cela? Non pour autre rayson, mes cheres Sœurs, sinon parce que tout est parfait et consommé dans le Ciel et en la beatitude eternelle.

            Cela estant donques ainsy, que dirons-nous maintenant, mais que dirons-nous de cette beatitude? Le mot de beatitude et de felicité fait assez entendre ce que c'est; car il nous signifie que c'est un lieu de toutes consolations, où tous bonheurs et benedictions sont compris et [238] retenus. Si en ce monde l'on estime bien heureux un esprit qui peut avoir plusieurs attentions à la fois, ainsy que le tesmoignent les louanges que l'on donne à celuy qui pouvoit estre attentif à sept choses en mesme temps, ou bien à ce valeureux capitaine de ce qu'il connoissoit cent ou cinquante mille soldats qu'il avoit sous sa charge, un chacun par leur nom, combien nos esprits seront-ils estimés bien heureux en cette beatitude où ils pourront avoir tant de diverses attentions! Mais, mon Dieu, que pourrions-nous dire de cette indicible felicité qui est eternelle, invariable, constante, permanente, et pour parler comme les anciens François, sempiternelle?

            Je ne veux pas, mes cheres Sœurs, vous entretenir de la felicité que les Bienheureux ont en la claire veuë de la face de Dieu, qu'ils voyent et verront sans fin en son essence, car cela regarde la felicité essentielle, et je n'en veux pas traitter, sinon que j'en dise quelques mots sur la fin. Je ne parleray pas non plus de l'eternité de cette gloire des Saints, mais seulement d'une certaine gloire accidentelle qu'ils reçoivent en la conversation qu'ils ont par ensemble. O quelle divine conversation! Mais avec qui? Avec trois sortes de personnes: avec eux mesmes, avec les Anges, les Archanges, les Cherubins, les saints Apostres, les Confesseurs, les Vierges, avec la Vierge glorieuse, Nostre Dame et Maistresse, avec la tres sainte humanité de Nostre Seigneur et en fin avec la tres adorable Trinité mesme, le Pere, le Fils et le Saint Esprit.

            Mais, mes cheres Sœurs, il faut que vous sçachiez que tous les Bienheureux se connoistront les uns les autres, un chacun par leur nom, ainsy que nous l'entendrons mieux par le recit de l'Evangile, lequel nous fait voir nostre divin Maistre sur le mont de Thabor, accompagné de saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. Pendant qu'ils regardoyent le Sauveur qui prioit et estoit en oraison, il se transfigura devant eux, laissant respandre sur son corps une petite partie de la gloire dont il jouissoit continuellement dès l'instant de sa glorieuse conception ès entrailles de Nostre Dame; gloire qu'il retenoit, par un [239] continuel miracle, resserrée et couverte dans la supreme partie de son ame.

            Les Apostres virent donques alors sa face plus reluisante et esclattante que le soleil, voire cette clarté et cette gloire s'espancha jusques sur ses vestemens pour nous monstrer qu'il n'en estoit pas si chiche qu'il n'en fist part à ses habits mesme et à ce qui estoit autour de luy. Il nous fit voir un petit eschantillon du bonheur eternel et une goutte de cet ocean et de cette mer d'incomparable felicité pour nous faire desirer la piece tout entiere; si que le bon saint Pierre, qui parloit pour tous comme devant estre le chef des autres: O qu'il est bon d'estre icy, s'escria-t-il tout esmeu de joye et de consolation. J'ay bien veu, vouloit-il dire, beaucoup de choses, mais il n'y a rien de si desirable que d'estre en ce lieu. Les trois Disciples virent encores Moyse et Elie qu'ils n'avoyent jamais veus et qu'ils reconneurent cependant tres bien; l'un ayant repris son corps ou bien un autre formé de l'air, et l'autre estant en son mesme corps auquel il fut eslevé dans le char triomphal. Tous deux s'entretenoyent avec nostre divin Maistre de l'exces qui devoit arriver en Hierusalem, exces qui n'est autre sinon la mort qu'il devoit souffrir par son amour; et soudain apres cet entretien les Apostres ouyrent la voix du Pere eternel lequel disoit: C'est icy mon Fils bien aymé, escoutez-le.

            Je remarque premierement qu'en la felicité eternelle nous nous connoistrons tous les uns les autres, puisque en ce petit eschantillon que le Sauveur en donna à ses Apostres il voulut qu'ils reconneussent Moyse et Elie qu'ils n'avoyent jamais veus. Si cela est ainsy, o mon Dieu, quel contentement recevrons-nous en voyant ceux que nous avons si cherement aymés en cette vie! Ouy mesme nous connoistrons les nouveaux Chrestiens qui se convertissent maintenant à nostre sainte foy aux Indes, au Japon et aux antipodes. Les amitiés qui auront esté bonnes dès cette vie se continueront eternellement en l'autre. Nous aymerons des personnes particulierement, mais ces amitiés particulieres n'engendreront point de [240] partialités, car toutes nos affections prendront leur force de la charité de Dieu qui, les conduisant toutes, fera que nous aymerons un chacun des Bienheureux de cet amour eternel dont nous aurons esté aymés de la divine Majesté.

            O Dieu, quelle consolation recevrons-nous en cette conversation celeste que nous aurons les uns avec les autres! Là nos bons Anges nous apporteront une joye plus grande qu'il ne se peut dire quand ils se feront reconnoistre à nous, et qu'ils nous representeront si amoureusement le soin qu'ils ont eu de nostre salut durant le cours de nostre vie mortelle; ils nous resouviendront des saintes inspirations qu'ils nous ont apportées, comme un lait sacré qu'ils alloyent puiser dans les mammelles de la divine Bonté, pour nous attirer à la recherche de ces incomparables suavités dont nous serons lors jouissans. Ne te resouviens-tu point, diront-ils, d'une telle inspiration que je te donnay en un tel temps, en lisant un tel livre, en entendant un tel sermon, ou bien en regardant une telle image? dira le bon Ange de sainte Marie Egyptiaque, inspiration qui t'incita à te convertir à Nostre Seigneur et qui fut le principe de ta predestination. O Dieu, nos cœurs ne se fondront-ils pas d'un contentement indicible oyant ces paroles?

            Un chacun des Esprits bienheureux aura un entretien particulier selon son rang et sa dignité. Nostre glorieux pere saint Augustin (je me plais à parler de luy car je sçay que le souvenir vous en est fort aggreable) faisoit un jour un souhait de voir Rome triomphante, le glorieux saint Paul preschant et Nostre Seigneur allant parmi le peuple, guerissant les malades et faisant des miracles. O mes cheres ames, quel bonheur à ce Saint de contempler la Hierusalem celeste en son triomphe, le grand Apostre (je ne dis pas grand de corps, car il estoit petit, rnais grand en eloquence et en sainteté) preschant et entonnant ces louanges qu'il donnera eternellement à la [241] divine Majesté en la gloire! Mais quel exces de consolation pour saint Augustin de voir Nostre Seigneur operer le miracle perpetuel de la felicité des Bienheureux que sa mort nous a acquise! Imaginez-vous, de grace, le divin entretien que ces deux Saints auront l'un avec l'autre, saint Paul disant à saint Augustin: Mon cher frere, ne vous resouvenez-vous point qu'en lisant mon Epistre vous fustes touché d'une inspiration qui vous sollicitoit de vous convertir, inspiration que j'avois obtenue de la divine misericorde de nostre bon Dieu par la priere que je faisois pour vous à mesme temps que vous lisiez ce que j'avois escrit? Cela, mes cheres Sœurs, ne causera-t-il pas une douceur admirable au cœur de nostre saint Pere?

            Faites derechef une imagination, je vous prie. Supposez que Nostre Dame, sainte Magdeleine, sainte Marthe, saint Estienne et les Apostres fussent veus l'espace d'un an, comme pour un grand jubilé, en Hierusalem: quel d'entre nous autres, je vous supplie, voudroit demeurer icy? Pour moy je pense que nous nous embarquerions tous et nous mettrions au peril de tous les hazards qu'encourent ceux qui vont d'icy là, pour avoir cette grace de voir nostre glorieuse Mere et Maistresse, Magdeleine, Marie Salomé et les autres qui s'y trouveroyent, puisque nos pelerins s'exposent bien à tant de dangers pour aller seulement reverer les lieux où ces saintes personnes ont posé leurs pieds. Si cela est ainsy, mes cheres ames, quelles consolations recevrons-nous entrant au Ciel, où nous verrons cette benite face de Nostre Dame toute flamboyante de l'amour de Dieu! Et si sainte Elizabeth demeura si transportée d'ayse et de contentement quand, au jour qu'elle la visita, elle luy ouyt entonner ce divin Cantique du Magnificat, combien nos cœurs et nos esprits tressailliront-ils d'une joye indicible lors qu'ils entendront entonner par cette chantre sacrée le cantique de l'amour eternel! O quelle douce melodie! Sans doute nous pasmerons et entrerons en des ravissemens fort aymables, lesquels ne nous osteront pourtant pas l'usage ni les fonctions de nos puissances qui, par ce divin rencontre que nous ferons de la Sainte Vierge, s'habiliteront [242] merveilleusement pour mieux et plus parfaittement louer et glorifier Dieu, qui luy a fait tant de graces et à nous aussi, nous donnant celle de converser familierement avec elle.

            Mais, me pourriez-vous demander, s'il est ainsy que vous dites que nous nous entretiendrons avec tous ceux qui sont en la Hierusalem celeste, qu'est-ce que nous dirons? De quoy parlerons-nous? Quel sera le sujet de nostre entretien? O Dieu, mes cheres Soeurs, quel sujet! Celuy des misericordes que le Seigneur nous a faites icy bas, par lesquelles il nous a rendus capables d'entrer en la jouissance d'un bonheur tel que seul il nous suffit. Je dis seul, parce qu'en ce mot de felicité sont compris toutes sortes de biens, lesquels ne sont pourtant qu'un unique bien, qui est celuy de la jouissance de Dieu en la felicité eternelle. C'est cet unique bien que la divine amante du Cantique des Cantiques demandoit à son Bien-Aymé, observant en cela, comme estant tres prudente, le dire du Sage, qu'il faut penser à la fin premier qu'à l'œuvre. Donnez-moy, s'escrie-t-elle, o mon cher Bien-Aymé, un bayser de vostre bouche. Ce bayser, ainsy que je declareray tantost, n'est autre chose que la felicité des Bienheureux. Mais de quoy traitterons-nous encores en nostre conversation? De la Mort et Passion de Nostre Seigneur et Maistre. Hé, ne l'apprenons-nous pas en la Transfiguration, où il ne se parle de rien tant que de l'exces qu'il devoit souffrir en Hierusalem? exces qui n'estoit autre, comme nous l'avons ja veu, que sa douloureuse mort. O si nous pouvions comprendre quelque chose de la consolation que les Bienheureux ont en parlant de cette amoureuse mort, combien nos ames se delecteroyent d'y penser!

            Passons plus outre, je vous prie, et disons un peu quelques mots de l'honneur et de la grace que nous aurons de converser mesme avec Nostre Seigneur humanisé. C'est icy sans doute que nostre felicité prendra un accroissement indicible et inenarrable. Que ferons-nous, cheres ames, que deviendrons-nous, je vous prie, quand à travers la playe sacrée de son costé nous appercevrons ce [243] cœur tres adorable et tres aymable de nostre Maistre, tout ardent de l'amour qu'il nous porte, cœur auquel nous verrons tous nos noms escrits en lettres d'amour? Est-il possible, dirons-nous, o mon cher Sauveur, que vous m'ayez tant aymé que d'avoir gravé mon nom en vostre cœur! Cela est pourtant veritable. Le Prophete, parlant en la personne de Nostre Seigneur, nous dit: Quand il arriveroit que la mere oublieroit l'enfant qu'elle porte en ses entrailles, si ne t'oublieray-je point, car j'ay gravé ton nom en mes mains. Mais Jesus Christ luy mesme encherissant sur ces paroles dira: S'il se pouvoit faire que la femme oubliast son enfant, si ne t'oublieray-je pas, d'autant que je porte ton nom gravé en mon cœur.

            Certes, ce sera un sujet de tres grande consolation que celuy cy, que nous soyons si cherement aymés de Nostre Seigneur qu'il nous porte tousjours en son cœur. Quelle delectation admirable pour un chacun des Bienheureux quand ils verront dans ce cœur tres sacré et tres adorable les pensées de paix qu'il faisoit pour eux et pour nous à l'heure mesme de sa Passion! pensées qui nous preparoyent non seulement les moyens principaux de nostre salut, mais aussi tous les divins attraits, inspirations et bons mouvemens desquels ce tres doux Sauveur se vouloit servir pour nous attirer à la suite de son tres pur amour. Ces veuës, ces regards, ces considerations particulieres que nous irons faisant sur cet amour sacré, duquel nous aurons esté si cherement et si ardemment aymés par nostre souverain Maistre, enflammeront nos cœurs d'une dilection et d'une ardeur nompareilles. Que ne devrions-nous donques pas faire ou souffrir pour jouir de ces suavités indiciblement aggreables! Cette verité nous est monstrée en l'Evangile d'aujourd'huy; car ne voyez-vous pas que Nostre Seigneur estant transfiguré, Moyse et Elie luy parlent et s'entretiennent tout familierement avec luy?

            Nostre felicité ne s'arrestera pas là, mes cheres ames, mais elle passera plus avant, car nous verrons face à face et tres clairement la divine Majesté, l'essence de [244] Dieu et le mystere de la tres sainte Trinité, en laquelle vision et claire connoissance consiste nostre felicité essentielle. Là nous entendrons et participerons à ces tres adorables conversations et à ces divins colloques qui se font entre le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Nous entendrons, dis-je, comme le Fils entonnera melodieusement les louanges deuës à son Pere celeste et comme il luy representera, en faveur de tous les hommes, l'obeissance qu'il luy a rendue tout le temps de sa vie. Nous ouyrons aussi, en contreschange, le Pere eternel prononcer d'une voix esclattante et avec une harmonie incomparable ces divines paroles que les Apostres entendirent au jour de la Transfiguration: Celuy cy est mon Fils bien aymè auquel je me suis compleu, et le Pere et le Fils parlant ensemble du Saint Esprit: C'est icy nostre Esprit, procedant de l'un et de l'autre, dans lequel nous avons mis tout nostre amour.

            Non seulement il y aura conversation et entretien entre les Personnes divines, ains encores entre Dieu et les hommes. Et quel sera-t-il ce divin entretien? Oh, quel il sera ! Il sera tel qu'il n'est pas loysible à l'homme de le rapporter; ce sera un devis si secret que nul ne le pourra entendre que Dieu et celuy avec lequel il se fera. Dieu dira un mot si particulier à chacun des Bien-heureux qu'il n'y en aura point de semblable. Mais quel sera ce mot? Oh! ce sera un mot le plus amoureux qui se puisse jamais imaginer. Representez-vous tous ceux qui se peuvent prononcer pour attendrir un cœur et les noms les plus affectionnés qui se puissent ouyr, et puis dites en fin que ce n'est rien au prix de celuy que Dieu donnera à un chacun là haut au Ciel. Il nous donnera un nom, il nous dira un mot. Supposez qu'il vous dira: Tu es ma bien-aymée, tu es la bien-aymée de mon Bien-Aymé, c'est pourquoy tu seras cherement aymée de moy; tu es la bien choisie de mon bien choisi qui est mon Fils. Cela n'est rien, mes cheres ames, en comparaison de la suavité qu'apportera quant et soy ce mot ou ce nom saint et sacré que le Seigneur fera entendre à l'ame bienheureuse. [245]

            Ce sera alhors que Dieu donnera à la divine amante ce bayser qu'elle a si ardemment demandé et souhaitté, ainsy que nous disions tantost. Oh! qu'elle chantera amoureusement son cantique d'amour: Qu'il me bayse, le Bien-Aymé de mon ame, d'un bayser de sa bouche. Et poursuivant elle adjoustera: Meilleur est sans nulle comparaison le lait qui coule de ses cheres mammelles que non pas tous les vins les plus delicieux, et le reste. Quelles divines extases, quels embrassemens amoureux entre la souveraine Majesté et cette chere amante quand Dieu luy donnera ce bayser de paix! Cela sera pourtant ainsy, et non pas avec une amante seule, ains avec un chacun des citoyens celestes, entre lesquels se fera un entretien admirablement aggreable des souffrances, des peines et des tourmens que Nostre Seigneur a endurés pour un chacun de nous durant le cours de sa vie mortelle, entretien qui leur causera une consolation telle que les Anges, au dire de saint Bernard, n'en sont pas capables; car si bien Nostre Seigneur est leur Sauveur et qu'ils ayent esté sauvés par sa mort, il n'est pourtant pas leur Redempteur, d'autant qu'il ne les a pas rachetés, ains seulement les hommes. C'est pourquoy ceux cy recevront une felicité et un contentement singulier à parler de cette glorieuse Redemption, par le moyen de laquelle ils auront esté faits semblables aux Anges, ainsy que nostre divin Maistre l'a dit.

            En la Hierusalem celeste nous jouirons donques d'une conversation tres aggreable avec les Esprits bienheureux, les Anges, les Cherubins et Seraphins, les Saints et les Saintes, avec Nostre Dame et glorieuse Maistresse, avec Nostre Seigneur et en fin avec la tres sainte et tres adorable Trinité, conversation qui durera eternellement et qui sera perpetuellement gaye et joyeuse. Or, si nous avons en cette vie tant de suavité à ouyr parler de ce que nous aymons que nous ne pouvons nous en taire, quelle joye, quelle jubilation recevrons-nous d'entendre eternellement chanter les louanges de la divine Majesté que nous devons aymer et que nous aymerons plus qu'il ne se peut comprendre en cette vie! Si nous prenons [246] tant de playsir en la seule imagination de la perdurable felicité, combien en aurons-nous davantage en la jouissance de cette mesme felicité! felicité et gloire qui n'aura jamais de fin, ains qui durera eternellement sans que jamais nous en puissions estre rejettés. O que cette asseurance augmentera nostre consolation! Marchons donques gayement et joyeusement, cheres ames, parmi les difficultés de cette vie passagere; embrassons à bras ouverts toutes les mortifications et afflictions que nous rencontrerons en nostre chemin, puisque nous sommes asseurés que ces peines prendront fin et qu'elles se termineront avec nostre vie, apres laquelle il n'y aura que joyes, que contentemens et consolations eternelles. Ainsy soit-il. [247]

 

LVIII. Sermon pour le jeudi après le deuxième Dimanche de Carême coïncidant avec la fête de saint Mathias

 

24 février 1622

 

            J'avois pensé de faire en ce jour un proeme, une comparaison, une similitude touchant ce qui se passa en la vie du mauvais riche et celle de Judas, du Lazare et de saint Mathias, d'autant que je trouve un grand rapport entre la vocation, le progres et declination du mauvais riche et de Judas, et entre la vocation, progres et fin du Lazare et de saint Mathias. Mais parce qu'une telle façon de parler mange beaucoup de temps, je ne m'y arresteray gueres pour vous entretenir principalement de la vocation de saint Mathias.

            Nous trouverons en icelle un grand sujet de craindre à cause de ces paroles de l'Evangile: Plusieurs sont appelles, mais peu sont esleus. Nous y trouverons aussi dequoy condamner ceux qui censurent et parlent injustement contre la Providence divine, et ne veulent adorer ni approuver les effects et evenemens d'icelle touchant l'election des bons et la reprobation des mauvais; car lors qu'on voit l'ejection de ceux cy, la prudence humaine se met à la recherche des motifs et raysons de leurs cheutes, et au lieu de regarder la douce Providence de Dieu, elle se jette sur le defaut de la grace et dit: Si ce [248] pecheur en eust receu autant que le juste il ne fust pas tombé en tel defaut. Or, telles sortes de gens auroyent quelque rayson s'ils disoyent seulement que la grace n'est pas offerte aux pecheurs comme aux justes; mais s'ils passoyent plus outre à fin de s'enquerir pourquoy les premiers ne reçoivent pas cette grace comme les seconds, certes, ils seroyent contraints de confesser que ce n'est pas le defaut de la grace qui est cause de leur perte, car jamais elle ne manque. Dieu la donne tousjours suffisante à quiconque la veut recevoir; cecy est une chose toute claire, tous les theologiens en sont d'accord, et le Concile de Trente a declaré que jamais la grace ne nous manque, mais que c'est nous qui manquons à la grace, ne la voulant recevoir ou luy donner nostre consentement. Les damnés seront contraints de confesser, comme l'escrit saint Denis l'Areopagite, que c'est par leur faute et non par celle de la grace qu'ils ont esté precipités et condamnés aux flammes eternelles, parce qu'ils ont manqué à la grace et non point parce qu'elle leur a manqué; ce qu'ils connoistront fort clairement, et cette connoissance accroistra de beaucoup leurs tourmens.

            Or, si c'est tousjours l'homme qui manque à la grace et que jamais la grace ne nous manque, si l'on voit en toutes sortes d'estats, de conditions et de vocations un si grand nombre de reprouvés et peu d'esleus, qui s'asseurera et vivra sans apprehension de perdre cette grace ou de luy refuser son consentement? qui ne craindra de descheoir en ne rendant pas à Dieu le service qui luy est deu, chacun selon son devoir et obligation, puisque si bien nous voyons un Lazare et un saint Mathias au nombre des esleus, nous trouvons ce riche de l'Evangile et Judas parmi les reprouvés? Mais quoy, le mauvais riche n'estoit-il pas appellé à une mesme vocation que le Lazare, et Judas à la mesme que saint Mathias? Ouy, sans doute, cecy est tout clair en l'Evangile; car le mauvais riche estoit Juif, puisqu'il appelle Abraham pere: Pere Abraham, luy dit-il, le priant de luy envoyer le Lazare. Il estoit circoncis, et Dieu luy avoit tesmoigné qu'il l'aymoit en [249] luy donnant la jouissance de beaucoup de biens et de possessions, d'autant qu'il n'en prenoit pas en la Loy mosaïque comme en celle de grace, en laquelle la pauvreté est tant louée et recommandée. Nostre Seigneur n'avoit pas encores dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit; aussi en ce temps-là Dieu favorisoit ses amis en leur faisant part des richesses et commodités temporelles par lesquelles il les obligeoit à le servir.

            Nous voyons donques que ce riche estoit appellé de Dieu aussi bien que le Lazare, et qu'il avoit encores plus d'obligation que luy d'observer les divins commandemens. Ce n'est pas que celuy cy n'y fust aussi tenu, mais d'autant que le riche avoit esté favorisé de beaucoup plus de biens que non pas l'autre, il avoit par consequent plus de devoir de servir son Seigneur. C'est pourquoy, quand le Lazare ne l'eust pas servi, il n'auroit pas esté si condamnable que le mauvais riche; il l'auroit esté, sans doute, mais beaucoup moins que luy. Neanmoins nous voyons en l'Evangile du jour que de ces deux hommes esgalement appellés de Dieu, celuy qui a le plus receu et qui est le plus obligé de le servir ne le sert point, ains vit et meurt miserablement, tandis que le pauvre Lazare le sert avec fidelité et meurt heureusement. L'un est porté au sein d'Abraham et l'autre enseveli au fond de l'enfer. Mais laissons là ce mauvais riche et regardons la vocation de Judas et de saint Mathias, tous deux Apostres de Nostre Seigneur.

            Voyez d'abord comme la vocation et election de Judas estoit advantageuse par dessus celle de saint Mathias; car Judas, le plus meschant homme qui se puisse trouver, fut appellé à l'apostolat de la propre bouche de Nostre Seigneur qui l'appella mille fois par son nom; il fut instruit de luy comme les autres Apostres, il l'entendit parler et prescher, il fut tesmoin des œuvres merveilleuses qu'il faisoit et comment il confirmoit sa doctrine par de tres grans miracles; son cher Maistre luy avoit fait beaucoup de graces singulieres lesquelles saint Mathias ne receut point, car il ne fut pas appellé à l'apostolat par Nostre Seigneur ni de son vivant, ains par les Apostres apres [250] son Ascension, de sorte qu'il vint comme un avorton succeder à ce miserable Judas. Il ne fut pas instruit par le Sauveur mesme et ne vit point ses miracles, car il n'estoit pas des Apostres qui le suivoyent; neanmoins il persevera fidellement et mourut tres saintement. Judas, au contraire, le plus felon et desloyal homme qui ayt jamais esté, d'Apostre devint apostat, commettant le plus execrable peché et la plus grande perfidie en vendant son bon Maistre.

             Tous nos anciens Peres monstrent la pesanteur et gravité de ce peché; mais quoy que l'on en exagere la grandeur, si est-ce que l'on n'atteindra jamais à declarer quelle est son enormité. Nostre Seigneur parlant de Judas le nomme fils de perdition, ce que saint Paul dit aussi de l'Antichrist. Cecy est une phrase hebraïque. Qui dit enfant de consolation veut signifier de la plus grande consolation ou de tres grande consolation; fils de joye s'entend de la plus grande joye ou de tres grande joye: de mesme Judas estant tombé dans cette iniquité que de vendre son Seigneur et Maistre, est dit fils ou enfant de perdition, c'est à sçavoir de la plus grande ou tres grande perdition, telle que celle des diables, car il estoit pire qu'un diable; aussi brusle-t-il avec eux dans les flammes eternelles. Voyla comme celuy de ces deux Apostres qui avoit esté le plus favorisé a apostasié, et l'autre, qui fut appellé à l'apostolat apres la mort de Nostre Seigneur, a perseveré. Grand sujet de craindre en toutes sortes d'estats et vocations, car par tout il y a du peril!

Quand Dieu crea les Anges dans le Ciel il les establit en sa grace, de laquelle il sembloit qu'ils ne devoyent jamais descheoir; neanmoins Lucifer vint à se revolter, et luy et tous ses sectateurs refuserent de rendre à la divine Majesté la sujetion et obeissance de leur propre volonté, disant qu'ils ne se vouloyent point sousmettre, ce qui fut cause de leur ruine. Lucifer traisna apres soy [251] dans les enfers la troisiesme partie des Anges, qui estoyent innombrables; et ceux qui estoyent au sein mesme de la gloire devindrent diables et furent condamnés aux peines eternelles. Voyla comme il y a eu du peril mesme dans le Ciel. Et l'homme dans le paradis terrestre, où Dieu l'avoit mis en sa grace, ne vint-il pas à en descheoir? car Eve, escoutant le serpent, print du fruit defendu, en presenta à son mary, et il en mangea contre la volonté de son Createur.

            Certes, c'est une chose espouvantable que la cheute de Salomon. Luy, le plus sage de tous les hommes, à qui Dieu avoit si amplement donné son Esprit, sa sapience et la connoissance de toutes choses, luy qui penetroit jusques au centre de la terre, traittant si hautement de tout ce qui s'y trouve, et qui montoit jusques au cedre du Liban, luy qui parloit avec tant de sagesse non seulement des choses corporelles et materielles mais encores des spirituelles! Ce qui se voit en cet admirable Livre de l'Ecclesiaste et en celuy de ses Proverbes qui sont tout remplis de sentences pleines d'une sapience telle que nous voyons clairement que personne n'en a jamais esté doué comme Salomon. D'autres ont peu parler avec plus de ferveur ou d'eloquence, mais quant à la sagesse, tant pour les choses transitoires que pour les spirituelles, il les a tous surpassés. Neanmoins il est descheu, comme nous dirons tantost, et il est tombé dans l'iniquité, nonobstant toute la plenitude de l'Esprit divin qu'il avoit receu.

            Qui donques ne tremblera? Y aura-t-il societé, Religion, Institut, Congregation ou maniere de vivre qui se puisse asseurer et dire exempte de crainte et apprehension de tomber dans les precipices du peché? Et quelle compagnie, assemblée ou vocation trouvera-t-on qui soit exempte de peril? O Dieu, nulle que ce soit. Il y a par tout à craindre et sujet de se conserver en grande bassesse et humilité. Tenez-vous bien à l'arbre de vostre profession chacun selon vostre vocation; mais ne laissez pas de cheminer craintifs et comme à taston tout le temps de vostre vie, de peur que voulant marcher avec trop [252] d'asseurance et de hardiesse vous ne tombiez dans les ruines du peché. Job, comme dit saint Gregoire, demeurant juste entre les meschans avoit receu une grande grace de Dieu, car pour l'ordinaire l'on est tel que ceux avec qui l'on converse; partant il avoit grand sujet de louer le Seigneur de ce qu'il le maintenoit dans le bien parmi les impies. C'est une chose perilleuse de vivre dans le monde en la conversation des meschans; c'est pourquoy demeurer bon parmi iceux sans descheoir de la grace est une faveur tres speciale de Dieu, et pour ce, dit saint Hierosme, il en retire plusieurs hors de ce siecle et les appelle dans le desert où ils n'ont point la societé des pervers.

            Or, ceux qu'il a placés en quelque bonne et sortable vocation ont un grand sujet de le louer et remercier, il est vray, car ils ont receu un singulier benefice d'estre separés de la compagnie des meschans et associés avec les bons; mais sont-ils hors de danger? O non. Et pourquoy? Parce qu'il ne suffit pas d'estre en cette sainte vocation et admis avec les bons si l'on n'y persevere. Or, ce bienfait de la perseverance est tres grand, d'autant que quand on vient à manquer à la grace en telle maniere de vie les cheutes en sont plus graves et perilleuses, comme ont esté celle des Anges dans le Ciel, celle d'Adam dans le Paradis terrestre et de Judas au college de Nostre Seigneur. Chose estrange que dans l'Eglise triomphante (non pas triomphante pour lors, mais angelique), parmi des esprits si purs, doués d'une si noble et excellente nature, parmi une si sainte compagnie où il n'y avoit aucune occasion de peril, sans tentation ni suggestion des esprits malins, car il n'y en avoit point encores, il y ayt eu un si petit nombre d'Anges qui ayent perseveré, et que la troisiesme partie se soit revoltée contre Dieu et ayt esté precipitée dans les enfers! Chose espouvantable aussi que Judas, qui avoit esté appellé du Sauveur mesme à l'apostolat, ayt commis un si execrable peché et une si estrange trahison que de vendre son Maistre au temps qu'il alloit en sa compagnie, qu'il oyoit sa parole et qu'il voyoit les œuvres merveilleuses [253] qu'il faisoit! Ce sont des exemples qui doivent faire trembler toutes sortes de personnes, de quel estat, condition ou vocation qu'elles soyent.

            Mais voyons encores la ressemblance qu'il y a au progres de la vie du mauvais riche et de Judas. Le premier estoit riche, dit l'Evangile, et avaricieux. Pour bien entendre cecy il faut que vous sçachiez qu'il y a deux sortes d'avarice: l'une est temporelle, et c'est celle par laquelle on a une avidité d'acquerir les biens, les honneurs et commodités de cette vie; d'où vient que l'on en voit tant dans le monde qui ne pensent et semblent n'avoir autre chose à faire icy bas qu'à amasser des richesses et à mettre mayson sur mayson, pré sur pré, champ sur champ, vigne sur vigne, tresor sur tresor. C'est à telles sortes de gens que le Prophete dit à l'oreille: O fols que vous estes, croyez-vous que le monde ne soit fait que pour vous? Comme s'il disoit: O miserables, que faites-vous? Pensez-vous tousjours demeurer en la terre, ou n'y estre que pour amasser des biens temporels? O certes, vous n'estes point creés pour cela.

            Hé quoy, dit la prudence humaine, le ciel, la terre et par consequent tout ce qui se trouve en icelle, n'est-il pas fait pour l'homme, et Dieu ne veut-il pas que nous en usions? Il est vray que Dieu a creé le monde pour l'homme avec intention qu'il usast des biens qu'il trouveroit en iceluy, mais non point à fin qu'il en jouist comme si c'estoit sa fin derniere. Il crea le monde avant que de creer l'homme, car il luy voulut preparer un palais, une mayson et demeure clans laquelle il se peust loger; ensuite il le declara maistre de tout ce qui est en iceluy, luy permettant de s'en servir, mais non pas en telle sorte qu'il n'eust point d'autre pretention, car il l'avoit creé pour une fin plus haute qui est luy mesme. Neanmoins la cupidité et avarice a tellement renversé le cœur de l'homme qu'il est venu à ce point de vouloir «jouir de ce dont il devroit user et user de ce dequoy il devroit jouir.»

            C'est une grande pitié à qui taste le pouls de la pluspart des mondains et à qui regarde un peu de pres les [254] mouvemens de leurs cœurs! L'on descouvre facilement qu'ils veulent jouir du monde et de ce qu'il contient, mais quant à Dieu ils se contentent d'en user. De là vient que tout ce qu'ils font n'est que pour la conservation des choses temporelles, et qu'ils ne font quasi rien pour acquerir la felicité eternelle. S'ils prient, s'ils gardent les commandemens ou prattiquent quelques autres bonnes œuvres c'est de crainte que Dieu ne les chastie par quelque desastre ou infortune, ou à fin qu'il leur conserve leurs maysons, leurs champs, leurs vignes, leur femme, leurs enfans desquels ils veulent jouir, se contentant d'user de Dieu pour ce sujet ou tels autres. C'est d'icy qu'arrivent tous nos maux. Si j'estois autre part j'en dirois davantage sur cette sorte d'avarice, mais celles à qui je parle n'en ont pas à faire.

            Il y en a une autre qui serre et ne veut point quitter pour quoy que ce soit ce qu'elle a. Celle cy est grandement dangereuse et se glisse par tout, mesme clans les Religions et dans les choses spirituelles. On se peut bien encores garder de la premiere, car on trouvera plusieurs personnes qui n'ont pas cette ambition d'amasser beaucoup de prés, de champs et maysons, mais peu qui quittent franchement ce qu'elles possedent. On rencontrera des hommes qui ayans femme, enfans et une famille à entretenir, pour laquelle ils auroyent besoin d'acquerir quelques commodités à fin de la subvenir, lesquels neanmoins ne s'en soucient pas, ains mangent et dissipent toute leur substance, demeurant toute leur vie pauvres, chetifs et miserables; mais ils sont tellement avaricieux de leur liberté, qui est leur tresor, leur richesse et la plus noble piece qu'ils ayent, ils la tiennent si ferme et de si pres que pour rien au monde ils ne la veulent perdre, quitter ni assujettir, ains en veulent jouir pour vivre selon leurs fantasies et se vautrer en toutes sortes de playsirs et voluptés. On verra des riches qui n'auront point cette premiere avarice d'amasser tresor sur tresor, mais ils enfonceront tellement leur cœur dans celuy qu'ils ont, à dessein de le mieux conserver, qu'il est presque impossible de les tirer de là. Un vilain aymera [255] tant sa volupté et la tiendra si chere qu'il ne quitterait la delectation qu'il prend en icelle pour toutes les richesses et honneurs du monde.

            Il y a mesme des ames spirituelles qui possedent ce qu'elles ont avec tant d'attache et qui prennent tant de playsir à voir et regarder ce qu'elles font, qu'elles commettent une espece d'idolatrie, se faisant autant d'idoles que d'actions, lesquelles elles adorent. Saint Gregoire Nazianzene dit qu'il delaissa facilement les biens et honneurs de cette vie, en sorte qu'il n'avoit point d'ambition ni de tentation pour acquerir toutes ces choses; mais il luy restoit un si grand desir de sçavoir et estudier que toutes les richesses ne luy estoyent rien au prix de cette envie qu'il avoit d'apprendre les lettres. Ce desir luy estoit si cher qu'il ne trouvoit rien de si difficile à quitter pour Dieu, car il se fust plus aysement desfait et eust plus volontiers cedé tous les biens et playsirs du monde, s'il les eust eus, que cette passion de s'instruire. Il sembloit quasi que Dieu la luy laissast comme la derniere et principale piece de son renoncement; neanmoins il se contenta de la resolution que saint Gregoire avoit de tout abandonner pour luy, le mettant en un lieu où il pouvoit estudier et quitter son desir sans le quitter. Ainsy il s'adonna à l'estude parce que son souverain Maistre l'avoit placé en un endroit où il luy estoit loysible de ce faire; de sorte qu'en apprenant il acquiesça à la divine volonté.

            Judas et le mauvais riche estoyent avaricieux de ces deux sortes d'avarice dont nous venons de traitter. Ils estoyent avides d'amasser des richesses et de mettre argent sur argent, mais encores ils cachoyent et serraient si fort les biens qu'ils avoyent et les aymoient si demesurement qu'ils les adoroyent et en faisoyent leur dieu. C'est une façon de parler de l'Escriture: l'avaricieux fait son dieu de son or et de son argent, et le voluptueux de son ventre. Il y a bien de la difference entre boire du vin et s'enivrer, entre user des richesses et les adorer. Celuy qui boit du vin selon sa necessité ne fait point de mal, mais celuy qui en prend avec tel exces qu'il vient [256] à s'enivrer offense Dieu mortellement, perd le jugement, noye sa rayson dans le vin qu'il boit, et s'il venoit à mourir en cet estat il se damneroit; c'est comme s'il disoit en beuvant: Si je meurs je me veux perdre et damner eternellement. Il y a aussi difference entre user des richesses et les adorer: en user selon son estat et condition, car il faut dire cela, c'est une chose permise quand on le fait comme il faut; mais de s'en faire des idoles c'est une condamnation et damnation. En un mot, d y a bien de la difference entre voir et regarder les choses de ce monde, ou en vouloir jouir comme si nostre felicité consistoit en icelles. La premiere façon est bonne, mais la derniere est damnable.

            Or, ce ineschant homme Judas (pour ne parler que de luy et laisser à part le mauvais riche) estoit grandement avaricieux et cupide d'amasser de l'argent, mais non pas seulement ce qui estoit requis pour l'entretenement de Nostre Seigneur et de ses Apostres, car il leur failloit peu de chose, d'autant que le Sauveur establissoit son apostolat sur la pauvreté et qu'il devoit envoyer ses disciples apres luy prescher son Evangile avec commandement de ne porter ni bourse, ni besace, ni baston, ni bourdon, et de n'user d'aucune prevision pour le lendemain, ains de se confier en leur Pere celeste qui les nourriroit par sa providence. Tel fut le noviciat des Apostres, et tout le reste de leur vie devoit estre fondé sur cette beatitude: Bienheureux sont les pauvres d'esprit.

            Cependant, comme ils ne devoyent estre envoyés qu'apres avoir receu le Saint Esprit et qu'ils vivoyent tous ensemble avec Nostre Seigneur, il leur permettoit bien d'avoir quelques petites choses à leur usage pour subvenir à la journaliere necessité, mais non point de les posseder en particulier, ains vouloit que l'un d'eux portast la bourse et eust soin de la depense; car luy, qui estoit le modele de toute perfection et sainteté, ne se mesloit point de cela; o non, il n'y vouloit point penser, ni manier les deniers avec ses divines mains. C'est ce que remarque le grand saint Bernard faisant un mot d'advertissement à [257] un Pontife: Nostre Seigneur, souverain Pontife et Chef du college apostolique, dit-il, ne s'occupoit jamais des biens et commodités permises ou de ce qui estoit requis pour son apostolat; partant il failloit qu'il eust un econome general qui prist soin des affaires, et ce fut Judas. Le Sauveur donques luy remit la charge des choses temporelles; et il n'y eust point eu de mal de porter la bourse et de manier l'argent s'il l'eust fait comme il le devoit, mais ce desloyal et miserable homme ne s'y comporta pas en econome fidelle, ains en larron et avaricieux. Aussi, recherchoit-il tousjours d'amasser argent sur argent, non point pour subvenir à l'entretien de la famille dont il avoit le soin, mais pour satisfaire à son avarice et cupidité; si que, d'Apostre qu'il estoit, il devint diable et vendit son Maistre pour avoir quelques deniers.

            Tous les saints Peres, comme j'ay dit, exagerent grandement cette faute, quoy que quelques uns disent que Judas ne pensoit point, en vendant Nostre Seigneur, le livrer à la mort; car bien que les Juifs l'achetassent pour le faire mourir, si est-ce, disent-ils, que ce miserable croyoit qu'il opereroit quelque miracle pour se delivrer de leurs mains. Par ce moyen il cuydoit faire un trait d'un insigne larron et voleur, d'autant qu'ayant receu l'argent des Juifs, il se moqueroit d'eux par apres, puisque son Maistre ne mourroit point. Mais il est tout certain que Judas est convaincu de la plus grande perfidie et trahison qui se puisse imaginer et qu'il n'est nullement excusable. Le Sauveur mesme le tesmoigne en la cene, parlant de luy, quoy que courtement: Un d'entre vous me trahira. Et lequel d'entre les Apostres sera celuy qui trahira son Seigneur? C'est celuy qui garde la bourse et qui pour la remplir d'argent, par ambition et avarice, le vendra et le livrera à la mort.

            Or, estre avaricieux en la vie religieuse et apostolique c'est estre comme Judas, et c'est la plus grande tare qui se puisse trouver en un ecclesiastique et en un Religieux, tout ainsy que la plus grande tare qui sçauroit se rencontrer en un soldat c'est d'estre poltron: aussi ne souffrira-t-il jamais qu'on l'appelle de la sorte. Si vous [258] dites qu'il est larron il ne s'en pique pas; si qu'il est desbauché il ne s'en soucie point et ne fait que s'en rire; mais si vous dites qu'il est poltron il s'en offensera et ne l'endurera pas, sçachant bien que c'est la plus grande injure qu'on luy puisse faire, d'autant que la poltronnerie est tout à fait contraire à sa profession. Si on taxe les riches du monde d'estre avaricieux ils ne s'en mettent pas beaucoup en peine; mais de voir l'avarice dans l'apostolat et d'accuser un Religieux de ce vice, cela est un tres grand blasme, car c'est vendre Nostre Seigneur que d'estre avare en la Religion. Et pourquoy? Parce que l'avarice est tout à fait contraire à la profession religieuse.

            Quelques uns demandent quelle a esté la cause de la cheute de Judas et par où elle a commencé, et c'est icy mon troisiesme point. C'est une chose tres difficile de declarer quels sont les commencemens de la cheute des pecheurs; il est neanmoins tres asseuré, comme disent les theologiens, que ce n'est pas que la grace leur ayt manqué, ains ce sont eux qui ont manqué à la grace; mais de sçavoir comme ils ont commencé à luy manquer, c'est bien difficile.

            Quelques anciens Peres disent que cela peut arriver pour avoir rejetté un advertissement, une inspiration; car quoy que ce rejet ne soit qu'un peché veniel qui ne nous oste pas la grace, neanmoins il en empesche le cours, la ferveur s'amoindrit, on s'affoiblit contre les vices; si qu'aujourd'huy que vous manquez à la grace luy refusant vostre consentement et commettant ce peché veniel, vous vous disposez à en commettre bien tost un autre, et par la multitude des veniels à tomber petit à petit dans les mortels, et par iceux à perdre la grace. O Dieu, que c'est une chose redoutable que le peché, pour petit et leger qu'il puisse estre! C'est ce qui faisoit dire à ce grand saint Bernard: Marchez tousjours et gardez de vous arrester; allez tousjours plus avant, car il est impossible de demeurer en un mesme estat en cette vie; celuy qui n'avance pas, il faut de necessité qu'il recule. Aussi le Saint Esprit donne ces advertissemens: Que [259] celuy qui est debout prenne garde de ne point tomber. Tiens ce que tu as. Ayez soin et travaille à fin d'asseurer par bonnes œuvres vostre vocation. Advertissemens qui nous doivent faire vivre en grande crainte et humilité en quel lieu et estat que nous soyons, et dresser souvent nos cœurs vers la divine Bonté pour invoquer son secours, faisant le plus d'eslans de nos esprits en Dieu que nous pourrons, souspirant apres luy par frequentes prieres et oraisons.

            D'autres disent qu'on tombe dans les ruines du peché à cause des inclinations mauvaises qui sont en l'homme. Il est vray que nous avons tous des inclinations au mal: les uns sont portés à la colere, les autres à la tristesse, d'autres à l'envie, d'autres à la vanité et vaine gloire, d'autres à l'avarice; et si nous vivons selon telles ou semblables inclinations nous sommes perdus. Mais, me dira quelqu'une, j'ay une grande inclination à la tristesse. Or sus, il faut travailler pour vous en desfaire. Une autre dira: Et moy je suis si joyeuse que je ris à tout propos. Hé bien, la grace de Dieu vous manque-t-elle pour mortifier cette inclination que vous avez à rire? Mettez la main bien avant dans le cœur où sont ces passions de la joye, de la tristesse, de la vanité ou de la colere, travaillez avec le secours de Dieu, et vous les rangerez toutes à la rayson. Mais j'ay tant de mauvaises inclinations! Et quel est celuy qui n'en a pas? N'avez-vous pas la grace divine pour les combattre? Il y en a d'autres qui s'excusent sur leur naturel: Hé, disent-ils, nous ne sçaurions jamais rien faire qui vaille, nous avons un si mauvais naturel. Mais la grace ne va-t-elle pas au dessus de la nature? Saint Paul avoit un naturel aspre, rude et revesche; neanmoins la grace de Dieu le renversa, et se saisissant de ce naturel revesche, elle le rendit d'autant plus ferme au bien qu'il entreprit, et si courageux et invincible en toutes sortes de peines et de travaux que rien ne peut esbranler son courage, de maniere qu'il devint un grand Apostre, tel que nous l'honnorons à present. En somme, ni le naturel ni les inclinations ne nous peuvent point empescher d'arriver à la perfection de la [260] vie chrestienne, quand on veut se prevaloir de la grace pour les mortifier et les assujettir à la rayson; mais quand nous vivons selon ces inclinations mauvaises nous nous perdons. Or, Judas avoit entr'autres celle de l'avarice, et vivant selon icelle il se perdit.

            Plusieurs recherchent la cause de la cheute de Salomon, et il y a diverses opinions sur cecy. Entre toutes les raysons qu'on en rapporte je me contenteray d'en toucher une qu'il dit luy mesme: Je n'ay jamais refusé à mes yeux de regarder ce qu'ils avoyent desir de voir. Comme s'il vouloit dire: J'estois un grand roy, j'avois plusieurs choses propres à recreer ma veuë, les magnifiques et somptueux palais qui m'appartenoyent, les tapisseries, la varieté des riches vestemens, en somme je ne refusois rien à mes yeux de tout ce qu'ils desiroyent. De là nous pouvons conclure que la mort entra par ses yeux et que cecy fut la cause de sa cheute, car par les yeux entre la convoitise, et avec icelle toutes sortes de maux. Mais, mon Dieu, je pense que je passeray l'heure.

            Or sus donques, Judas descheut de la grace; d'Apostre qu'il estoit il devint apostat, et, connoissant sa faute, il se desespera et se pendit et fut, comme le mauvais riche, enseveli aux enfers. Les Apostres s'estans assemblés par le commandement de Dieu, apres beaucoup de ceremonies en esleurent un autre pour occuper sa place. Je diray encores quatre mots sur cecy. Saint Pierre, le chef des Apostres, les fit reunir avec les disciples de Nostre Seigneur qui estoyent en tout six vingts, et ce à dessein d'en choisir un des six vingts, ou plustost des cent neuf, car il ne faut pas compter les Apostres qui estoyent onze. Lors saint Pierre dit, parlant aux disciples: Il nous faut choisir un d'entre vous pour mettre en l'apostolat à la place de Judas qui l'a quitté et s'est fait apostat.

            Nous sommes donques enseignés que bien que Judas quittast l'apostolat, neanmoins l'apostolat ne perit pas pour cela, il demeura tousjours en estre; car le college des Apostres dura non seulement pendant la vie de Nostre Seigneur qui les appella et les receut, mais apres sa mort [261] ils en esleurent un autre pour remplacer le traistre. Cecy est fort propre à confondre les huguenots qui disent que l'apostolat a manqué quand les Apostres sont morts; ce qui est tres faux, car encores qu'ils soyent morts, l'apostolat ne l'est pas, puisque de mesme que saint Pierre et tous les autres Apostres et disciples estans assemblés en choisirent un pour succeder à Judas, celuy là pouvoit aussi en choisir un autre, et cet autre un autre, et ainsy consecutivement; de sorte que l'apostolat a passé jusqu'à nous et durera jusques à la fin du monde. D'où nous devons tirer cet advertissement, de travailler soigneusement à bien garder nos vocations, de peur que venant à descheoir, un autre ne soit mis en nostre place. Si vous quittez la Religion, la Religion ne manquera pas pour cela, car la Providence divine en envoyera une autre pour occuper vostre place; mais si vous la quittez, où irez-vous? Je ne sçay. Il y a un grand danger que delaissant la place que vous aviez en la Religion, vous ne perdiez par consequent celle qui vous estoit preparée au Ciel, et que, comme Judas, vous ne l'ayez dans les enfers. Pour ce, tenez bien ce que vous avez et gardez qu'une autre ne l'emporte; conservez vostre vocation et prenez garde qu'une autre ne vous l'oste. Veillez continuellement sur vos exercices, observez soigneusement vostre maniee de vivre, servez fidellement Dieu en cette vocation, de peur qu'elle ne vous eschappe; car si vous la perdez elle ne se perdra pas pour cela, mais une autre vous succedera et en heritera.

            Or, les Apostres en choisirent deux: l'un s'appelloit Joseph, surnommé Barsabas, et l'autre Mathias qui n'estoit point autrement surnommé, mais certes, c'estoit un beau nom que le sien. Joseph estoit juste et craignant Dieu, homme d'une extraordinaire sainteté et pureté de vie, si qu'il estoit en grande estime parmi les Apostres et disciples. Comme ils estoyent tous deux d'une singuliere vertu, il y eut un peu de difficulté pour sçavoir lequel on retiendroit, tellement que pour mieux rencontrer ce qui estoit de la volonté de Dieu ils les mirent au sort. (Il y auroit plusieurs choses à dire sur le sort, mais [262] je n'en parleray pas icy. Je diray seulement que cela se peut quand les parties sont esgales ou qu'il n'y a pas grande disproportion, comme il n'y en avoit pas entre saint Joseph, car il a esté saint, et saint Mathias.) Le sort estant jetté il tomba sur ce dernier, et il fut Apostre.

            Quelques uns pensent que les Apostres receurent une inspiration ou une parole interieure qui leur donnoit à entendre que Mathias estoit choisi de Dieu pour Apostre, et qu'alors tous d'une commune voix dirent qu'il le seroit; tout ainsy que lors qu'on fit Evesque saint Ambroise, le peuple estant en grand peine au sujet de cette election, l'on ouyt la voix d'un petit enfant qui dit: Ambroise sera Evesque, et alors tous crierent qu'Ambroise le devoit estre. Il en fut de mesme de saint Nicolas et de quelques autres. Or, Joseph, qui estoit juste, ne perdit point sa justice encores qu'il ne fust pas retenu pour Apostre, ains sa sainteté luy demeura, pour nous apprendre que Dieu ne choisit pas tousjours les plus saints pour gouverner et avoir des charges en son Eglise. Partant ceux qui y sont appellés ne doivent pas se glorifier et presumer d'eux mesmes, pensant estre meilleurs ou plus parfaits que les autres, et ceux qui ne sont point receus à tels offices ne s'en doivent point troubler, puisque cela ne les empeschera pas d'estre justes et aggreables à Dieu.

            Voyla donques comme saint Mathias succeda à Judas, et comme il a esté un grand Apostre. Et quelle fut la fin de Judas? Il se desespera, et voyant ce qu'il avoit fait il rapporta l'argent aux prestres de la Loy, confessant qu'il avoit vendu le sang du Juste. Mais ces prestres sinagogiques et mosaïques le rejetterent, disant qu'ils ne s'en soucioyent point, que s'il avoit mal fait c'estoit son dam et que pour eux ils n'en avoyent que faire; car en la Loy de Moyse il n'en prenoit pas comme en celle de grace sous laquelle nous sommes; les prestres de ce temps icy ne rejettent pas ainsy les pecheurs quand ils viennent à eux, d'autant qu'il n'y a peché, pour grand et grief qu'il soit, qui ne puisse estre pardonné en cette [263] vie, si on le confesse: cecy est un article de foy. En fin Judas se desesperant se pendit et creva, et son ame fut ensevelie aux enfers avec celle du mauvais riche. Mais celle du Lazare fut portée au sein d'Abraham, et de là dansje Ciel, où avec saint Mathias, qui vescut et mourut en grand Apostre, il jouira sans fin de l'eternité qui est Dieu mesme, auquel soit honneur et gloire par tous les siecles des siecles. Ainsy soit-il. [264]

 

LIX. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême

 

27 février 1622

 

Omne regnum in seipsum divisum

desolabitur.

Tout royaume divisé en soy mesme

sera desolé.

LUCAE, XI, 17.

 

            Tout royaume qui sera divisé et qui ne sera pas uni en soy mesme sera desolé, dit Nostre Seigneur en l'Evangile d'aujourd'huy, où par contre, tous royaumes qui seront bien unis en eux mesmes par la concorde, ne laissant point entrer de divisions, seront indubitablement remplis de consolations; car les propositions estans contraires, les consequences le doivent estre de mesme. Ces paroles sont des plus remarquables, des plus considerables et qui portent plus de poids que nostre divin Maistre ayt dites; c'est pourquoy les anciens Peres se sont beaucoup arrestés à en tirer des interpretations. Ils disent qu'il y a trois sortes d'unions dont le Sauveur entendoit parler et desquelles la division doit en fin estre suivie de desolation. La premiere est la concorde que doivent avoir les sujets avec leur roy, demeurans sousmis et obeissans à ses lois. La seconde est l'union qu'il nous faut avoir en nous mesme, au royaume que nous avons en nostre interieur, dont la rayson doit estre la reyne, à laquelle toutes les facultés de nostre esprit, tous nos sens et nostre corps mesme doivent demeurer absolument assujettis; car sans cette obeissance et sousmission nous ne pouvons nous empescher de la desolation et du trouble, [265] non plus que le royaume où les sujets ne sont pas obeissans aux lois du roy.

            Mais d'autant qu'il faudroit trop de temps pour parler de toutes ces unions, je m'arresteray seulement à la troisiesme, qui est celle que nous devons avoir les uns avec les autres. Cette union et concorde nous a esté preschée, recommandée et enseignée tant d'exemple que de parolle, par Nostre Seigneur, mais avec une exageration nompareille et avec des termes admirables; de sorte qu'il semble qu'il se soit oublié de nous recommander l'amour que nous luy devons porter, et à son Pere celeste, pour mieux nous inculquer l'amour et l'union qu'il vouloit que nous eussions les uns avec les autres; il a mesme appellé le commandement de l'amour du prochain son commandement, comme estant le sien le plus cheri. Il estoit venu en ce monde pour nous enseigner en Maistre tout divin, et cependant il n'inculque rien tant ni avec des paroles si pregnantes que l'observance de ce commandement de l'amour du prochain. Et cela non sans grand sujet, puisque le bien-aymé du Bien-Aymé, le grand Apostre saint Jean, asseure que quiconque dit qu'il ayme Dieu et n'ayme pas le prochain est menteur; au contraire, celuy qui dit qu'il ayme le prochain et n'ayme pas Dieu contrevient à la verité, car cela ne se peut. Aymer Dieu sans aymer le prochain, qui est creé à son image et semblance, c'est une chose impossible.

            Mais quelle doit estre cette union et concorde que nous devons avoir par ensemble? Oh, quelle elle doit estre! Telle que si Nostre Seigneur luy mesme ne l'eust expliquée, nul n'eust eu la hardiesse de le faire en mesmes termes qu'il l'a fait. Mon Pere, dit-il en la derniere cene, lors qu'il eut rendu ce tesmoignage incomparable de son amour pour les hommes en instituant le tres saint Sacrement de l'Eucharistie, mon tres cher Pere, je te supplie que tous ceux que tu m'as commis soyent un, comme toy et moy, Pere, sommes un. Et pour monstrer qu'il ne parloit pas seulement pour les Apostres ains pour tous nous autres: Je ne te prie pas seulement pour ceux [266] cy, avoit-il dit auparavant, mais pour tous ceux qui croiront en moy par leur parolle. Qui eust osé, dis-je derechef, faire une telle comparaison, et demander que nous fussions unis comme le Pere, le Fils et le Saint Esprit le sont par ensemble?

            Cette comparaison semble estre du tout estrange, car l'union des trois divines Personnes est incomprehensible, et nul, quel qu'il soit, ne sçauroit s'imaginer cette simple union et cette unité si indiciblement simple. Aussi, nous ne devons pas entendre de pouvoir parvenir à l'esgalité de cette union, car il ne se peut, comme le remarquent les anciens Peres; il nous faut contenter d'en approcher au plus pres qu'il nous sera possible, selon la capacité que nous avons. Nostre Seigneur ne nous appelle pas à l'esgalité, ains seulement à la qualité de cette union, c'est à sçavoir, que nous nous devons aymer et estre unis par ensemble le plus purement et le plus parfaitement qu'il se peut.

            J'ay pris d'autant plus de playsir à traitter de ce sujet aujourd'huy, que j'ay trouvé que saint Paul nous recommande cet amour du prochain avec des termes admirables dans l'Epistre que nous avons leuë à la sainte Messe, en laquelle il dit escrivant aux Ephesiens: Bien aymés, marchez en la voye de la dilection des uns envers les autres comme enfans tres chers de Dieu; marchez en icelle comme Jesus Christ y a marché, lequel a donné sa propre vie pour nous, s'offrant à Dieu son Pere en holocauste et en hostie d'odeur et de suavité. Oh que ces paroles sont aymables et dignes d'estre considerées! Ce sont paroles toutes dorées, par lesquelles ce grand Saint nous fait entendre quelle doit estre nostre concorde et nostre dilection les uns envers les autres. Concorde et dilection est une mesme chose; car le mot de concorde signifie union des cœurs, et dilection, élection des affections, union des affections. Il semble qu'il vouloit nous declarer ce que le Sauveur entendoit quand il prioit son Pere celeste que nous fussions tous un, c'est à dire unis, comme luy et son Pere estoyent un. Nostre Seigneur avoit esté, un peu court en nous enseignant par paroles comme quoy il desiroit que nous pratiquassions [267] cette sainte et tres sacrée union; c'est pourquoy son glorieux Apostre s'estend davantage à nous l'exprimer, nous exhortant à marcher en la voye de la dilection comme enfans tres chers de Dieu. Comme s'il disoit: De mesme que Dieu, nostre Pere tout bon, nous a aymés si cherement qu'il nous a tous adoptés pour ses enfans, ainsy monstrez que vous estes vrayement ses enfans en vous aymant cherement les uns les autres en toute bonté de cœur.

            Mais à fin que nous ne cheminions point d'un pas d'enfant en cette voye de la dilection que Dieu nostre Pere nous a tant recommandée, saint Paul adjouste: Marchez-y comme Nostre Seigneur y a marché, donnant sa vie pour nous, et le reste qui s'ensuit. En quoy il nous monstre qu'il veut que nous marchions d'un pas de geant et non de petit enfant. Aymez-vous les uns les autres comme Jesus Christ nous a aymés, non pour aucun merite qui fust en nous, ains seulement parce qu'il nous a creés à son image et semblance. C'est cette image et semblance que nous devons honnorer et aymer en tous les hommes, et non pas autre chose qui soit en eux; car rien n'est aymable en nous de ce qui est de nous, puisque non seulement cela n'embellit pas cette divine ressemblance, ains l'enlaidit, souille et barbouille, en sorte que nous ne sommes presque plus reconnoissables. Or, c'est ce qu'il ne faut nullement aymer dans le prochain, car Dieu ne le veut pas.

            Pourquoy donc Nostre Seigneur a-t-il voulu que nous nous aymassions tant les uns les autres, et pourquoy, demandent la pluspart des saints Peres, a-t-il pris tant de soin de nous inculquer ce precepte comme estant semblable au commandement de l'amour de Dieu? Cecy fait grandement estonner, que l'on dise que ces deux commandemens sont semblables, veu que l'un tend à aymer Dieu, et l'autre la creature: Dieu qui est infini, et la creature qui est finie; Dieu qui est la bonté mesme et duquel tous biens nous arrivent, et l'homme qui est rempli de malice et duquel nous viennent tant de maux; car le commandement de l'amour du prochain contient [268] aussi l'amour des ennemis. Mon Dieu, quelle disproportion entre les objets de ces deux amours! et cependant les commandemens sont semblables, en telle sorte que l'un ne peut subsister sans l'autre; il faut necessairement que l'un perisse ou s'accroisse en mesme temps que l'autre descroit ou augmente, ainsy que parle saint Jean.

            Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que luy presenta un certain maquignon; car en ce temps là, comme il se fait encores en quelques contrées, l'on vendoit les enfans: il y avoit des hommes qui en faisoyent provision et usoyent de ce traffic comme l'on fait des chevaux en nos païs. Ces deux enfans se ressembloyent tellement et si parfaittement que le maquignon luy fit accroire qu'ils estoyent jumeaux, n'estant pas croyable qu'ils peussent avoir une si parfaitte ressemblance autrement; car estans separés l'un de l'autre l'on ne pouvoit nullement juger quel c'estoit des deux, rareté dont Marc Antoine fit un si grand estat qu'il les acheta fort cherement. Mais les ayant fait conduire chez luy, il trouva que ces deux enfans parloyent un langage tres different, d'autant que Pline raconte que l'un estoit de ces quartiers du Dauphiné et l'autre de l'Asie, lieux si distans l'un de l'autre qu'il ne se peut presque dire. Ce que Marc Antoine ayant sceu, et que non seulement ils n'estoyent pas jumeaux, voire qu'ils ne venoyent pas de mesme païs, et qu'ils n'estoyent pas nés sous un mesme roy, il se mit grandement en colere et fut fort courroucé contre celuy qui les luy avoit vendus. Mais un certain jeune fripon luy ayant representé que la ressemblance de ces esclaves estoit d'autant plus admirable qu'ils estoyent de diverses contrées et qu'ils n'avoyent point d'alliance par ensemble, il demeura tout apaisé et en fit tousjours despuis un si grand estat qu'il eust mieux aymé perdre tous ses biens que ces deux enfans, à cause de la rareté de leur ressemblance.

            Que veux-je dire par là, sinon que le commandement de l'amour de Dieu et celuy de l'amour du prochain se ressemblent autant que ces deux jouvenceaux dont Pline parle, quoy qu'ils soyent de païs extremement lointains; [269] car quel esloignement y a-t-il, je vous prie, entre l'infini et le fini, entre l'amour divin qui regarde un Dieu immortel et l'amour du prochain qui regarde l'homme mortel, entre l'un qui regarde le Ciel et l'autre, la terre? Cette divine ressemblance est donques d'autant plus admirable. C'est pourquoy nous devons faire comme Marc Antoine: nous devons acheter ces deux amours, comme jumeaux sortis tous deux des entrailles de la misericorde de nostre bon Dieu, et ce en mesme temps; car dès que Dieu crea l'homme à son image et semblance il ordonna à cet instant mesme qu'il aymeroit Dieu et son prochain aussi.

            La loy de nature a tousjours appris ces deux preceptes au cœur de tous les hommes; de sorte que si Dieu n'en eust point parlé, tous neanmoins eussent sceu qu'ils estoyent obligés de ce faire. Nous voyons cecy en ce que le Seigneur trouva extremement mauvaise la responce du miserable Caïn, qui eut bien la hardiesse, quand il luy demanda ce qu'il avoit fait de son frere Abel, de dire qu'il n'estoit pas obligé de le garder. Nul ne se peut excuser de ne pas sçavoir qu'il faut aymer nostre prochain comme nous mesme, Dieu ayant gravé cette verité au fond de nos cœurs en nous creant tous à la ressemblance les uns des autres; car portant tous en nous l'image du Createur, nous sommes par consequent l'image les uns des autres, ne representant tous qu'un mesme portrait qui est Dieu.

            Cela estant donques ainsy, voyons un peu, je vous prie, en quels termes Nostre Seigneur nous a recommandé l'amour du prochain, sur lequel point j'establis ces considerations. Je vous donne, dit-il parlant à ses Apostres, un commandement nouveau, qui est que vous vous aymiez les uns les autres. Et premierement, pourquoy appelle-t-il ce commandement nouveau, puisqu'il avoit desja esté donné en la Loy de Moyse, et que mesme, comme nous l'avons ja veu, il n'avoit pas esté ignoré en la loy de nature, ains reconneu, voire observé par quelques uns dès la creation de l'homme? Nostre divin Maistre appelle ce commandement nouveau d'autant qu'il [270] le vouloit renouveller; et comme quand on met du vin nouveau en quantité dans un tonneau où il y en a encor un peu de vieux, l'on ne dit pas que tel tonneau contient du vin viel ains du nouveau, parce que la quantité de celuy cy surpasse sans comparaison celle de l'autre, de mesme Nostre Seigneur appelle ce commandement nouveau, d'autant que, si bien il avoit esté donné auparavant, il n'avoit pourtant esté observé que par un fort petit nombre de personnes; si qu'il pouvoit le nommer tout nouveau, parce qu'il vouloit qu'il fust tellement renouvellé que tous s'aymassent les uns les autres.

            Ainsy faisoyent les premiers Chrestiens, qui n'avoyent tous qu'un cœur et qu'une ame, entretenant une telle union par ensemble que jamais on ne voyoit entr'eux nulle division; aussi jouissoyent-ils d'une consolation tres grande par le moyen de leur concorde. Tout ainsy que de plusieurs grains de froment moulus et petris ensemble on fait un seul pain, pain qui est composé de tous ces grains de blé qui estoyent auparavant separés et qui ne sont plus separables maintenant, de maniere qu'ils ne peuvent plus estre remarqués ni reconneus en particulier, de mesme ces Chrestiens avoyent un amour si fervent les uns pour les autres, que leurs volontés et leurs cœurs estoyent tous saintement confus et pesle meslés. Mais cette sainte confusion et divin meslange n'y apportoit nul empeschement, car il ne pouvoit y avoir de division ni de separation; de sorte que le pain petri de tous ces cœurs estoit infiniment aggreable au goust de la divine Majesté.

            Et comme nous voyons encores que de plusieurs raisins pressurés les uns avec les autres se fait un seul vin, et qu'il n'est plus possible de remarquer quel est le vin sorti d'une telle graine ou d'une telle grappe, ains tout estant pesle meslé ne forme qu'un vin tiré de plusieurs graines de raisins, de mesme ces cœurs des premiers Chrestiens, esquels regnoit la sainte charité et dilection, n'estoyent qu'un vin composé de plusieurs cœurs comme de plusieurs raisins. Mais ce qui establissoit une si grande union entr'eux n'estoit autre, mes cheres ames, sinon la [271] tres sainte Communion, laquelle venant à cesser ou à se faire rarement, la dilection est venue par mesme moyen à se rafroidir entre les Chrestiens et a grandement perdu sa force et sa suavité.

            Le commandement de l'amour du prochain est donques nouveau pour la rayson que nous venons de dire, à sçavoir parce que Nostre Seigneur l'est venu renouveller, tesmoignant qu'il vouloit qu'il fust mieux observé qu'auparavant. Il est nouveau aussi parce qu'il semble que le Sauveur l'ayt ressuscité, comme on peut appeller un homme nouveau celuy qui estant mort vient à ressusciter. Ce commandement estoit tellement negligé entre les hommes qu'il sembloit n'avoir pas esté fait, tant il y en avoit peu qui s'en resouvinssent ou du moins qui l'observassent. Nostre Seigneur le leur redonne donques; partant il veut que, comme une chose nouvelle, comme un commandement nouveau, il soit prattiqué fidellement et fervemment.

            Il est nouveau aussi à cause des nouvelles obligations que nous avons de l'observer. Or, quelles sont ces nouvelles obligations que Jesus Christ a apportées au monde, de nous rendre souples en l'observance de ce divin precepte? Elles sont grandes certes, puisque luy mesme est venu nous l'enseigner non seulement de paroles mais beaucoup plus d'exemple; car ce Maistre divin et tres aymable ne nous a point voulu apprendre à peindre qu'il n'ayt premierement peint devant nous; il ne nous a donné nul precepte qu'il ne l'ayt premierement observé devant que nous le donner. Aussi, avant de renouveller ce commandement de l'amour du prochain, il nous a aymés et monstré par son exemple comment nous le devions prattiquer à fin que nous ne nous en excusassions point comme si c'estoit une chose impossible; il s'est donné au tres saint Sacrement, puis il nous a dit: Aymez-vous les uns les autres comme je vous ay aymés. Les hommes de l'ancienne Loy sont damnés s'ils n'ont pas aymé le prochain, car ou la loy de nature les y obligeoit ou bien celle de Moyse; mais les Chrestiens qui, apres l'exemple que Nostre Seigneur nous en a laissé, [272] ne s'ayment pas les uns les autres et n'observent ce divin precepte de la charité mutuelle seront damnés d'une damnation incomparablement plus grande.

            Les hommes d'autrefois, je veux dire ceux qui vivoyent avant la glorieuse Incarnation de nostre cher Sauveur et Maistre, peuvent avoir quelques excuses, car si bien l'on sçavoit desja en ce temps là que Nostre Seigneur, unissant nostre nature humaine à la nature divine, viendroit reparer par sa Mort et Passion l'image et semblance de Dieu imprimée en nous, ce n'estoyent que quelques uns des plus grans, comme les Patriarches et les Prophetes qui avoyent cette connoissance, les autres hommes l'ignoroyent quasi tous. Mais maintenant que nous sçavons non pas qu'il viendra, ains qu'il est venu, et qu'il nous a recommandé tout de nouveau cette sainte dilection les uns envers les autres, combien serons-nous dignes de punition si nous n'ajnrions nostre prochain!

            Se faut-il donques estonner si ce Bien-Aymé de nos ames veut que nous nous aymions comme il nous a aymés, puisqu'il nous a tellement restablis en cette parfaitte ressemblance que nous avions avec luy qu'il semble qu'il n'y ayt plus aucune difference? Certes, nul ne peut douter que l'image de Dieu qui estoit en nous avant l’Incarnation du Sauveur ne fust grandement distante de la vraye ressemblance de Celuy que nous representions et duquel nous estions les portraits; car quelle proportion y a-t-il, je vous prie, entre Dieu et la creature? Les couleurs de ce portrait estoyent infiniment blasfardes et decolorées; il n'y avoit simplement que quelques traits, quelques petits lineamens, ainsy que l'on voit en un portrait ou en un tableau qui est seulement esbauché, et où les couleurs n'estans encores posées, on n'y remarque qu'un air bien petit et bien mince de celuy qu'il represente. Mais Nostre Seigneur estant venu au monde a tellement relevé nostre nature au dessus de tous les Anges, des Cherubins et de tout ce qui n'est point Dieu, il nous a tellement faits semblables à luy, que nous pouvons dire asseurement que nous ressemblons parfaitement à Dieu, lequel s'estant fait homme a pris nostre [273] semblance et nous a donné la sienne. O combien donques devons-nous relever nos courages pour vivre selon ce que nous sommes, et imiter le plus parfaittement qu'il se peut Celuy qui est venu pour nous enseigner ce que nous devions faire, à fin de conserver en nous cette beauté et divine ressemblance qu'il a si entierement reparée et embellie en nous!

            Or dites-moy donques, l'amour cordial que nous nous devons porter les uns aux autres quel doit-il estre, puisque Nostre Seigneur nous a tous esgalement reparés et faits semblables à luy sans en exclure aucun? On doit neanmoins tousjours se resouvenir qu'il ne faut pas aymer au prochain ce qui est contraire à cette divine ressemblance ou qui peut ternir ce portrait sacré; mais hors de là, ne devrions-nous pas, mes cheres ames, aymer cherement celuy qui nous represente si au vif la personne sacrée de nostre Maistre? N'est-ce pas un des plus pregnans motifs que nous sçaurions avoir pour nous aymer d'un amour extremement ardent? Hé, quand nous voyons nostre prochain ne devrions-nous pas faire comme le bon Raguel quand il vit le jeune Tobie? Celuy-cy, estant allé en Rages par le commandement de son pere, fit rencontre de ce bon homme Raguel, lequel le regardant: Hé, dit-il à sa femme, mon Dieu, que ce jeune homme me represente bien nostre cousin Tobie! Sur quoy il luy demanda d'où il estoit et s'il ne connoissoit point Tobie; à quoy l'Ange qui le conduisoit respondit: Celuy cy à qui vous parlez est son fils; je vous laisse à penser si nous le connoissons! Lors le bon Raguel, tout transporté d'ayse, l'embrassa, et le caressant et baysant fort tendrement: O mon enfant, s'escria-t-il, que tu es fils d'un bon pere et que tu ressembles à un grand homme de bien! Puis il le receut en sa mayson et le traitta merveilleusement bien selon l'affection qu'il portoit à son cousin Tobie.

            Hé donques, n'en devrions-nous pas faire de mesme quand nous nous rencontrons les uns les autres? Oh, devrions-nous dire à nostre frere, que vous ressemblez à un grand homme de bien, car vous me representez mon [274] Sauveur et mon Maistre! Et sur l'asseurance qu'il nous donne ou que nous nous donnerions les uns aux autres que nous reconnoissons tres bien la ressemblance du Createur et que nous sommes ses enfans, quelles tendres caresses ne devrions-nous pas nous faire! Mais pour mieux dire, combien devrions-nous recevoir amoureusement le prochain, honnorant en luy cette divine ressemblance, renouant tousjours de nouveau ces doux liens de charité qui nous tiennent liés, serrés et conjoints les uns aux autres. Marchons donques en la voye de la dilection comme enfans tres chers de Dieu, ainsy que nous admoneste le saint Apostre en l'Epistre d'aujourd'huy.

            Mais marchez-y, dit-il en poursuivant, comme Jesus Christ y a marché, lequel a donné sa vie pour nous, et s'est offert pour nous à son Pere comme holocauste et hostie en odeur de suavité. De ces paroles nous tirons la connoissance du degré auquel doit parvenir nostre amour mutuel et à quelle perfection il doit monter, qui est de donner les uns pour les autres ame pour ame, vie pour vie, bref tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons hors le salut; car Dieu veut que cela seul soit excepté. Nostre Seigneur a donné sa vie pour un chacun de nous, il a donné son ame, il a donné son corps, en fin il n'a rien reservé; partant il ne veut pas que nous reservions rien du tout, hormis le salut eternel.

            Nostre divin Maistre nous a donné sa vie non seulement l'employant à guerir les malades, faire des miracles et nous enseigner ce que nous devions faire pour nous sauver ou pour luy estre aggreables; mais il l'a donnée aussi en fabriquant sa croix tout le temps d'icelle, souffrant mille et mille persecutions de ceux mesmes auxquels il faisoit tant de bien et pour lesquels il livroit sa vie. Il faut que nous en fassions de mesme, dit le saint Apostre, c'est à dire que nous fabriquions nostre croix, que nous souffrions les uns des autres comme le Sauveur nous l'a enseigné, que nous donnions nostre vie pour ceux mesmes qui nous la voudroyent oster, comme il fit si amoureusement; que nous l'employions pour le prochain non seulement ès choses aggreables, mais ès [275] plus penibles et desaggreables, telles que de supporter amoureusement ces persecutions qui pourroyent en quelque façon attiedir nostre amour envers nos freres.

            Il y en a plusieurs qui disent: J'ayme grandement mon prochain et voudrois bien luy rendre quelque service. Cela est bien bon, dit saint Bernard, mais ce n'est pas assez, il faut passer plus outre. Oh! si je l'ayme! Je l'ayme tant que je voudrois de bon cœur employer tous mes biens pour luy. Cela est davantage et desja meilleur, mais encores n'est-ce pas assez. Je l'ayme tellement, je vous asseure, que j'employerois volontiers ma personne mesme pour luy et en tout ce qu'il desireroit de moy. Voicy certes un tres bon signe de vostre amour; mais encores faut-il passer plus avant, car il y a un plus haut degré en cet amour, ainsy que nous l'apprend saint Paul lequel disoit: Soyez mes imitateurs comme je le suis de Jesus Christ. Et en l'une de ses Epistres, parlant à ses enfans tres chers, il escrit: Je suis prest à donner ma vie pour vous et à m'employer si absolument que je ne veux faire aucune reserve à fin de vous tesmoigner combien je vous ayme cherement et tendrement; ouy mesme je suis prest à laisser faire par vous ou pour vous tout ce que l'on voudra de moy. En quoy il nous enseigne que de s'employer, voire jusqu'à donner sa vie pour le prochain, n'est pas tant que de se laisser employer au gré des autres, ou. pour eux, ou par eux.

            C'est ce qu'il avoit appris de nostre doux Sauveur, lequel s'estant employé soy mesme pour nostre salut et pour nostre redemption, se laissa par apres employer pour parfaire cette redemption et nous acquerir la vie eternelle, se laissant attacher à la croix par ceux-là mesmes pour lesquels il mouroit. Il s'estoit employé luy mesme toute sa vie, mais à sa mort il se laissa employer et faire tout ce qu'on voulut, non pas par ses amis, ains par ses ennemis qui luy donnoyent la mort avec une rage insupportablement meschante. Neanmoins il ne resista ni [276] s'excusa de se laisser conduire et tourner à toute main, ainsy que la cruauté suggeroit à ces malheureux; car il regardoit en cela la volonté de son Pere celeste, qui estoit qu'il mourust pour les hommes, volonté à laquelle il se sousmettoit avec un amour incomparablement grand et digne d'estre plustost adoré qu'imaginé ou compris.

            C'est à ce souverain degré de perfection que les Religieux et Religieuses, et nous autres qui sommes consacrés au service de Dieu, c'est à ce degré de l'amour du prochain, dis-je, que nous sommes appellés et auquel nous devons pretendre de toutes nos forces. Il faut non seulement nous employer pour son bien et sa consolation, ains nous laisser employer pour luy par la tres sainte obeissance tout ainsy que l'on voudra, sans que jamais nous resistions. Quand nous nous employons nous mesmes, ce que nous faisons par le choix de nostre volonté ou par nostre election apporte tousjours beaucoup de satisfaction à nostre amour propre; mais à nous laisser employer ès choses que l'on veut et que nous ne voulons pas, c'est à dire que nous ne choisissons pas, c'est là où gist le souverain degré de l'abnegation que nostre Seigneur et Maistre nous a enseigné en mourant. Nous voudrions prescher, et l'on nous envoye servir les malades; nous voudrions prier pour le prochain, et l'on nous envoye servir le prochain. Mieux vaut tousjours sans comparaison ce que l'on nous fait faire (j'entens ce qui n'est point contraire à Dieu et qui ne l'offense point), que ce que nous faisons ou choisissons de nous mesmes.

            Aymez-vous donques les uns les autres, dit saint Paul, comme Nostre Seigneur nous a aymés. Il s'est offert en holocauste: ce fut lors qu'estant sur la croix il respandit jusqu'à la derniere goutte de son sang sur la terre, comme pour faire un ciment sacré duquel il devoit et vouloit cimenter, unir, joindre et attacher l'une à l'autre toutes les pierres de son Eglise, qui sont les fidelles, à fin qu'ils fussent tellement unis, que jamais il ne se trouvast aucune division entre eux, tant il craignoit que cette division ne leur causast la desolation eternelle. O combien ce motif est pregnant pour nous inciter à [277] l'amour de ce commandement et à son exacte observance: nous avons esté esgalement arrousés de ce sang pretieux, comme d'un ciment sacré, pour serrer et unir nos cœurs les uns aux autres! O que la bonté de nostre Dieu est grande!

            Nostre Seigneur a encores esté offert ou s'est offert pour nous à Dieu son Pere comme hostie en odeur de suavité. Quelle divine odeur ne respandit-il pas devant la divine Majesté lors qu'il institua le tres saint Sacrement de l'autel, auquel il nous tesmoigna si admirablement la grandeur de son amour! Ce fut un parfum incomparable que cet acte de perfection incomprehensible par lequel il se donna à nous qui estions ses ennemis et qui luy causions la mort, et ce fut alors qu'il nous octroya le moyen de parvenir où il nous desiroit, à sçavoir d'estre faits un avec luy, comme luy et son Pere ne sont qu'un, c'est à dire une mesme chose. Il l'avoit demandé à son Pere celeste, ou il le vouloit demander, et par mesme voye et en mesme temps il trouva comment cela se pourroit faire. O Bonté incomparable, que vous estes digne d'estre aymée et adorée!

            Jusqu'où s'est abaissée la grandeur de Dieu pour un chacun de nous et jusqu'où nous veut-il eslever? Nous unir si parfaittement à soy qu'il nous rende une mesme chose avec luy! C'est ce que Nostre Seigneur a voulu, pour nous enseigner que comme nous avons tous esté aymés d'un mesme amour par lequel il nous embrasse tous en ce tres saint Sacrement, aussi veut-il que nous nous aymions de ce mesme amour qui tend à l'union, mais à une union des plus grandes et plus parfaites qu'il se peut dire. Nous sommes tous nourris d'un mesme pain, qui est ce pain celeste de la divine Eucharistie, la manducation duquel s'appellant Communion, nous represente, comme nous avons dit, la commune union que nous devons avoir ensemble, union sans laquelle nous ne meriterons pas de porter le nom d'enfans de Dieu, puisque nous ne luy sommes pas obeissans.

            Les enfans qui ont un bon pere le doivent imiter et suivre ses commandemens en toutes choses. Or, nous [278] avons un Pere meilleur que tout autre et duquel toute bonté derive; ses commandemens ne peuvent estre que tres parfaits et salutaires, c'est pourquoy nous le devons imiter le plus parfaittement qu'il se peut, et obeir de mesme à ses divines ordonnances. Mais entre tous ses preceptes il n'en est point qu'il ayt tant inculqué ni dont il ayt tesmoigné desirer une si exacte observance que celuy de l'amour du prochain; non pas que celuy de l'amour de Dieu ne le precede, mais d'autant que pour la prattique de celuy de l'amour du prochain la nature ayde moins que pour l'autre, il estoit besoin que nous y fussions excités en une façon plus particuliere.

            Aymons-nous donques de toute l'estendue de nos cœurs pour plaire à nostre Pere celeste, mais aymons-nous raysonnablement: c'est à dire, que nostre amour soit conduit par la rayson qui veut que nous aymions plus l'ame du prochain que son corps; puis que nous aymions encores le corps, et ensuite par ordre tout ce qui appartient au prochain, chaque chose selon qu'elle le merite, pour la conservation de cet amour.

            Que si nous faisons cela, o qu'à bon droit nous pourrons bien chanter, et non certes sans beaucoup de consolation, ce Psalme dont la consideration estoit si suave au grand saint Augustin: Ecce quam bonum! O qu'il fait bon voir les freres habiter ensemble en une sainte union, concorde et paix, car ils sont comme l'onguent pretieux que l'on respandit sur le chef du grand Prestre Aaron, lequel par apres couloit le long de sa barbe et sur ses vestemens. Nostre divin Maistre est le grand Prestre sur lequel a esté incomparablement respandu cet onguent pretieux et odoriferant de la tres sainte dilection, soit envers Dieu soit envers le prochain; nous autres, nous sommes comme ses cheveux et comme autant de poils de sa barbe. Ou bien nous pouvons considerer les Apostres comme estant la barbe de Nostre Seigneur, qui est nostre Chef et dont nous sommes les membres, d'autant qu'ils furent comme attachés à sa face, puisqu'ils virent ses exemples, ses œuvres, et receurent ses enseignemens immediatement de sa bouche [279] sacrée. Quant à nous autres, nous n'avons pas eu cet honneur, ains ce que nous sçavons nous l'avons appris des Apostres; nous sommes donques comme les vestemens de nostre grand Prestre, nostre Sauveur, sur lesquels neanmoins descoule encores cet onguent pretieux de la tres sainte dilection qu'il nous a tant commandée et recommandée. Aussi son saint Apostre nous l'a-t-il plus particulierement exprimé, ne voulant pas que nous nous amusions à imiter ni les Anges ni les Cherubins en cette prattique tant necessaire, ains Nostre Seigneur mesme qui nous l'a enseignée beaucoup plus par œuvres que par paroles, principalement estant attaché à la croix.

            C'est au pied de cette Croix que nous devrions nous tenir continuellement, comme au lieu auquel les imitateurs de nostre souverain Maistre et Sauveur font leur plus ordinaire demeure; car c'est de là qu'ils reçoivent cette liqueur celeste de la sainte dilection qui sort à grans randons, comme une divine source, des entrailles de la divine misericorde de nostre bon Dieu qui nous a aymés d'un amour si fort, si solide, si ardent et si perseverant que la mort mesme ne l'a pas peu attiedir, ains au contraire l'a infiniment rehaussé et aggrandi. Les eaux des plus ameres afflictions n'ont peu esteindre le feu de cette dilection qu'il nous portoit, tant il estoit ardent, et les persecutions envenimées de ses ennemis n'ont pas eu assez de force pour vaincre la solidité et fermeté incomparable de l'amour dont il nous a aymés. Tel doit estre nostre amour pour le prochain: fort, ardent, solide et perseverant. [280]     

 

LX. Sermon pour le jeudi après le troisième Dimanche de Carême

 

3 mars 1622

 

            En la premiere partie de l'Evangile, sur laquelle je dois et me veux arrester, il est fait mention de la guerison de la belle mere de saint Pierre, operée par Nostre Seigneur en Capharnaùm. Voyci le contenu de l'histoire: nostre divin Maistre estant en cette ville où il publioit les effects et grandeurs de la providence de son Pere celeste, apres avoir fait plusieurs guerisons et delivré un demoniaque, c'est à dire une personne tourmentée du diable, il entra en la mayson de Simon et d'André et guerit la belle mere de Pierre qui estoit travaillée des fievres. Or, cela arriva ainsy: le Sauveur estant entré en cette mayson avant le disner, saint Jean, saint Jacques et saint André, avec son frere saint Pierre, s'adviserent ou accorderent par ensemble, devant que se mettre à table, de luy demander la guerison de cette femme. Et luy ayant presenté leur requeste, Nostre Seigneur s'approcha du lit de la malade, et se penchant sur elle il la regarda, et l'empoignant par la main, commanda à la fievre de la quitter, ou, comme dit saint Luc, il tança la fievre, et elle la quitta; lors cette bonne femme se voyant saine se leva et les servit à table. Je parleray d'abord de trois ou quatre points qui regardent la lettre, puis nous dirons le reste.

            Premierement, l'Evangeliste escrit que Jesus entra en la mayson de Simon, qui estoit le grand Apostre saint Pierre, le premier des Apostres qui avoit suivi nostre cher [281] Maistre avec son frere saint André. Saint Matthieu le tesmoigne clairement en son chapitre huitiesme, et saint Marc indirectement en son chapitre premier, bien qu'en l'Evangile que nous lisons aujourd'huy, saint Luc ne le dise pas, ains seulement que Jesus entrant en la mayson de Simon il guerit sa belle mere qui estoit travaillée des fievres. Plusieurs esprits bigearres en ont tiré qu'il failloit donques qu'en ce temps là saint Pierre ne gardast pas le celibat, et les huguenots ont dit que puisqu'il avoit une belle mere il devoit quant et quant avoir une femme, et partant qu'il estoit pour lors marié; ce qui n'est point, car il n'eust peu suivre Nostre Seigneur s'il eust esté chargé d'une femme.

            Mais si l'on disoit que puisqu'il avoit une belle mere il devoit avoir eu une femme, et par consequent une famille, cecy seroit autre chose et l'on auroit rayson. Aussi verroit-on par là que, bien qu'il n'eust pas tous-jours gardé le celibat, neanmoins il y estoit lors qu'il se mit à la suite du Sauveur, ce qu'il monstra par ces parolles qu'il luy addressa: Nous avons tout quitté pour vous suivre; quelle recompense nous donnerez-vous? Nous avons tout quitté: il ne dit pas en partie, mais tout, sans reserve d'aucune chose; et puisque nous avons tout quitté, quelle sera la recompense que nous recevrons de vous? Or, il n'eust peu parler de la sorte s'il eust eu une femme.

            Nostre Seigneur ayant choisi saint Pierre pour chef des ecclesiastiques, il estoit convenable qu'il vescust en celibat, d'autant que, comme escrit saint Hierosme, la vierge qui vient à se marier ne peut pas dire qu'elle soit toute à Dieu. Elle le reconnoist bien tousjours pour son Seigneur, il est vray; neanmoins elle a un seigneur subalterne à qui elle appartient aussi et pour qui elle a de l'amour, et partant son cœur n'est pas entierement à Jesus Christ, il est partagé, il est divisé. Mais les ecclesiastiques qui se sont tout à fait dediés à Dieu ne doivent point avoir d'autre Seigneur que luy; c'est pourquoy ils se separent de la creature quant à cette union qui se fait avec elle par le mariage, à fin de s'unir plus estroittement [282] avec leur Dieu; car le Sacrement de Mariage est une union de la creature avec la creature, et celuy de l'Ordre ecclesiastique est en quelque façon une desunion de la creature d'avec la creature. De là il faut conclure que le Prince des Apostres estoit en celibat et qu'il suivoit d'un cœur entier nostre cher Sauveur.

            Quant à ce qui est dit que Jesus entra en la mayson de Simon, il ne faut pas entendre que ce glorieux Saint s'en fust reservé une ou qu'il eust encores une famille. O non, car il avoit tout quitté pour suivre son Maistre, et sa mayson, et sa famille, et son art, et tout le soin et pretention que peut avoir un homme. Il avoit eu une mayson et une famille en laquelle estoit demeurée sa belle mere, à qui il avoit donné l'usage de sa mayson et remis le soin de sa famille, car il l'avoit tout à fait quittée. Ainsy on dit que Nostre Seigneur entra dans la mayson de saint Pierre, non point que cet Apostre en eust une en ce temps là, mais parce qu'elle avoit esté à luy.

            Pour ce qui est escrit que les Apostres, à sçavoir Pierre, André, Jean et Jacques, s'assemblerent pour demander la guerison de la belle mere de Simon, c'est une chose bien considerable; car cette demande nous represente la communion des Saints par laquelle le corps de l'Eglise est tellement uni que tous ses membres participent au bien de chacun: de là vient que tous les Chrestiens ont part à toutes les prieres et bonnes œuvres qui se font en la sainte Eglise. Et non seulement cette communion se fait ça bas en terre, mais elle s'estend jusques à l'autre vie; celuy là est donc bien sot et hebeté qui, voulant croire la communion des Saints en la terre, ne veut pas croire qu'elle passe jusques au Ciel. Certes, telles gens ne croyent point à cet article du Symbole, puisque c'est une chose tres certaine que, comme nous participons icy bas aux prieres les uns des autres, ces mesmes prieres et bonnes œuvres profitent aux ames du Purgatoire qui en peuvent estre aydées. De plus, elles et nous avons part aux oraisons des Bienheureux qui sont en Paradis; et c'est en cela que consiste cette communion des Saints qui nous est representée en la guerison de nostre malade, [283] qui ne fut point delivrée par ses prieres, mais par celles des Apostres qui prierent pour elle.

            Lors que Nostre Seigneur commanda à la fievre de la quitter il monstra sa toute puissance, faisant voir qu'il estoit maistre de la maladie comme de la santé et que c'est à luy à qui toutes choses obeissent. Mais il reprint la fievre et se courrouça contre elle en la chassant, comme s'il eust voulu dire: Comment ose-t-elle demeurer au lieu où est le Medecin et la medecine de vie? Que ne s'enfuit-elle en ma presence sans attendre que je luy en fasse le commandement? Il est escrit que Dieu se courrouça contre la mer Rouge de ce qu'elle ne s'estoit pas dessechée; comme si l'on vouloit dire: La volonté de Dieu estant que la mer Rouge fust à sec, il la reprint, l'arguant de ce qu'elle ne s'estoit dessechée avant mesme qu'il le luy eust commandé. Voyla pour ce qui regarde la lettre.

            Disons maintenant moralement quelque chose sur les maladies. Quant à ce qui est des maladies spirituelles, elles sont en si grand nombre que si j'entreprenois d'en parler je n'aurois jamais fait, d'autant plus qu'elles sont l'exercice de toute l'année; et, bien que les Religieuses soyent exemptes de quelques unes, neanmoins elles ne le sont pas de toutes. Mais j'ay pensé de ne point traitter aujourd'huy de celles là, ains des corporelles dont les Religieux et Religieuses ne sont pas plus exempts que les autres, car ces maladies corporelles vont dans les Religions aussi bien que dans le monde; et puis c'est de celles-cy qu'il est question dans nostre Evangile, et c'est une chose de grande importance de sçavoir comme il en faut bien user. Nous le verrons en nostre febricitante, laquelle prattiqua tant et de si admirables vertus en sa maladie que je pense que l'histoire en devroit estre escritte par toutes les infirmeries des monasteres, à fin de servir d'exemple à tous ceux qui y souffriroyent quelque maladie et leur apprendre à en faire leur proffit. Neanmoins, d'autant que les vertus que prattiqua cette femme sont en tres grand nombre, je ne vous en marqueray que trois sur lesquelles je diray quelque chose. [284]

            Mais avant de passer aux maladies corporelles, il faut que je guerisse, ou du moins que je donne le remede propre à la guerison d'une maladie spirituelle qui se trouve en plusieurs personnes, touchant la consideration des choses qu'on medite. Cecy sera par forme d'entrée en mon discours, et je me serviray des paroles de saint Paul au sujet de Melchisedech; je m'en serviray, dis-je, comme d'une «preface armée,» selon l'expression de saint Hierosme, à sçavoir, d'une preface qui ayt ses armes et qui porte en teste le morillon. Le grand Apostre donc appelle Melchisedech roy de paix et roy de justice; puis il adjouste qu'il estoit sans pere, sans mere, sans genealogie, sans commencement et sans fin. Or, plusieurs esprits bigearres et niais ont fait des heresies sur ces paroles, croyant, voire disant que Melchisedech n'estoit point un homme, qu'il n'avoit pas un vray corps comme nous, et luy ont quant et quant voulu attribuer la divinité, comme s'il eust esté Dieu, ce qui est faux; car, d'apres saint Paul, c'estoit un homme juste et paisible, et n'y a point de difficulté qu'il ne fust semblable aux autres. Voyla comme il ne se faut pas trop avancer en l'interpretation de l'Escriture pour en tirer plusieurs sens: disons donques quelque chose sur la façon de se comporter en la meditation d'icelle.

            On peut considerer la sainte Bible, c'est à dire les mysteres qu'elle contient, et principalement les Evangiles, en deux manieres. La premiere est de se servir des considerations pieuses dressées par plusieurs qui ont eu la conduite des ames, lesquels ont fait de belles conceptions tant sur la vie et mort de Nostre Seigneur que sur les autres mysteres de nostre foy, conceptions dont on peut user en la meditation. Il y en a encores beaucoup en ce temps icy qui conduisent les ames, et d'autres à qui le Saint Esprit depart aussi de saintes et devotes pensées, lesquelles ils nous dressent pour nostre usage; car le mesme Dieu qui estoit hier est encores aujourd'huy pour faire tout autant de graces et faveurs aux hommes de cet aage comme à nos peres anciens.

            En cette façon de mediter il se faut beaucoup servir [285] de l'imagination et ratiocination, c'est à dire se representer diverses choses selon l'Evangile ou le mystere que l'on medite, comme ont fait plusieurs que l'on peut pieusement croire. On s'imagine, par exemple, tant de larmes qui se jetterent en la Passion au rencontre du Fils et de la Mere, quand le Sauveur portoit sa croix sur le mont de Calvaire, et tant d'autres qui se verserent à la flagellation et au pied de la croix. Pour representer les convulsions et les douleurs de la tres sainte Vierge Nostre Dame, les uns se la sont figurée toute alarmée, toute pasmée et defaillie de douleur à la mort de son Fils, et nos peintres l'ont ainsy representée au pied de la croix, comme s'il luy eust pris quelque foiblesse ou defaillance; ce qui ne luy arriva jamais ni en la vie ni en la mort de Nostre Seigneur, car, dit l'Evangeliste, elle demeura ferme et debout au pied de la croix. C'est donques une imagination que nos peintres ont fait qui n'est non plus veritable que celle par laquelle quelques uns peignent le bon larron attaché à la croix avec des doux, ce qu'ils ne veulent pas faire du mauvais, comme s'il ne le meritoit pas; et telles autres suppositions sur la Sainte Escriture, lesquelles sont heteroclites et dangereuses et dont il faut user sobrement; de mesme de ce qu'on pretend des trois Maries.

            Or, je ne dis pas qu'il ne se faille servir de l'imagination pour mediter, ni des considerations pieuses qui nous ont esté laissées par les saints Peres et par tant de bonnes ames. Puisque ces saints et grans personnages les ont faites, qui n'osera s'en servir, et qui refusera de penser ou croire pieusement ce que pieusement ils ont creu? O certes, il faut aller asseurement apres des personnages de telle authorité. Mais l'on ne s'est pas contenté de ce qu'ils ont laissé, ains on a fait plusieurs autres imaginations; c'est icy où il faut prendre garde pour n'en pas user dans la meditation à tort et à travers, selon nostre fantasie, ains sobrement, selon l'advis de [286] nos directeurs et de ceux qui nous conduisent, ou selon qu'il est marqué dans les livres bien approuvés qui nous mettent hors de doute et danger. Voyla quant à cette premiere façon de mediter, qui est bonne et que je ne desapprouve nullement, car plusieurs grans et saints personnages l'ont prattiquée et la pratiquent encores; aussi est-elle excellente quand on s'en sert comme ils l'ont fait.

            La seconde maniere est de ne point faire d'imaginations, mais de se tenir au pied de la lettre, c'est à dire de se contenter de mediter purement et simplement les Evangiles et les mysteres de nostre foy. Or, cette façon icy est plus haute et meilleure que la premiere, et si, elle est plus simple et plus asseurée. C'est en cette sorte, pour revenir à nostre exemple, que saint Paul parle de Melchisedech quand il escrit qu'il estoit sans pere, sans mere, sans genealogie, sans commencement et sans fin. Mais quand il dit que Melchisedech estoit sans pere et sans genealogie, il ne veut pas signifier qu'il n'eust eu un pere et une mere comme les autres hommes, car il nasquit comme eux, et partant il avoit une genealogie. Il n'estoit pas sans commencement, puisque, comme homme, il eut une naissance, et non plus sans fin, d'autant qu'il mourut comme tous les autres. Mais parce qu'il n'est rien dit en la Sainte Escriture des pere et mere, de la genealogie, de la naissance ni de la mort de Melchisedech, saint Paul n'en veut rien declarer ni rien adjouster à la lettre, il ne veut rien dire de ce qui n'est pas escrit; c'est pourquoy il parle de la sorte de ce saint personnage.

            C'est en cette façon que je veux traitter de nostre febricitante, me tenant à la lettre du Texte sacré. Certes, cette femme est admirable en la façon qu'elle porta sa maladie corporelle, et je trouve en l'Evangile que nous lisons aujourd'huy à la Messe qu'elle prattiqua un grand [287] nombre de vertus; mais celle que j'ay plus admirée c'est cette grande remise qu'elle fait d'elle mesme à la providence de Dieu et aux soins de ses superieurs. Comme elle est tranquille et paisible! Voyez-vous, elle avoit une grande fievre qui la retenoit dans le lit et la travailloit grandement, d'autant que c'est le propre de cette maladie; neanmoins elle demeure sans aucune inquietude et sans en donner à ceux qui estoyent aupres d'elle; car l'Evangeliste n'en fait aucune mention, ains dit seulement qu'elle estoit dans son lit avec la fievre. Chacun sçait toutefois combien grand est le mal de l'inquietude, et nos delicats en rendent tesmoignage; quand ils n'ont pas dormi leurs neuf heures ils ne font que se plaindre: Hé, disent-ils, nous avons esté tout inquietés. L'inquietude est un mal dont pour l'ordinaire les febricitans sont grandement agités; il les empesche de reposer et fait qu'ils s'ennuyent et qu'ils ne trouvent playsir à quoy que ce soit; il faut remuer le ciel et la terre pour les soulager, et tout cela ne leur sert de rien.

            Or, cette grande remise de nostre febricitante entre les mains de ses superieurs est cause qu'elle ne s'inquiete point, qu'elle ne se met point en soucy de sa santé ni de sa guerison; elle le laisse à ceux qui la gouvernent, se contentant de demeurer dans son lit et de souffrir sa maladie avec douceur et patience. O Dieu, qu'elle estoit heureuse cette bonne femme, et qu'elle meritoit bien que l'on prinst soin d'elle, comme firent saint Pierre et saint André et ces deux autres Apostres, Jean et Jacques, lesquels procurerent sa guerison; ils prouveurent à ce qui luy estoit necessaire sans estre sollicités par cette malade, qui ne leur en parla point, ains poussés par la charité et commiseration de ce qu'elle enduroit. Que les malades qui sont parmi le monde seroyent heureux s'ils se laissoyent gouverner par ceux qui ont charge d'eux, et les Religieux et Religieuses s'ils faisoyent cette grande remise de nostre febricitante entre les mains de leurs Superieurs!

            Si les gens du monde ont sujet de se delaisser ainsy à ceux qui les soignent, à cause de l'amour ou compassion [288] naturelle qu'ils leur portent, à plus forte rayson les Religieuses qui vivent sous des Superieures lesquelles, par le motif de la charité, les servent et pourvoyent à leurs besoins. Cette charité est plus forte et presse de plus pres que la nature, elle n'espargne rien; c'est donc pur ce motif que les Superieurs et Superieures des Religions pourvoyent aux necessités de ceux qu'ils ont en charge. Que si un pere ayant malade un fils qu'il n'ayme point ne laisse de le faire traitter selon son besoin, poussé d'une compassion naturelle, que n'attendrons-nous des Superieurs qui nous servent par une vraye charité?

            La belle mere de saint Pierre sçavoit que Nostre Seigneur estoit en Capharnaum et qu'il guerissoit plusieurs malades; pourtant elle ne se met point en inquietude pour luy envoyer dire ce qu'elle souffre ni pour le prier de venir chez elle. Mais ce qui est encores plus admirable, c'est qu'elle le voit dans sa mayson, elle le regarde et il la regarde; et si, elle ne luy dit pas un mot de sa maladie pour l'exciter à avoir pitié d'elle. Elle ne crie point: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moy; ou: Seigneur, dites seulement la parole, et mon ame sera guerie, c'est à sçavoir, je recouvreray la vie, la santé. Elle ne luy demande pas d'approcher du lit où elle estoit gisante et de mettre la main sur elle; elle ne s'empresse aucunement pour toucher ses vestemens ni la frange de sa robe, comme ont fait plusieurs autres, ainsy que nous le voyons en l'Evangile. La pluspart sont allés au Sauveur pour estre gueris des maladies qu'ils avoyent au corps, et non point pour celles qu'ils avoyent en l'ame; il n'y a que la Magdeleyne, cette grande Sainte, qui soit venue à luy pour faire traitter son cœur et recevoir la guerison de ses infirmités spirituelles, ce qu'elle fit en une façon admirable lors qu'elle estoit encores en la fleur de son aage.

            O Dieu, combien y eut-il de malades en Capharnaum qui, sçachant que Nostre Seigneur, souverain Medecin, estoit là, tesmoignerent un tres grand empressement et avidité pour faire connoistre leur estat à celuy qu'ils sçavoyent les pouvoir guerir. Certes, le centurion fut [289] voirement bien louable pour le soin qu'il prit d'envoyer au Sauveur des principaux de la ville à fin de l'advertir de la maladie de son serviteur, comme aussi pour sa vive foy par laquelle il confessa qu'il ne failloit qu'une parole pour cette guerison; mais il tesmoigna un grand empressement et inquietude pour le restablissement de son malade. Que ne fit pas la Chananée, combien ne cria-t-elle pas apres nostre cher Maistre et comme ne persevera-t-elle pas à l'importuner pour obtenir ce qu'elle demandoit? Comme ne cria-t-elle pas apres les Apostres à ce qu'ils le priassent pour elle, ou que du moins, voyant son importunité, ils fussent meus à ce faire? Et quelles instances ne fit pas le prince de la Synagogue pour induire Nostre Seigneur à descendre en sa mayson? En somme, tous tesmoignerent beaucoup d'inquietude et de desir de leur guerison.

            Mais encores en ce temps cy, que ne feroyent pas nos malades s'ils sçavoyent qu'il y eust un homme de grande experience, pour le prier de les visiter et de remedier à leurs maux? Avec quelle impatience n'attendroyent-ils pas sa venue? O certes, cette inquietude ne procede que d'un amour desreglé de soy mesme, maladie à laquelle sont sujets non seulement les gens du monde, mais aussi ceux qui vivent en Religion. Le glorieux saint Bernard, qui entendoit bien cecy, escrivit une epistre traittant tout au long des maladies corporelles, aux Freres de saint Anastase. Ce sont des moines qui se nomment comme cela, lesquels demeuroyent à Rome. Or, en cette famille, ils se trouvoyent presque tous malades, et je le crois bien, car ils estoyent nombreux et tous de diverses nations; peut estre aussi estoyent-ils en mauvais air, ou que celuy de Rome estoit pour lors corrompu, ce qui leur causoit plusieurs infirmités. Saint Bernard en estant adverti, leur addressa cette epistre en laquelle il leur parle comme il faut et avec du savon assez chaud. Il leur mande qu'il n'est point loysible aux Freres de saint Anastase de penser aux remedes propres à recouvrer la santé, ni moins de les demander; qu'ils ne doivent point sçavoir quelle medecine il leur faut prendre, ni s'ils ont besoin [290] ou non de la saignée. Les moines qui se sont consacrés au service de Nostre Seigneur, adjouste-t-il, ne doivent plus avoir soucy des maladies corporelles, mais bien des spirituelles, et pour les premieres il leur faut s'en remettre à la providence de Dieu qui les permet, et au soin des Superieurs qui ont charge d'eux. Ils ne doivent user ni de medecin ni de medecine; cela estant propre aux gens du monde de faire venir avec grand empressement les medecins, et d'employer frequemment des remedes, mais aux moines il ne leur est point licite. S'ils sont malades en sorte qu'il soit necessaire de prendre aucune chose pour leur soulagement, ils pourront se servir de quelques herbes, comme de bourrache ou autre, que sçay-je moy? Et si la maladie estoit grande on leur pourroit bailler un peu de vin. Ce qui monstre que les moines de ce temps là n'usoyent point de vin ni de viande, comme estans contraires à la pauvreté evangelique.

            Saint Bernard paroist bien austere en cecy, mais il l'est encores davantage en ce qu'il leur escrit par apres en la mesme epistre: Que s'il vous semble que je sois trop rigoureux, je vous diray qu'en ce que je vous dis, j'ay l'Esprit de Dieu et que c'est avec iceluy que je vous parle. Cecy est bien considerable; car si ce saint Pere leur eust mandé qu'il leur parloit selon son sentiment, il n'eust pas esté si austere; mais non: Je ne vous parle point, asseure-t-il, selon mon sentiment, «mais en ce que je vous dis, il me semble que j'ay l'Esprit de Dieu

            Ailleurs il respond à l'objection de ceux qui luy pouvoyent repliquer que l'Apostre saint Paul, qui avoit pourtant l'Esprit de Dieu, commandoit à son disciple Timothée de boire du vin quand il luy escrivoit en cette sorte: Mon cher fils et tres aymé frere, nous vous ordonnons de laisser de boire de l'eau et de vous servir d'un peu de vin pour fortifier vostre estomach qui est affoibli par l'eau que vous avez beu. Ce grand et digne Evesque Timothée s'estoit en effect reduit en de grandes infirmités par ses jeusnes et austerités; et maintenant, pour tout soulagement et medecine, saint Paul luy conseille de se servir d'un peu de vin. Nous voyons par cecy que ce [291] grand Saint ne beuvoit que de l'eau avant ce temps là, comme saint Bernard le depose aussi de ses Religieux, desquels il asseure qu'ils ne prenoyent point de vin sinon en cas de necessité, et alors ils en usoyent par forme de remede, tout ainsy que saint Paul l'ordonnoit à son cher disciple. Si vous m'objectez, dit saint Bernard, que l'Apostre enjoignit l'usage du vin à Timothée, je vous respondray qu'il sçavoit bien que Timothée estoit Timothée; «donnez-moy donc un Timothée en ce temps cy, et nous luy permettrons» le vin, voire nous luy en ordonnerons l'usage, et non seulement du vin, mais encores «de l'or potable» s'il en est besoin. O certes, les Religieux et Religieuses de saint Bernard, non plus que les autres, ne sont plus comme ils estoyent alors. L'on n'est pas si rigoureux maintenant comme autrefois; chacun veut avoir l'usage du vin et se servir des medecines et desmedecins.

            Il est vray que ces choses ne sont pas si rares en nostre aage qu'elles l'estoyent pour lors; car il n'y avoit que fort peu de medecins et quelquefois un seul en toute une province, de sorte que quand on le vouloit trouver ou consulter il failloit courir de costé et d'autre, ce qui ne se pouvoit faire sans grans frais: l'on n'en pouvoit avoir un à moins de cent escus. Les medicamens aussi estoyent grandement chers; c'est peut estre la cause pour laquelle les anciens Religieux s'en servoyent si peu. Mais il n'en prend pas ainsy en ce temps; car outre que les drogues sont à meilleur prix, les medecins ne sont point non plus si rares; de là vient qu'on les employe plus facilement, si que pour le moindre mal il faut se medicamenter et courir à la haste pour appeller le medecin. Il est vray aussi que l'on est bien plus tendre et douillet qu'autrefois; et ce seroit encor peu si l'on usoit seulement des medecines et des medecins selon que nos Superieurs l'ordonnent. Mais l'on ne se contente pas de cela, ains on veut se gouverner selon sa fantasie: on a tant de soin de soy! On s'inquiete et s'empresse à rechercher des moyens pour sa guerison, on voudroit volontiers sçavoir tout ce qui nous est propre ou non, connoistre tous les remedes du monde pour s'en servir, et pretendroit-on que chacun s'y employast. [292] Nostre febricitante n'en faisoit pas ainsy: elle estoit dans son lit sans mener aucun bruit; il luy suffisoit qu'on sceust qu'elle estoit malade, et se contentoit de prendre ce qu'on luy donnoit pour sa santé, sans se mettre en peine de discerner s'il luy seroit profitable ou non. Elle sçavoit bien que Dieu n'estoit point ni la premiere, ni la seconde, ni la troisiesme cause de sa maladie, car il ne l'est en façon quelconque, d'autant que n'estant pas la cause du peché, aussi ne l'est-il pas de la maladie. Mais comme il permet le peché, il envoye les infirmités pour nous chastier et purifier d'iceluy; alors il se faut sousmettre à sa justice et à sa misericorde, et nous tenir dans un humble silence qui nous fasse tranquillement embrasser les evenemens de sa providence, comme faisoit David, lequel disoit dans ses afflictions: J'ay souffert et me suis teu, parce que je sçay que c'est vous qui me les avez envoyées pour me chastier et me purger de mon iniquité.

            Nostre febricitante en faisoit de mesme: Vous m'avez envoyé la fievre, et je l'ay receuë, et me suis sousmise à vostre justice et à vostre misericorde. Or, comme vous me l'avez envoyée, aussi me la pouvez-vous oster sans que je vous le demande; vous sçavez bien mieux que moy ce qu'il me faut, je n'ay point besoin de m'en mettre en peine; il me suffit que vous me regardiez et que vous sçachiez que je suis malade dans mon lit. Elle ne dit donques mot, elle ne fait aucun compte de sa maladie, elle ne s'attendrit point à la raconter, elle souffre sans se soucier qu'on la plaigne ou qu'on procure sa guerison; elle se contente que Dieu le sçache et ses superieurs qui la gouvernent. Elle n'estoit pas semblable à plusieurs personnes de ce temps, lesquelles si elles ont la migraine ou la colique il faut que chacun en soit empesché et que tout le voysinage en soit instruit, autrement elles ne sont pas contentes; ni à ceux qui pour le moindre mal veulent estre retirés à part dans une infirmerie à fin que chacun les plaigne et souffle sur iceluy; ni à ceux qui courent au medecin pour la plus petite incommodité qu'ils ressentent. Ces gens ressemblent aux petits enfans qui estans piqués d'une guespe ou d'une mouche à miel, vont en [293] grande haste le monstrer à leur mere à fin qu'elle souffle sur leur doigt.

            Nostre febricitante est admirable, car non seulement elle ne publie pas son mal, elle ne s'amuse point à en parler ni ne se met en devoir d'envoyer querir le medecin; mais, chose estrange, Nostre Seigneur estant en sa mayson comme un souverain Medecin qui la pouvoit guerir, elle ne luy dit mot touchant sa maladie; voire, elle ne le veut pas regarder en qualité de medecin, ains seulement comme son Dieu à qui elle appartient et en la santé et en la maladie. Elle tesmoigne par là qu'elle est autant contente de l'une que de l'autre, et qu'elle ne veut point estre quitte de sa fievre que lors qu'il plaira à son Dieu. Oh, si c'eust esté une de nos dames de ce temps cy, combien eust-elle usé de finesse pour estre guerie! Elle eust bien dit qu'elle ne demandoit la santé que pour mieux servir Nostre Seigneur, ou du moins qu'elle supporteroit d'estre malade en un autre temps; mais à cette heure là qu'il estoit en sa mayson elle ne s'y pouvoit resoudre, car estant au lit elle ne le pouvoit bien traitter; et telles autres finesses que nostre febricitante n'employa aucunement.

            Il ne suffit pas d'estre malade parce que telle est la volonté de Dieu, mais il le faut estre comme il le veut, quand il le veut et autant et comme il luy plaist, nous remettant, pour la santé, à ce qu'il en ordonnera, sans luy rien demander. C'est assez qu'il le sçache et qu'il nous voye en nostre infirmité; il le faut laisser faire, et, sans nous mettre en devoir de pourvoir à ce qui est requis pour nostre guerison, nous abandonner à nos Superieurs et leur en laisser le soin, ne nous meslant d'autre chose que de bien porter nostre mal tant qu'il plaira à Dieu. Voyla le premier point.

            Le second est la douceur, resignation et modestie de cette femme, et le troisiesme, le soin qu'elle eut de faire profit de sa maladie; car elle se leva quand Nostre Seigneur eut chassé sa fievre et le servit à table. Je diray donques encores un mot sur ces deux considerations.

            Sa douceur et sa resignation furent grandes en ce [294] qu'elle ne mena aucun bruit de son mal ni ne le tesmoigna par ses paroles, car elle ne dit point au Sauveur ni à ceux qui la gouvernoyent, qu'elle desiroit plus la santé que la maladie. Quoy qu'il soit bon, quand c'est pour mieux servir Nostre Seigneur, de luy demander la santé comme à Celuy qui la nous peut donner, toutefois il le faut faire avec cette condition, si telle est sa volonté, car nous devons tousjours dire: Fiat voluntas tua; Ta volonté soit faite. Neanmoins il est beaucoup mieux de ne luy rien demander, et de nous contenter qu'il sçache nostre mal et combien de temps il y a qu'il nous travaille.

            Il y a des personnes qui voudroyent, quand elles sont malades, employer tout le monde, si elles pouvoyent, pour estre gueries, et envoyent de costé et d'autre à ce que l'on prie Dieu de les delivrer de ces maladies corporelles. Certes, il est bon de recourir à Dieu, mais pour l'ordinaire cela se fait avec tant d'imperfection que c'est pitié; l'on en a mesme veu commettre de notables pour ce sujet par des grans personnages, comme il arriva à un Roy de France: c'estoit Louys unziesme. (On ne fait point de tort à la reputation de ces grans quand on dit leurs verités.) Celuy cy donques, voulant aller à la guerre, fit faire à Paris plusieurs prieres pour la conservation de sa santé corporelle. Oyant un jour la Messe qui se disoit pour luy en l'eglise de Saint Germain, comme le bon abbé qui celebroit fut arrivé à l'oraison en laquelle il recommandoit l'ame et la santé spirituelle du Roy, ce prince fit promptement sortir l'un de ses pages pour l'advertir de recommander sa santé corporelle, disant que pour celle de l'ame l'on y penseroit puis apres. Il commit ainsy cette grosse imperfection; et l'on est fort sujet d'en commettre de semblables en telles occasions.

            Mais la grande resignation de nostre febricitante l'empescha de tomber en cette faute, car elle demeura en sa douceur, modestie et tranquillité, sans rien demander. Cependant les Apostres, meus de compassion, dirent pour elle à Nostre Seigneur une parole de grande humilité. Cette parole fut secrette, neanmoins ayant esté ouye du [295] Sauveur il regarda la malade qui le regardoit; puis, s'approchant de son lit, il l'empoigna par la main, et se faschant contre la fievre luy commanda de la quitter; soudain elle fut guerie, et se levant de ce pas, elle l'alla servir à table.

            C'est icy ma troisiesme consideration. Certes, elle monstra une grande vertu et le profit qu'elle avoit fait de sa maladie; car comme elle l'avoit soufferte avec tant de resignation pour Nostre Seigneur, si tost qu'elle en est quitte, elle ne veut user de sa santé que pour le service d'iceluy. Mais quand donc s'y employe-t-elle? Au mesme instant qu'elle l'a recouvrée. Elle n'estoit point de ces femmes tendres et delicates qui ayans eu une maladie de quelques jours il leur faut les semaines et les moys pour les refaire, à fin que ceux qui n'ont pas appris qu'elles estoyent malades le sçachent en ce temps qu'elles prennent pour se remettre, et que par ce moyen ils ayent encores le loysir de les plaindre. C'est pourquoy il est requis de les retirer dans une infirmerie à part, de les traitter de viandes particulieres et de leur faire plusieurs dorlotteries jusqu'à ce qu'elles en soyent bien relevées. Nostre febricitante ne fait point tout cecy, ains elle sert Nostre Seigneur aussi tost qu'elle est guerie.

            Or, si vous voulez, faites à cette heure agir l'imagination et regardez combien cette femme servoit son cher Maistre avec amour, joye et allegresse; comme elle le regardoit, comme son cœur s'embrasoit de son amour et combien d'actes elle en faisoit; combien de benedicite elle avoit en la bouche, louant Celuy qui luy avoit fait tant de bien. Imaginez-vous aussi ce que faisoyent de leur costé les Apostres qui avoyent veu ce miracle, et apprenez comment on se doit comporter aux maladies corporelles et le profit que l'on en doit tirer.

            En somme, il faut observer en icelles la regle generale, qui est de ne rien demander et ne rien refuser, mais se remettre entre les mains de nos Superieurs, leur laissant le soin de pourvoir aux medecins, aux remedes et à tout ce qui est requis pour nostre santé et soulagement. Ne rien refuser ni des viandes, ni des medecines, ni d'aucun [296] traittement que l'on nous fasse, car c'est en cela que consiste la pauvreté evangelique. Le premier degré de cette pauvreté, dit saint Bonaventure, c'est de n'avoir point de demeure et de mayson qui nous soit propre et selon nostre goust; le second, de ne point avoir de vestement et de nourriture asseurée au temps de la santé; le troisiesme, c'est, estant malade, de ne sçavoir où se retirer, de n'avoir point de giste pour se loger, point de viandes pour subvenir à la necessité, ni aucunes qui soyent à nostre gré, en un mot, d'estre delaissé et abandonné de tout secours à la fin de nostre vie, et parmi cela, de ne rien demander pour nostre soulagement ni rien refuser, lors mesme que ce qui nous seroit donné ne nous aggreeroit pas.

            C'est ce qui a esté exactement prattiqué en cet aage par un grand Saint et une grande Sainte: par l'un en effect, et par l'autre en desir et affection. Je veux parler du bienheureux François Xavier, que l'on est sur le point de canonizer pour sa grande sainteté de vie, lequel à l'heure de la mort ne trouva ni mayson, ni viandes propres à se sustenter, car il mourut pres de la Chine, en un pauvre lieu, abandonné de tout secours humain; et au milieu de tout cela, le cœur de ce grand serviteur de Dieu se fondoit de joye de se voir reduit en tel estat. Ce que considerant, la bienheureuse Sœur Marie de l'Incarnation estimoit son bonheur si grand qu'elle disoit qu'elle desireroit mourir comme ce Bienheureux, desnuée de tout appuy humain, voire mesme divin, se contentant de la grace ordinaire que Dieu donne à toutes ses creatures. Aussi cette grande Sainte ne pouvant mourir en effect en cette pauvreté evangelique, y mourut du moins par desir et affection; et à ces deux saintes ames, comme à tous ceux qui les imitent, on peut dire: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux. Amen. [297]

 

LXI. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême

 

6 mars 1622

 

Accepit ergo Jesus panes, et cum gratias

egisset distribuit discumbentibus,

simili ter et ex piscibus quantum

volebant.

Jesus prit donques les pains, et ayant

rendu graces, il les distribua à ceux

qui estoyent assis, et il leur donna

semblablement des poissons autant

qu'ils en vouloyent.

JOAN., VI, 11.

 

            L'histoire que la tres sainte Eglise nous represente en l'Evangile d'aujourd'huy est un tableau dans lequel sont depeints mille beaux sujets propres à nous faire admirer et louer la divine Majesté; mais ce tableau nous represente sur tout la providence admirable, tant generale que particuliere, que Dieu a pour les hommes, et nommement pour ceux qui l'ayment et qui vivent selon ses volontés dans le Christianisme.

            Dieu exerce il est vray cette providence envers toutes les creatures et specialement envers les hommes, tant payens et heretiques qu'autres quels qu'ils soyent, car autrement ils periroyent indubitablement; pourtant, il faut sçavoir qu'il a une providence beaucoup plus particuliere pour ses enfans qui sont les Chrestiens. Or, entre ceux cy il se trouve encores quelques troupes, comme nous voyons en nostre Evangile, qui meritent que Nostre Seigneur ayt d'eux un soin plus special: ce sont ceux qui pretendent parvenir à la perfection et lesquels, pour ce faire, ne se contentent pas de le suivre en la plaine [298] des consolations, ains ont le courage de le suivre encores parmi les deserts jusques sur la cime de cette haute montagne. Plusieurs virent le Sauveur tandis qu'il alloit instruisant et guerissant les hommes, et ne le suivirent pourtant pas; d'autres le voyant le suivirent, mais seulement jusqu'au pied de la montagne, se contentant de l'accompagner en la plaine et ès lieux aggreables et faciles; mais plus heureux mille fois ceux qui le virent et le suivirent non pas seulement jusqu'au pied de la montagne, ains transportés de l'amour qu'ils luy portoyent, monterent avec luy, despourveus de tout autre soin que de luy plaire, car ils meriterent que la divine Bonté prinst soin d'eux, et de leur faire mesme un festin miraculeux de peur qu'ils ne vinssent à defaillir de faim.

            Il sembloit en effect que plusieurs deussent tomber en defaillance, ayant suivi nostre cher Maistre trois jours et trois nuits sans boire et sans manger, pour l'extreme suavité qu'ils recevoyent d'ouyr ses divines paroles; et encores que leurs necessités fussent tres grandes, si n'y pensoyent-ils point. O que ces troupes estoyent aymables en cette prattique si parfaite du delaissement total d'elles mesmes entre les bras de la divine Providence! N'ayons pas peur que Dieu leur manque, car il en prendra soin et en aura compassion, ainsy que nous verrons tantost en la suite de nostre discours. Je le dresse donc sur la confiance que ceux qui pretendent à la perfection doivent avoir en la Providence pour ce qui regarde les necessités spirituelles, d'autant que j'ay parlé d'autres fois, je pense en ce mesme lieu, de cette providence generale que Dieu a pour tous les hommes, et de la confiance que nous devons avoir en luy pour les choses temporelles. Ce que nous deduirons sera aussi plus utile pour le lieu où nous sommes.

            Je dispose ce que j'ay à dire en trois ou quatre points, au premier desquels je considere la bonté de ce peuple qui accompagnoit Nostre Seigneur sans aucun soin ni pensée sur eux mesmes, laissant leurs maysons et tout ce qu'ils avoyent, attirés de l'affection et du contentement qu'ils prenoyent d'ouyr sa parole. O que c'est une bonne [299] marque à un Chrestien de se plaire à entendre la parole de Dieu et de quitter tout pour le suivre! On peut sans doute pretendre et parvenir à la perfection en demeurant au monde et faisant soigneusement ce qu'on doit faire selon sa vocation; mais pourtant c'est une chose tres certaine que le Sauveur n'exerce pas envers ceux-là une providence si speciale, ni n'en a pas une sollicitude si particuliere comme de ceux qui abandonnent encores tout le soin d'eux mesmes pour le suivre plus parfaitement. Ceux cy ont une plus grande capacité que les autres pour bien entendre la parole de Dieu et estre attirés par la douceur de ses suavités. Tandis que nous avons soin de nous mesmes, je dis un soin plein d'inquietude, Nostre Seigneur nous laisse faire; mais quand nous le luy laissons il le prend tout à fait, et à mesure que nostre despouillement est grand ou petit sa providence l'est de mesme envers nous.

            Je ne dis pas tant cecy pour ce qui est des choses temporelles comme pour les spirituelles; luy mesme l'enseigna à sa bien aymée sainte Catherine de Sienne: «Pense en moy,» luy dit-il, «et je penseray en toy.» O qu'heureuses sont les ames qui sont si amoureuses de Nostre Seigneur que de bien suivre cette regle de penser en luy, se tenant fidellement en sa presence, escoutant ce qu'il nous dit continuellement au fond du cœur, obeissant à ses divins traits et attraits, mouvemens et inspirations, respirant et aspirant sans cesse au desir de luy plaire et d'estre sousmises à sa tres sainte volonté; pourveu toutefois que cela ne soit point sans cette divine confiance en sa toute bonté et en sa providence, car il nous faut tousjours demeurer tranquilles, et non point troublés ni pleins d'anxieté apres la recherche de la perfection que nous entreprenons.

            Considerez, je vous prie, ces troupes qui suivent nostre cher Maistre jusques sur la montagne: avec quelle paix et quelle tranquillité d'esprit elles vont apres luy! Pas un ne murmure ni ne se plaint, bien qu'il sembloit qu'ils deussent exhaler l'ame à force de langueur et de faim. Ils souffrent beaucoup, et si, ils n'y pensent pas, [300] tant ils sont attentifs à l'unique pretention qu'ils ont d'accompagner Nostre Seigneur par tout où il ira. Ceux qui suivent ce divin Sauveur les doivent imiter en cela, retranchant tant de soucis, tant d'anxietés pour ce qui regarde leur avancement, tant de plaintes qu'ils font de se voir imparfaits. O mon Dieu, ils sont si viste cassés et recreus dès qu'ils ont un peu travaillé! Il ne leur semble jamais de parvenir assez tost à ce festin delicieux que Nostre Seigneur doit faire là haut, sur la cime de la montagne de la perfection. Ayez patience, peut-on dire à ces bonnes gens, quittez un peu le soin de vous mesme et n'ayez pas peur que rien vous manque; car si vous vous confiez en Dieu il aura soin de vous et de tout ce qui sera requis à vostre perfection. Jamais nul n'a esté trompé qui se soit confié en luy et en sa providence.

            Hé, ne voyez-vous pas que les oyseaux, lesquels ne moissonnent ni ne recueillent, et qui ne servent à rien qu'à recreer l'homme par leur chant, ne laissent pas pourtant d'estre nourris et sustentés par l'ordre de cette divine providence? Vous sçavez que l'on tient de deux sortes d'animaux dans les maysons: les uns pour l'utilité, et les autres pour le simple playsir que l'on en tire. Par exemple, on a des poules pour pondre, et des rossignols ou tels autres oyselets dans des cages pour chanter; tous sont nourris, mais non pas à mesme fin, car les uns le sont pour l'utilité et les autres pour le playsir.

            Entre les hommes c'en est de mesme. L'Eglise est la mayson du Pere de famille qui est Nostre Seigneur et Maistre; il a un soin tres grand de pourvoir aux necessités de tous les fidelles qui y sont associés, avec cette difference neanmoins, qu'entre eux tous il en choisit quelques uns qu'il veut estre tout à fait employés à chanter ses louanges et qui pour cela soyent desgagés de tout autre soin. C'est pourquoy il a ordonné que nous fussions sustentés et nourris par le moyen des dismes qui se recueillent sans sollicitude; je veux dire nous autres qui, estans consacrés à son service, sommes les oyseaux propres à recreer sa divine Bonté par le [301] moyen de nostre chant et des continuelles louanges que nous luy donnons. Les Religieux et les Religieuses que sont-ils autre chose sinon des oyseaux en cage pour repeter sans cesse les louanges de Dieu? Nous pouvons dire que tous les exercices de la Religion sont autant de cantiques nouveaux qui nous annoncent les divines misericordes, et qui nous provoquent continuellement à magnifier la divine Majesté en reconnoissance de la speciale et toute particuliere providence qu'elle a eue pour nous, nous ayant retirés d'entre le reste des hommes pour plus aysement et tranquillement suivre le Sauveur sur la montagne de la perfection.

            Tous y sont appellés, puisque Nostre Seigneur a dit parlant à tous: Soyez parfaits comme vostre Pere celeste est parfait. Mais en verité nous pouvons bien dire ce qui est dans le saint Evangile: Plusieurs sont appelles, mais peu sont esleus; plusieurs aspirent à la perfection, mais peu y parviennent, d'autant qu'ils ne marchent pas comme il faudroit, ardemment mais tranquillement, soigneusement mais confidemment, c'est à dire, plus appuyés sur la divine Bonté et sur sa providence que non pas sur eux mesmes et sur leurs œuvres. Il faut avoir une grande fidelité, mais sans anxieté ni empressement; nous servir des moyens qui nous sont donnés selon nostre vocation, et puis nous tenir en repos pour tout le reste; car Dieu, sous la conduite duquel nous nous sommes embarqués, sera tousjours attentif à nous pourvoir de ce qui nous sera necessaire. Quand tout nous manquera, lors Dieu prendra soin de nous, et tout ne nous manquera pas, puisque nous aurons Dieu qui doit estre nostre tout.

            Les enfans d'Israël n'eurent pas la manne jusques à tant qu'ils n'eurent plus de la farine d'Egypte; et cecy est le second point. Dieu fera plustost des miracles que de laisser sans secours, tant spirituel que temporel, ceux qui se confient pleinement en sa divine providence; mais neanmoins il veut que nous fassions de nostre costé ce qui est en nous, c'est à dire il veut que nous nous servions des moyens ordinaires pour nous perfectionner, [302] au defaut desquels il ne manquera jamais de nous secourir. Tandis que nous avons nos Regles, nos Constitutions, des personnes qui nous disent ce que nous devons faire, n'attendons pas que Dieu fasse des miracles pour nous conduire à la perfection, car il ne le fera pas. Mettez Abraham dans sa famille et Elie entre les Prophetes; le Seigneur n'operera aucun prodige pour les nourrir, Pourquoy? Parce qu'il veut qu'Abraham fasse recueillir son blé, le fasse battre, moudre, et en fin en fasse du pain pour se sustenter. Il a des vaches, qu'il se nourrisse de leur lait; ou bien, s'il veut, qu'il fasse tuer ses veaux gras et qu'il en fasse festin aux Anges. Mais au contraire, mettez Elie pres du torrent de Carith ou bien dans le desert de Bersabèe, et vous verrez que là Dieu le sustente, en un lieu par l'entremise des Anges, et en l'autre par celle d'un corbeau qui luy apporte tous les jours des pains et de la chair pour son entretien.

            Quand donc les appuis humains nous manquent, tout ne nous manque pas, car Dieu succede et prend soin de nous par sa speciale providence. Ces pauvres troupes qui suivent aujourd'huy Nostre Seigneur ne furent secourues de luy qu'apres qu'elles furent tout alangouries de faim. Il en eut une pitié extreme parce que, pour son amour, ils s'estoyent oubliés eux mesmes, de sorte qu'ils ne portoyent quant et eux nulle provision, excepté le petit Martial qui avoit les cinq pains d'orge et les deux poissons. Il semble que le Sauveur, tout amoureux des cœurs de ces bonnes gens, qui estoyent environ cinq mille, disoit à part luy: Vous n'avez nul soin de vous, mais je le prendray moy mesme. Partant, appellant à soy saint Philippe, il luy dit: Ces pauvres gens s'en vont defaillir si on ne les secourt de quelques vivres: où pourrions-nous trouver de quoy les sustenter? Ce qu'il ne demandoit pas par ignorance, ains pour le tenter.

            Nous ne devons pas entendre que Dieu nous tente pour nous porter au mal, car cela ne se peut, ains il tente les hommes et ses serviteurs les mieux aymés pour esprouver leur fidelité et l'amour qu'ils luy portent, à fin de leur faire accomplir quelques œuvres grandes et [303] esclattantes, comme il fit à Abraham quand il luy commanda de luy sacrifier son fils tant aymable Isaac. De mesme il tente quelquefois ses serviteurs en la confiance qu'ils ont en sa divine providence, permettant qu'ils soyent si alangouris, si secs et pleins d'aridité en tous leurs exercices spirituels qu'ils ne sçavent de quel costé se tourner pour se secouer un peu de l'ennuy interieur qui les accable.

            Nostre Seigneur tenta donques saint Philippe, lequel n'estant pas encores confirmé en la foy et en la croyance de la toute puissance de son Maistre, luy respondit comme en rejettant la proposition: O vrayement, deux cens deniers de pain ne suffiroyent pas pour en donner à chacun un morceau. Cecy nous represente merveilleusement bien certaines ames qui n'attendent pas que Nostre Seigneur les plaigne, ains le font soigneusement elles mesmes. Il n'y a rien de si pauvre qu'elles sont; il n'y eut jamais, disent-elles, personne si affligé qu'elles. Les peines, les douleurs qu'un chacun a sont tousjours les plus grandes: ces pauvres femmes qui ont perdu leur mari estiment tousjours leur affliction plus griefve que celle de toutes les autres. De mesme en est-il des tribulations purement spirituelles, qui sont ces degousts, aridités, secheresses, aversions et repugnances au bien que les ames les plus adonnées au service de Dieu ressentent fort souvent. Les passions m'inquietent grandement, je ne puis rien souffrir sans repugnance interieure, tout m'est extremement pesant; j'ay un si grand desir d'acquerir l'humilité, et cependant je sens une si grande aversion à estre humiliée; je n'ay point cette tranquillité interieure qui est si aymable, d'autant que les continuelles distractions m'importunent fort. En fin l'exercice de la vertu m'est si difficile que je ne sçay plus que faire; je suis affligée plus qu'il ne se peut dire, et n'ay pas assez de paroles propres pour exprimer l'incomparable peine que je souffre.

            Il est bien vray, dit saint André à Nostre Seigneur, qu'il y a icy un jeune enfant qui porte cinq pains d'orge et deux poissons; mais qu'est-ce que cela pour [304] tant de gens? Helas! disent ces pauvres ames attendries sur elles mesmes, mon affliction est telle que deux cens escus de consolations ne me suffiroyent pas. Nous avons bien de bons livres spirituels, nous avons des predication nous avons du temps pour vaquer à l'oraison, voire mesme il me vient bien de bonnes affections; mais il n'est-ce que cela? Ce n'est rien. Chose estrange que de l'esprit humain: cela n'est rien! Et que voudriez-vous donques de plus? que Dieu vous envoyast un Ange pour vous consoler? O il ne le fera pas; vous n'avez pas cneores jeusné trois jours et trois nuits pour le suivre sur la montagne de la perfection, pour à laquelle parvenir il faut que vous vous oubliiez vous mesme, laissant à Dieu le soin de vous consoler ainsy que bon luy semblera, ne vous mettant en peine ni en soucy d'autre chose que d'aller apres luy en escoutant sa parole comme ce bon peuple.

            Nostre Seigneur tenta saint Philippe pour le faire humilier, ce qu'il eut bien occasion de faire apres avoir donné une response si pleine de prudence humaine. Grand cas, que Dieu ayme tant l'humilité qu'il nous tente quelquefois non pour nous faire faire le mal, ains pour nous apprendre par nostre propre experience quels nous sommes, permettant que nous disions ou fassions quelque grande folie ou aucune chose qui nous donne matiere de nous abaisser. Or, ces plaintes et ces tendretés que nous avons sur nous mesme, ces doleances, ces difficultés à la poursuite du bien commencé, qu'est-ce autre chose qu'un sujet vrayement digne de nous humilier et reconnoistre pour foibles et encores enfans en ce qui est de la vertu et de la perfection? Oh! il ne faut pas tant se regarder soy mesme, ains il faut penser en Dieu et le laisser penser en nous.

            Nous devons bien nous tenir en humilité à cause de nos imperfections, mais il faut que cette humilité soit le fondement d'une grande generosité, car l'une sans l'autre degenere en imperfection. L'humilité sans generosité n'est qu'une tromperie et lascheté de cœur qui nous fait penser que nous ne sommes bons à rien et que l'on ne [305] doit jamais penser à nous employer à quelque grande chose; au contraire, la generosité sans humilité n'est que presomption. Nous pouvons bien dire: Il est vray que je n'ay nulle vertu, ni moins les conditions propres pour estre employé à telle ou telle charge; mais apres il nous faut tellement mettre nostre confiance en Dieu que nous devons croire que quand il sera necessaire que nous les ayons et qu'il se voudra servir de nous, il ne manquera pas de nous les donner, pourveu que nous nous laissions nous mesme pour nous occuper fidellement à louer et procurer que nostre prochain loue sa divine Majesté, et que sa gloire soit augmentée le plus que nous pourrons.

            Nostre Seigneur, nonobstant que saint Philippe et saint André affirmassent que ce n'estoit rien des cinq pains et des deux poissons pour cette multitude, ne laissa pas de dire qu'on les luy apportast, et commanda à ses Apostres de faire asseoir le peuple. Ce qu'ils firent tous fort simplement, en quoy certes ils furent admirables, car ils se mirent à la table sans qu'ils vissent rien dessus et sans apparence qu'on leur peust rien donner. Lors Jesus prit les pains, les benit, les rompit et ordonna aux Apostres d'en faire la distribution, laquelle estant achevée il y en eut de reste, tous en ayant eu à suffisance pour se rassasier selon leur necessité.

            Cette question a esté esmeuë entre plusieurs, à sçavoir mon, si tous mangerent des cinq pains ou si Nostre Seigneur, par sa toute puissance, en fit des nouveaux lesquels on distribua au peuple. Mais l'Evangeliste saint Marc, en l'histoire qu'il rapporte d'un autre miracle presque tout semblable à celuy cy, miracle qui n'est pas neanmoins le mesme, d'autant qu'il y avoit sept pains, ainsy qu'il le tesmoigne, et saint Jean escrit qu'il n'y en avoit que cinq en celuy de ce jour, saint Marc donc dit expressement que tous mangerent des sept pains et des deux poissons. Sur quoy il faut adjouster ce mot en passant.

            A la resurrection, comme se pourra-t-il faire qu'un chacun ressuscite en son mesme corps, puisque les uns [306] auront esté mangés par les vers, les autres par les bestes farouches, qui par les oyseaux, d'autres en fin auront esté bruslés et leurs cendres jettées au vent? Comme donques se pourra-t-il faire qu'en mesme temps que l'Ange appellera un chacun pour venir au jugement, tous, dis-je, en ce mesme instant, sans aucun delay, se releveront ressuscités en leur propre chair; raov, en ce corps que je porte à cette heure, lequel ressuscitera par la toute puissance de Dieu qui le produira de nouveau? car comme il ne luy a pas esté difficile de le produire tel qu'il est, il ne le sera pas davantage de le reproduire derechef.

            Ainsy Nostre Seigneur fit que les cinq mille hommes mangerent tous des cinq pains et des deux poissons, les reproduisant autant de fois qu'il estoit requis pour que chacun en eust une partie selon sa necessité. Tous donc mangerent de ces cinq pains et de ces deux poissons multipliés miraculeusement, excepté saint Martial qui, ne participant point à ce miracle, mangea là tout seul de son pain et non pas de celuy du Sauveur, d'autant qu'il avoit porté sa provision. Tandis que nous avons du pain Dieu ne fait pas des prodiges pour nous nourrir.

            Je considere en troisiesme lieu que Nostre Seigneur pouvant faire tomber la manne sur cette montagne, comme autrefois au desert pour les enfans d'Israël, il ne le fit neanmoins pas, ains dressa son festin avec des pains d'orge. Cependant ce peuple l'aymoit tant et ne murmuroit point comme les Israelites, lesquels le faisoyent mesme sans sujet, car rien ne leur manquoit, puisque la manne avoit le goust de tout ce qu'ils eussent sceu desirer. Mon Dieu, qu'est-ce que cecy nous represente? Les Israëlites murmurateurs sont sustentés du pain des Anges, c'est à dire de cette manne qui estoit petrie par leurs mains; et ceux qui suivoyent Nostre Seigneur avec une affection nompareille et un cœur tout benin et despouillé du soin d'eux mesmes ne sont nourris avec luy que de pain d'orge. Cela nous signifie que les mondains, qui sont figurés par les Israelites, lesquels pretendoyent voirement bien d'acquerir et parvenir en la terre de promission terrestre, les mondains, dis-je, et [307] ceux qui vivent dans le monde mais qui desirent le Ciel, ne laissent pas pourtant de s'aggrandir en la terre, et de rechercher encores au delà de la necessité leurs commodités et leurs ayses icy bas. Mais ceux qui pretendent de suivre Nostre Seigneur jusques sur la montagne de la perfection se doivent contenter de la suffisance en tout ce qui regarde les necessités tant corporelles que spirituelles, fuyant l'abondance et la superfluité en toutes choses, demeurant contens en la simple suffisance, voire mesme en estant privés du necessaire quand il plaist à Dieu que cela arrive.

            Quant à moy je vous diray ma pensée sur la question que je m'en vay vous faire: à sçavoir mon, lequel vous aymeriez mieux, ou d'estre nourries d'un peu de pain cuit sous la cendre avec le Prophete Elie dans le desert de Bersabée, ou bien avec le mesme Prophete, des pains et de la chair qu'il reçoit du bec d'un corbeau pres du torrent de Carith? Je ne puis sçavoir vostre pensée, mais quant à moy je vous diray bien franchement que j'aymerois mieux de la main de l'Ange le pain cuit sous la cendre, que non pas le pain, pour blanc qu'il fust, ni de la chair m'estant apportés au bec d'un corbeau, qui est un oyseau infect et puant. Mieux vaut un morceau de pain d'orge de la main de Nostre Seigneur que la manne de celle d'un Ange. Plus honnorées mille fois sont ces pauvres troupes mangeant un morceau de pain d'orge à la table de nostre doux Sauveur, que d'estre nourries de perles et des viandes les plus exquises du monde à celle de cette miserable Cleopatra.

            Les vrays amis de Dieu et ceux qui le suivent fidellement par tout où il va, poussés de l'amour ardent qu'ils portent à sa divine Majesté, et, pour dire en un mot, les Religieux et les Religieuses, qui ont fait profession de l'accompagner par les chemins les plus difficiles et aspres jusques sur la montagne de la perfection, doivent à l'imitation de ce peuple, n'avoir plus qu'un pied en la terre, tenant toute leur ame avec toutes ses puissances et ses facultés occupée aux choses celestes, laissant tout le soin d'eux mesmes à Nostre Seigneur au service duquel ils se [308] sont dediés et consacrés; partant ils ne doivent rechercher ni desirer autre chose que simplement ce qui est necessaire, et tout particulierement pour ce qui regarde les besoins spirituels; car quant aux temporels cela est tout clair, puisqu'ils ont abandonné le monde et toutes les commodités qu'ils avoyent d'y vivre selon leur volonté. Dieu, comme nous avons dit, ne commanda pas à Elie dans le desert de retourner entre les Prophetes pour estre sustenté, ains il luy envoya un Ange parce qu'il estoit allé là par l'ordre de la divine Providence. De mesme il ne veut pas que les Religieux retournent dans le monde pour rechercher de la consolation à fin d'entretenir leurs esprits, d'autant que c'est par son inspiration qu'ils sont venus en Religion; ains il veut les nourrir là dans ces deserts non de Bersabée mais de sa divine Majesté.

            Il est vray que bien souvent ce n'est pas avec de la manne, qui avoit le goust qu'un chacun pouvoit desirer, mais avec un morceau de pain cuit sous la cendre ou bien avec un morceau de pain d'orge. Je veux dire ainsy: Nostre Seigneur veut que ces ames choisies pour le service de sa divine Majesté se nourrissent aucunefois d'une resolution ferme et invariable de perseverer à le suivre parmi les degousts, les secheresses, les repugnances et les aspretés de la vie spirituelle, sans consolations, sans saveurs, sans tendretés, mais en une tres profonde humilité, croyant de n'estre pas dignes d'autre chose, prenant ainsy amoureusement ce pain non de la main d'un Ange ains de celle du Sauveur, qui nous le donne conformement à nostre necessité; car c'est une chose certaine que, si bien il n'est pas grandement savoureux au goust, il est neanmoins grandement proffitable à nostre santé spirituelle.

            Nostre Seigneur donna du pain d'orge parce que ce fut du pain d'orge que le petit Martial portoit. Il ne le voulut donques point changer, ains se servit de cette [309] provision pour faire son miracle à fin de nous apprendre que tandis que nous avons quelque chose il veut que nous le luy presentions, et que, s'il a à faire quelque miracle pour nous, ce soit en cela mesme que nous avons. Par exemple, si nous avons des bons desirs ou des bons documens, et que nous n'ayons pourtant pas assez de force pour les prattiquer et mettre en effect, presentons-les-luy et il les rendra capables d'estre digerés; si nous mettons nostre confiance en sa Bonté il reproduira ces desirs autant de fois qu'il sera necessaire pour nous faire perseverer en son service.

            Nous ne sçavons si la volonté que nous avons maintenant de luy plaire nous demeurera tout le temps de nostre vie, disons-nous. Helas, il est vray, car il n'y a rien de si foible et changeant que nous sommes. Ne nous troublons pas pourtant, mais exposons souventefois cette bonne volonté devant Nostre Seigneur, remettons-la entre ses mains et il la reproduira autant de fois qu'il sera requis à fin que nous en ayons assez pour toute nostre vie mortelle. Apres icelle il n'y aura plus sujet de craindre ni d'avoir telles apprehensions, car Dieu aydant, nous serons en lieu de sureté. Là nous ne pourrons jamais manquer de glorifier cette divine Majesté que nous aurons si cherement aymée et suivie, selon qu'il nous aura esté possible, par les deserts de ce monde miserable jusques au plus haut de la montagne de la perfection, où nous parviendrons tous par sa grace, pour l'honneur et gloire de Nostre Seigneur qui est nostre divin Maistre. Amen. [310]

 

LXII. Sermon pour le jeudi après le quatrième Dimanche de Carême

 

10 mars 1622

 

            Il y avoit en Galilée plusieurs belles montagnes sur lesquelles Nostre Seigneur faisoit beaucoup de merveilles; entre icelles il y en avoit une appellée Thabor, et une autre nommée Hermon, au pied de laquelle estoit la petite ville de Naïm. Cette cy se trouvoit à une petite lieue du Thabor, et là aupres, c'est à dire deux lieues plus loin, estoit la ville de Capharnaum où le Sauveur faisoit sa principale residence et auquel lieu il operoit de tres grans miracles. De là vient le reproche que luy en firent les Nazareens, se plaignant de ce qu'il n'en faisoit pas autant en Nazareth comme en Capharnaum. Or Nostre Seigneur ayant honnoré cette ville en ce qu'il l'avoit choisie pour sa principale demeure, voulut aussi honnorer de sa presence celle de Naïm, laquelle quoy que petite, estoit neanmoins grandement belle; c'est pour cela qu'on la nommoit Naïm qui veut dire belle.

            Nostre divin Maistre entrant au faubourg de cette ville, ainsy que nous le lisons en l'Evangile d'aujourd'huy, trouva que l'on portoit en terre un jeune homme mort, et sa mere avec une grande multitude de gens le suivoyent. Ce jeune homme estoit fils unique de cette bonne vefve; non seulement son unique parce qu'elle n'avoit que luy, mais aussi parce qu'elle n'avoit point eu d'autres enfans: c'est pourquoy elle estoit grandement affligée de sa perte et pleuroit fort amerement. Nostre cher Sauveur rencontrant ces funerailles à la porte de [311] Naïm, voulut faire un tres grand miracle: il s'approcha donques de ceux qui portoyent le corps et toucha la biere, leur commandant d'arrester là et de ne pas passer plus outre, ce qu'ils firent soudain; et tout le peuple estant en attention pour voir ce qui adviendroit, Jesus prononça cette parole toute puissante: Adolescent, je te dis, leve-toy. A l'instant il s'assit sur sa biere et parla, et Nostre Seigneur le print et le rendit à sa mere. Tous ceux qui virent ce prodige furent pleins d'estonnement et commencerent à louer et à glorifier Dieu, disant qu'il avoit visité son peuple et que ce Prophete estoit la redemption d'Israël. Voyla le sommaire de l'Evangile de ce jour, sur lequel je n'ay pas beaucoup à m'arrester pour l'esclaircissement du texte; je diray donques seulement trois ou quatre paroles d'instruction.

            Premierement, le miracle de la resurrection de ce jeune homme a esté l'un des plus grans que Notre Seigneur ayt operé en Galilée, car il le fit de son propre mouvement, sans y estre incité que par sa seule bonté et misericorde. La resurrection du Lazare fut encores un plus grand miracle, il est vray, et s'accomplit avec plus de ceremonies; mais le Sauveur le ressuscita à la requisition de ses sœurs. La fille du prince de la Synagogue fut rendue à la vie par les prieres de son pere lequel supplia Nostre Seigneur d'aller à cet effect en sa mayson; en somme, toutes les resurrections rapportées en l'Evangile furent demandées par quelques uns. Celle cy seule fut operée par le propre mouvement de nostre cher Maistre, et par icelle il nous monstre comme toutes ses œuvres se font par sa seule bonté.

            Cette bonté infinie de nostre Dieu a deux mains par lesquelles il fait toutes choses: l'une est sa misericorde, l'autre sa justice. Tout ce que font sa misericorde et sa justice procede de sa bonté, car il est souverainement bon quand il use de sa justice comme quand il fait misericorde, il ne peut y avoir de justice ni de misericorde où il n'y a point de bonté: or, comme Dieu est tousjours en soy la bonté mesme, aussi est-il tousjours juste et misericordieux. C'est le propre de la bonté de se communiquer [312] car de soy mesme elle est communicative, et pour cet effect elle se sert de la misericorde et de la justice: de la premiere pour faire du bien, et de la seconde pour punir et arracher ce qui nous empesche de ressentir les effects de cette bonté de nostre Dieu dont la misericorde est sa justice, et la justice sa misericorde. La misericorde nous fait embrasser le bien, la justice nous fait fuir le mal, et la bonté de Nostre Seigneur se communique par ces deux attributs, d'autant qu'il demeure esgalement bon en se servant de l'un comme de l'autre. Ce fut donc poussé de cette seule bonté par laquelle il fait toutes choses qu'il ressuscita ce jeune adolescent, sans y estre meu ni excité d'aucun autre motif, comme nous l'avons dit, car personne ne le pria de ce faire.

            Secondement, il toucha la biere pour ordonner qu'on arrestast le corps, parce qu'il vouloit ressusciter ce jeune homme. L'attouchement du Sauveur n'estoit pas necessaire pour ce miracle, non plus que pour aucun autre; il pouvoit bien, sans toucher la biere, faire arrester ceux qui la portoyent et ressusciter cet adolescent sans aucune ceremonie, par sa toute puissance et vertu divine; mais il ne le voulut pas, ains se servit de l'imposition de ses mains pour monstrer qu'aux jours de sa chair, à sçavoir quand il conversoit en sa chair parmi les hommes, il exerçoit sa vertu et puissance divine par l'entremise de son humanité. C'est ce que veut dire saint Jean en son chapitre premier: Le Verbe s'est fait chair et il a habité avec nous. Les anciens disoyent que Dieu habitoit avec eux, qu'il enseignoit et instruisoit son peuple à faire ce qui estoit de ses divines volontés; neanmoins, comme le disent nos saints Peres, il n'y habitoit pas visiblement ains invisiblement. Mais despuis que le Verbe s'est incarné, il a conversé avec nous visiblement, il a habité parmi nous en sa chair; et pour nous monstrer cela, il s'est voulu servir d'icelle, c'est à sçavoir de son humanité, comme d'un outil ou instrument pour accomplir les œuvres qui appartenoyent à sa divinité.

            En troisiesme lieu, quant à ce qui est dit qu'il trouva ce mort à la porte de la ville, c'est qu'on le portoit [313] hors d'icelle, car en cette ancienne Synagogue l'on enterroit les morts hors des villes à cause de l'infection des corps et par crainte du mauvais air. Aussi, comme saint Hierosme l'escrit en ses epistres, la coustume de sepulturer les Chrestiens dans les eglises n'est venue qu'apres l'Incarnation du Fils de Dieu et ne s'est prattiquée que despuis la mort de Nostre Seigneur, d'autant que par cette mort nous a esté ouverte la porte du Ciel. Il semble en effect qu'il n'estoit pas raysonnable d'enterrer dans les temples ceux dont les ames n'alloyent point en Paradis, ains descendoyent dans les enfers ou dans les Limbes. Mais despuis que la porte du Ciel a esté ouverte aux hommes on a trouvé le moyen d'enterrer les Chrestiens dans les eglises ou dans des cimetieres faits à l'entour d'icelles pour ce sujet.

            En quatriesme lieu, Nostre Seigneur dit: Adolescent, leve-toy. Cecy est un peu difficile à entendre, car qui appelle-t-il adolescent? Le defunct ne l'estoit pas ni quant au corps ni quant à l'ame, d'autant que l'ame n'est ni vielle ni jeune, elle ne croist ni ne descroist, elle n'est susceptible d'aucun temps; le corps n'estoit non plus adolescent, puisqu'estant mort ce n'estoit qu'une charogne. Or, si l'ame de cet homme trespassé n'est sujette à aucune vicissitude, et si le corps estant separé de son ame n'est plus qu'un cadavre, à qui donc nostre Sauveur parle-t-il en cette sorte: Adolescent, je te dis, leve-toy? Voicy l'esclaircissement de cette difficulté. Il est vray que ce jeune homme mort n'estoit pas adolescent, ni quant au corps ni quant à l'ame; aussi Nostre Seigneur ne l'appelle-t-il pas comme s'il l'estoit, mais comme une chose à qui il veut donner l'estre, monstrant en cela sa parole toute puissante et efficace qui fait ce qu'elle dit; car celuy qui n'estoit pas adolescent le fut aussi tost que le Sauveur eut prononcé ces mots: Adolescent, je te dis, leve-toy.

            C'est avec une parole toute puissante que Dieu a creé le ciel et la terre, qu'il a tiré l'estre du non estre, d'autant que cette parole est operative, elle opere ce qu'elle dit, et de ce qui n'est pas, elle fait ce qui est. Mais à qui [314] parle-t-il maintenant? A un mort. Les morts n'entendent pas: qui donques luy respondra? Il parle aux morts tout ainsy que s'ils estoyent vivans, pour monstrer que la voix de Dieu n'est point seulement ouye de ceux qui ont des oreilles, mais encores par ce qui n'est pas; qu'il a puissance sur les choses creées et sur les increées, de sorte que s'il addressoit sa voix aux choses increées elles luy respondroyent, tant sa parole est efficace.

            Le Sauveur voulut aussi parler à ce mort comme s'il eust esté en vie, nous faisant encores entendre par là la façon avec laquelle nous ressusciterons. Au jour du jugement, ou un peu devant iceluy, l'Archange viendra, qui par le commandement de Dieu dira: «Levez-vous, morts, venez au jugement.» Et à cette voix tous les morts ressusciteront pour estre jugés. Mais à qui parle cet Archange? Aux morts qui sont dans les tombeaux, à des charognes puantes, car nos corps ne sont que pourriture quand ils sont separés de l'ame. Et pourquoy l'Archange addresse-t-il ses paroles à ces cadavres tout reduits en cendre et poussiere? Ne sçait-il pas que les morts n'entendent rien? et s'il le sçait, pourquoy donc leur commandet-il ainsy: «Levez-vous, morts?» Comme se leveront-ils, puisqu'ils n'ont point de vie? Neanmoins c'est bien à ces carcasses mortes que l'Archange parle, et cette parole estant proferée par le commandement de Dieu, est tellement puissante et efficace qu'elle donne la vie à ceux qui ne l'ont pas; en disant elle opere ce qu'elle dit, et de ce qui n'est pas elle en fait ce qui est, si que ces morts qui estoyent reduits en cendre se leveront en corps et en ame, vrayement vivans, c'est à sçavoir ressuscités, tout ainsy que Nostre Seigneur ressuscita de soy mesme et par sa propre vertu au troisiesme jour.

            Mais comment se fait cecy? Par la vertu de la parole de Dieu. Alors nous verrons cet admirable miracle de la transsubstantiation qui s'opere tous les jours au Sacrement de l'Eucharistie; car en cette resurrection generale se fera la transsubstantiation des cendres qui estoyent dans les tombeaux ou ailleurs, en vrays corps vivans, lesquels en un instant se trouveront au lieu destiné [315] pour le dernier jugement. Donques, si la parole non de plusieurs Anges, ains d'un seul Archange, proferée par le commandement de Dieu est si operatrice qu'elle donne l'estre à ce qui n'est point, pourquoy ne croirons-nous pas à toutes les paroles de Dieu? Pourquoy aurons-nous de la difficulté à croire que par icelles, qu'elles soyent dites par luy mesme ou par ceux à qui il en a donné la charge et le pouvoir, il ne puisse faire ce qui est de ce qui n’est pas, encores que nous ne le comprenions point? Et quelle difficulté y a-t-il en cet article de la resurrection des morts, puisqu'elle se fait par la toute puissance de Dieu?

            Il n'y a donques nulle difficulté à concevoir comment ce garçon qui estoit dans cette biere n'estoit pas adolescent, mais qu'il le fut lors que nostre divin Maistre luy fit ce commandement: Adolescent, je te dis, leve-toy, et ressuscita tel que Nostre Seigneur l'avoit nommé. C'est ce qu'il estoit en quelque façon necessaire de declarer pour l'esclaircissement du texte de nostre Evangile, sur lequel je fais deux remarques. Je ne vous dis pas quelles elles sont, car vous pensez bien qu'elles traittent de la mort.

            La premiere est à sçavoir mon, s'il faut craindre la mort ou non. Il y a quelques philosophes anciens qui ont voulu soustenir qu'il ne la failloit point craindre, et que ceux qui la redoutoyent c'estoit faute d'entendement ou de courage. A quoy nos saints Peres ont respondu que cela ne peut estre; car bien que les Chrestiens ne doivent point craindre la mort pource qu'ils doivent tousjours estre prests à bien mourir, neanmoins ils ne sçauroyent pour cela estre exempts de cette crainte; car qui est-ce qui sçait s'il est en estat pour bien faire ce passage, puisque pour bien mourir il faut estre bon? Et qui est asseuré d'estre bon, c'est à dire d'avoir la charité necessaire pour estre trouvé tel à l'heure de son trespas? Personne ne le peut sçavoir s'il n'en a receu une revelation particuliere; et encores ceux là qui en ont eu n'ont pas esté exempts de craindre la mort.

            Les Stoïciens disoyent qu'il ne failloit pas l'apprehender, et que la redouter c'estoit une marque de defaut [316] d'entendement et de courage. Et comme le disoyent-ils, puisque les plus courageux et sçavans philosophes d'entre eux, estans sur un basteau, sont demeurés tout pasles et transis voyant les flots et tourmentes de la mer qui les menaçoyent d'une mort prochaine? C'est ce que raconte saint Augustin, adjoustant les paroles que respondit l'un d'eux en cette occurrence: Vous autres estes des canailles et gens qui n'avez point de cœur et point d'ame à perdre, car vous les avez ja perdus; mais moy, dit-il, je redoute la mort parce que j'ay une ame et que je crains de la perdre. Et pour conclusion, nos anciens Peres disent qu'il faut craindre la mort sans toutefois la craindre. Pour vous faire entendre cecy, je passe à mon second point.

            Ceux qui veulent traverser des ruisseaux ou des rivieres sur quelque planche sont en grand peril de se perdre s'ils portent des bericles; car il y a deux sortes de bericles: les unes font les caracteres plus grans qu'ils ne sont, les autres les font plus petits, et ceux qui ont la veuë courte en usent. Or, si ces gens voulant passer sur cette planche employent des bericles qui aggrandissent les objets, elles la luy representeront beaucoup plus large qu'elle n'est; si que s'asseurant là dessus ils se mettront en danger de poser les pieds hors d'icelle et par consequent de se perdre, car rencontrant le vuide ils tomberont dans le precipice. Que s'ils se servent des bericles qui rapetissent les choses, elles leur feront paroistre cette planche si petite qu'ils n'oseront jamais entreprendre de passer sur icelle, ou s'ils y passent ils seront saisis d'une si grande frayeur qu'elle sera suffisante pour les perdre. Les extremités sont tousjours tres dangereuses et perilleuses. Or, pour eviter les inconveniens qui se trouvent en la consideration de la mort, il faut, disent nos anciens Peres, la craindre sans la craindre.

            Il la faut craindre, car qui n'en auroit peur, puisque tous les Saints l'ont redoutée, et mesme le Saint des Saints, nostre Sauveur? car la mort n'est pas naturelle à l'homme, ains il a esté condamné à icelle à cause de son peché. Or, despuis la faute d'Adam tous les hommes sont sujets au peché, et chacun sera jugé en l'estat dans [317] lequel il mourra, car on sçait qu'à cette heure là mesme il faudra rendre compte de toute sa vie et que l'on sera jugé sur ce que l'on aura fait: de là vient que l'on apprehende la mort. Helas! qui peut sçavoir s'il est digne d'amour ou de haine, s'il sera du nombre des esleus? Donques celuy qui ne craint point la mort est en tres mauvais estat et en grand peril, puisque nous sçavons que le lieu où nous irons apres icelle est eternel et que nous serons sauvés ou damnés eternellement. C'est ce qui fait que les plus grans serviteurs de Dieu ont redouté ce passage comme une chose à la verité tres redoutable.

            Et que l'on ne me dise point que plusieurs Saints n'ont pas craint la mort, ains qu'au contraire ils l'ont souhaittée et demandée, voire se sont resjouis quand elle est venue, et que par consequent il ne la faut point apprehender non plus d'autant que cette crainte est pleine de frayeur. Il est vray qu'il y a eu des Saints qui semblent l'avoir desirée, mais ce n'est pas qu'ils ne l'ayent crainte pour cela ni qu'ils n'ayent eu peur d'elle, car l'on peut bien desirer ce que l'on redoute et demander ce qu'on n'ayme pas. Quel est le malade qui ne craigne le rasoir quand il faut que le chirurgien s'en serve pour luy couper un membre pourri à fin qu'il n'infecte et gaste les autres? Mais quoy qu'il le craigne il ne laisse pas de le souhaitter et mesme demander, de peur que la gangrene ne se mette à son membre gasté; c'est ce qui luy fait demander le rasoir qu'il craint, et se resjouir en quelque façon quand on l'approche. Ainsy, quoy qu'il y ayt eu des Saints qui ont desiré et demandé la mort il ne faut pas penser qu'il ne l'ayent point apprehendée, car il n'y a personne, pour saint qu'il soit, qui ne l'ayt justement redoutée, si ce n'est ceux qui ont eu des asseurances toutes particulieres de leur salut par des revelations tres speciales.

            Mais d'autant que peu ont eu de telles revelations, peu aussi ont esté exempts de crainte. Je vous proposeray neanmoins l'exemple de deux Saints qui ont eu ce privilege. Le premier est le grand Apostre saint Paul, qui receut des asseurances si certaines de la beatitude qu'il semble n'avoir eu nulle frayeur de la mort, car il dit [318] luy mesme: Je me sens pressé de deux desirs du tout contraires, lesquels me travaillent sans cesse et me font bien de la peine, dont l'un est de sortir de cette vie pour m'en aller jouir de la douce presence et veuë de mon Maistre. Oh! quand sera-ce donques que je le verray face à face? Hé, qui me delivrera de ce corps de mort? et plusieurs autres semblables paroles par lesquelles le grand Apostre veut exprimer la vehemente passion qu'il avoit d'estre dissous et disjoint de son corps, à ce que son ame, qui brusloit du desir de voir son Seigneur, ne fust pas davantage retenue par sa chair. Il luy tardoit infiniment, comme à un fidelle et bon serviteur, d'aller trouver son cher Maistre et de jouir de sa douce presence, et il semble que la vie luy estoit insupportable, puisqu'elle luy empeschoit l'accomplissement de son souhait. Mais remarquez comme il parle avec asseurance disant que quand il sera dissous de son corps de mort il verra Dieu, car le desir qui le travaille est de voir son Maistre. Ah! qui me fera ce bien, s'escrie-t-il, que je meure à fin que j'aille voir mon Seigneur Jesus Christ! Par où il monstre qu'il n'avoit nulle apprehension d'estre separé de luy en mourant, ains qu'il avoit une certitude tres grande de sa part qu'il iroit en la beatitude eternelle jouir de luy; et pour ce il desiroit et demandoit la mort.

            Notez cependant que par son autre souhait il marque cette condition, à sçavoir, si c'estoit la volonté de Dieu; car, dit-il, je suis retenu d'un autre desir, qui est de demeurer parmi vous, mes tres chers enfans, parce que j'ay esté envoyé pour vous enseigner et instruire; de sorte que pendant que ma presence vous sera tant soit peu necessaire je suis pressé de ne me point separer de vous et de me priver du contentement incomparable et inexplicable que j'attens apres la mort, plustost que de vous quitter, sçachant que je vous puis estre encores utile et qu'il y a tant soit peu du bon playsir de mon Maistre. Je ne desire point la mort pour estre delivré des travaux que j'endure, o non, ce n'est point pour cela; ni moins encores pour estre quitte de la peine que [319] me cause la soif que j'ay de voir mon Seigneur, mais seulement je la souhaitte pour le voir, car je sçay bien qu'apres cette vie je le verray. Neanmoins j'ay cet autre desir, de ne point mourir qu'il ne luy plaise, et par consequent de demeurer avec vous tant qu'il luy plaira et qu'il connoistra que ma presence vous sera necessaire. Si donques ce grand Saint souspiroit apres la mort, c'est parce qu'il avoit asseurance de la felicité eternelle; s'il la demandoit, c'estoit entant que ce seroit la volonté de Dieu.

            Il y a plusieurs personnes qui la demandent à Nostre Seigneur, et quand on les interroge pourquoy: C'est, respondent-elles, pour estre delivrées des miseres de cette vie. Ouy, et sçavez-vous bien si estant delivrées des travaux de cette vie vous arriverez au repos de l'autre? O non certes. De là vient que d'autres disent qu'il ne se soucieroyent pas de mourir pourveu qu'ils fussent asseurés d'aller en Paradis; et ils ont bien rayson, car avec telle asseurance la mort ne seroit pas à craindre. Mais quand vous seriez asseurés d'aller en Paradis il ne la faudroit pas desirer ni demander pour estre delivrés des miseres de ce monde, ni sans cette condition de la volonté de Dieu. En somme, il ne faut ni desirer ni demander la mort, ni la refuser quand elle vient; et en cecy consiste l'abbregé de la perfection chrestienne, de ne rien demander ni rien refuser.

            Ce grand personnage, Job, est un autre Saint qui paroist avoir souhaitté la mort et l'avoir trouvée plus douce que la vie; car se voyant reduit en tant d'angoisses et de tribulations, il semble qu'il avoit plus de sujet de desirer la mort que la vie. Hé, qu'est-ce que l'excessive douleur où il se trouvoit abismé ne luy fit pas dire? Certes, si les plaintes de Job ne fussent sorties d'un cœur extremement pressé d'angoisse elles eussent esté sujettes à de grandes censures. Considerez ces paroles, je vous prie: Que le jour perisse auquel je suis né, et celles qui s'ensuivent, lesquelles l'auroyent rendu [320] coulpable si Dieu n'eust pris en main sa cause, et asseuré qu'il ne pecha point en tout le temps qu'il fut reduit sur le fumier, affligé en toutes les façons qui se peuvent imaginer.

            Ces paroles, qui paroissent extravagantes, sont des paroles amoureuses lesquelles ne sont pas entendues de imis; car ceux qui ne sçavent que c'est de l'amour n'ont point compris ce que ce saint homme vouloit dire. Il en prend de l'amour divin comme de l'amour humain; souvent il arrive aux fols amoureux du monde de proferer des paroles qui certes seroyent ridicules si elles ne sorloyent d'un cœur passionné; ils disent ce que la force de l'amour leur fait dire, et ce langage n'est entendu que de ceux qui sçavent que c'est que d'aymer. Il en est de mesme de l'amour divin, la force duquel fait employer des mots qui sentent sujets à la censure s'ils n'estoyent compris par ceux qui connoissent le langage de ce celeste amour.

            Or donques, comme Job estoit un grand amoureux de Dieu, toutes les paroles qu'il prononça sur son fumier cstoyent certes des paroles amoureuses; la flamme qui embrasoit son cœur luy faisoit faire des extravagances, mais le Seigneur, qui penetroit le fond de ce cœur, voyoit bien que ce n'estoit ni l'ennuy ni l'impatience qui le faisoit parler de la sorte, ains l'amour dont il estoit animé; car nostre cher Maistre sçait bien que c'est que d'aymer, il connoist bien le langage de l'amour, et pour ce il declare que Job n'a point peché en tout ce qu'il a dit. Il failloit qu'il conneust combien ce Saint l'aymoit, puisqu'il l'avoit choisi pour le donner comme un prodige de patience à la posterité; aussi je pense qu'il luy faisoit comprendre qu'il le traittoit de la sorte pour le laisser comme un mirouër et exemplaire de sainteté à tout le monde, et que les afflictions qu'il luy envoyoit et l'estat où il le reduisoit procedoyent de l'amour qu'il luy portoit: ce que ce saint homme entendoit fort bien.

            Je vous veux monstrer cecy par un exemple qui se trouve en l'Evangile. Lors que la Sainte Vierge, aux noces de Cana en Galilée, dit à Nostre Seigneur avec [321] tant d'humilité et charité que le vin estoit failli, il la rejetta, luy respondant: Femme, qu'y a-t-il entre vous et moy? Pourquoy vous meslez-vous de cela, qu'en ay-je à faire? et telles autres choses que pouvoit signifier la responce qu'il fit à sa Mere, responce qui semble bien rude et rigoureuse à ceux qui n'entendent pas le langage de l'amour. Aussi, tous ceux qui ne sçavent que c'est que d'aymer n'ont point bien rencontré en l'interpretation de ces paroles, et sur icelles on a escrit plusieurs choses mal à propos. Mais la sacrée Vierge, qui sçavoit que c'est que d'aymer, entendit bien ce que son Fils vouloit dire, car elle estoit toute faite à son langage, s'entend par l'experience qu'elle en avoit, et c'estoit elle qui luy avoit appris à parler.

            Elle ne s'estonna donques point de ces paroles par lesquelles il paroissoit l'esconduire de sa demande, ains elle creut qu'il feroit tout ce qu'elle desiroit, et, pleine de confiance, elle donna cet ordre aux serviteurs: Faites tout ce qu'il vous dira. Comme si elle eust voulu signifier: Si vous avez prins garde à la responce de mon Fils, vous penserez peut estre qu'elle est bien severe et qu'il veut m'esconduire; mais il n'en est pas ainsy, ains j'ay conneu par icelle qu'il veut faire tout ce que je voudray; pour ce, faites tout ce qu'il vous dira et ne craignez rien, car je suis asseurée qu'il m'exaucera. De plus, ces paroles qui en apparence semblent estre rudes, sont les plus douces et obligeantes qu'un cœur amoureux puisse dire à une ame amoureuse; et pour ce, je vous repete encores, faites seulement tout ce qu'il vous dira.

            Voyla donques comme l'amour a un certain langage que nul ne peut entendre que ceux qui sçavent que c'est qu'aymer. Or, le grand saint Job parle amoureusement quand il dit: Que le jour perisse auquel je suis né, etc. Notez cependant que si bien par cette parole et autres semblables il paroist souhaitter et demander la [322] mort, ce n'est point toutefois qu'il manque de resignation et de sousmission à la volonté divine, car il ne la veut qu'entant qu'il plaira à Dieu; neanmoins l'amour luy fait dire ces choses d'autant qu'il souspiroit de voir Celuy qui le pressoit si fort de son amour. Mais, nonobstant ces deux exemples qui sont des exceptions, je dis pour conclusion que tous doivent craindre la mort.

            Outre ce que nous avons deduit, nous voyons ès paroles que le Seigneur addressa à nos premiers parens au paradis terrestre que la mort est naturellement redoutée de l'homme; car quand Dieu defendit à Adam de manger du fruit de l'arbre de science, il luy dit: Je suis ton Seigneur, et pour ce il faut que tu m'obeisses; or, comme ton Seigneur, je te fais un commandement qui est que tu ne manges point du fruit de cet arbre, car si tu en manges tu mourras. Voyla le chastiment dont Dieu menaça l'homme, comme estant le plus rude de tous et le plus contraire à sa nature. C'est ce que voulut signifier Eve quand le serpent la tentant de rompre le commandement, elle luy respondit: Mais Dieu nous a dit que si nous mangions de ce fruit nous mourrions; en quoy elle monstre la crainte qu'ils avoyent de la mort. Et que l'on ne me vienne pas alleguer ce que disent plusieurs, qu'il faut en chasser le souvenir pour vivre joyeusement, d'autant que ce souvenir là est plein de frayeur; car puisque une telle crainte n'est point mauvaise, ains bonne et utile, nous en devons quelquefois espouvanter nos ames et les y porter à cause de nos pechés, pourveu que cela se fasse de guet à pens.

            Mais nos anciens Peres enseignent que nous devons craindre la mort sans la craindre: que veut dire cecy? C'est que, quoy qu'il faille la redouter ce ne doit pas estre d'une crainte excessive qui ne soit pas accompagnée de tranquillité; car les Chrestiens doivent marcher sous l'estendart de la providence de Dieu et estre prests à embrasser tous les effects et evenemens de cette douce providence qui sçaura bien prendre soin de nous. Ne nous laissons donc point aller à des frayeurs inquietes et chagrines, comme il arrive à quelque bonne femme [323] qui pour avoir pensé une matinée à la mort brouillera tout ce jour-là son mesnage, si que personne ne pourra avoir paix avec elle. Et pourquoy? Pource qu'elle a pensé à la mort, et elle en est encores toute inquietée.

            Ce n'est pas en cette façon qu'il faut y penser, ni moins avoir tant de soucy pour sçavoir quand nous mourrons et en quel lieu: si ce sera aux champs ou à la ville, sur mon cheval ou au pied d'une montagne, ou par quelque pierre qui m'assommera; si je mourray dans mon lit, assisté de quelqu'un ou sans avoir personne. De tout cela que nous importe? Laissons ce soin à la divine Providence qui s'occupe bien des oyseaux du ciel, desquels une seule plume ne tombe sans sa permission. Dieu a compté tous les cheveux de nostre teste, il prendra donques soin de nous. Il me suffit que je sois tout à luy, non seulement par devoir mais encor par affection. Que me dois-je soucier du reste, sinon de m'abandonner aux effects de cette douce Providence laquelle ne me manquera point en la vie et en la mort?

            Il faut donc que je craigne ce dernier passage, mais sans anxieté ni inquietude, ains d'une crainte qui me prepare et tienne tousjours prest à bien mourir. Et comme faut-il faire? Ce qu'enseigne saint Augustin vostre Pere par ces paroles qui sont assez triviales et communes, mais qui neanmoins contiennent beaucoup d'instruction. Il dit que «pour bien mourir il faut bien vivre:» telle est nostre vie telle sera nostre mort. Donques, pour bloquer tout ce discours, disons que la regle generale d'une bonne mort c'est de mener une bonne vie. Il est vray que mesme en vivant bien vous craindrez la mort, mais vostre crainte sera toute douce et tranquille, appuyée sur les merites de la Passion de Nostre Seigneur, sans laquelle certes la mort seroit effroyable et redoutable. Ceux qui meurent dans leur lit se desespereroyent sans doute s'ils ne voyoyent l'image du Crucifix qui les fait souvenir que le Sauveur a esté attaché pour eux à la croix, et s'ils ne luy parloyent ou pensoyent en luy mentalement. L'horreur de ce dernier passage et la veuë de la multitude de leurs pechés les porteroyent au desespoir; [324] mais les merites de la Passion de Nostre Seigneur les remplissent de confiance, d'autant que par sa mort il a satisfait pour tous nos mesfaits.

            Il faut donques craindre la mort sans la craindre, c'est à dire la craindre d'une crainte tranquille et pleine d'esperance, puisque Dieu nous a laissé tant de moyens pour bien mourir, et entr'autres celuy de la contrition qui est si general qu'il peut effacer la coulpe de toute sorte de pechés. Outre cela, nous avons encores les Sacremens de la sainte Eglise pour nous laver de nos iniquités, car ils sont comme des canaux par lesquels les merites de la Passion du Sauveur descoulent en nous, si que par iceux l'on recouvre la grace quand on l'a perdue. Cela estant ainsy, que reste-t-il sinon que nous demeurions abandonnés aux evenemens de la Providence divine, ne luy demandant rien ni ne refusant rien? car je le repete, toute la perfection chrestienne consiste en ce point: ne rien demander à Dieu et ne rien refuser de Dieu; ne luy demander point la mort, mais aussi ne la point refuser quand elle viendra. O que bienheureux sont ceux qui seront en cette sainte indifference, et qui, en attendant ce que Dieu ordonnera d'eux, se prepareront par une bonne vie à bien mourir!

            C'est ce qu'ont fait tous les Saints. Il y en a mesme eu qui ont prins pour prattique de destiner quelque temps de l'année pour s'appliquer tout particulierement à la consideration de la mort; les autres tous les moys une fois, d'autres toutes les semaines et les autres tous les jours, prenant une certaine heure pour y penser, le soir ou le matin; et par ce frequent souvenir ils se disposoyent à bien faire ce passage. C'est aussi une cogitation bien utile toutes les fois que l'on se va mettre au lit de penser, comme font quelques uns, que cela nous represente comment on nous mettra dans le tombeau, parce que de là on vient à tirer cette consequence: Donques, puisque le sommeil me represente la mort, il s'ensuit que je mourray, que je seray estendu dans le tombeau, et là couvert de terre et reduit en poudre et cendre. Et moy qui me couche ce soir dans ce lit, je ne sçay si [325] demain je seray en vie. Il faut ainsy s'entretenir quelque heure de la journée en de semblables pensées, à ce que l'on soit tous les jours prest à mourir, employant celuy où nous vivons comme nous ferions si nous sçavions devoir en iceluy sortir de ce monde.

            A ce propos je vous raconteray deux petites histoires que je ne dirois pas si j'estois en une autre chaire; mais en ce lieu il n'y a point de danger. La premiere je l'ay apprise d'un homme pieux que j'ay conneu; la voicy. Le Roy d'Espagne envoya faire la visite des Estats en une province dans laquelle tous les officiers de la police se trouverent coulpables en quelque chose, et pour cela les visiteurs se monstrerent fort exacts et severes à les punir et chastier. Ils donnerent aux uns des amendes, ils deschargerent les autres de leurs fonctions, et mesme ils en envoyerent quelques uns en galere. En somme, ils n'en rencontrerent pas un auquel il n'y eust quelque chose à redire, sinon un bon viellard lequel ils ne trouverent reprehensible en rien. Les visiteurs le caresserent fort et luy demanderent comment il avoit fait pour demeurer si fidelle à son Prince qu'ils n'avoyent rien à reprocher en sa vie. A quoy il leur respondit qu'il n'avoit fait qu'une seule chose, à sçavoir de bien penser qu'on feroit la visite des Estats en la province et que sans doute il y viendroit des visiteurs qui s'acquitteroyent bien de leur charge; que pour ce il s'estoit tousjours comporté comme il desireroit avoir fait lors que ces visiteurs se presenteroyent. Il s'estoit preservé en cette sorte, car la crainte d'estre trouvé en mauvais estat l'avoit fait vivre chaque jour comme si en iceluy il luy eust fallu rendre compte. O que nous serions heureux si tous les jours de nostre vie nous pensions tellement au compte qu'il nous faudra rendre, que nous nous tinssions continuellement au mesme estat auquel nous voudrions estre à l'heure de la mort! Ce seroit un bon moyen de bien vivre et de n'estre point trouvés reprehensibles à ce dernier jour.

            L'autre histoire je la tiens d'une grande princesse qui, me parlant un jour de ses affaires, me dit qu'il y avoit un conseiller clerc lequel s'estoit retiré de la cour se [326] deschargeant de toute sollicitude. Je l'allay trouver, adjousta-t-elle, pour traitter avec luy de quelque mien proces duquel il avoit les pieces en main. Estant en sa mayson je le fis demander; mais il me renvoya ces pieces, me mandant qu'il s'estoit desgagé de toutes les affaires de la cour à fin de prendre du temps pour penser à sa conscience et dresser ses comptes, et qu'il me rendoit mes papiers en priant Nostre Seigneur de donner une bonne issue à ma cause et de me garder mon bon droit. Quelque temps apres j'y retournay, et il me dit qu'il estoit tous-jours à dresser ses comptes en attendant le moment qui luy seroit assigné pour les rendre. Un an plus tard je m'informay si ce bon seigneur estoit mort. L'on me respondit que non; alors je le retournay voir, mais je le trouvay encores en cette mesme occupation, de sorte que je conclus de là qu'il feroit une heureuse fin.

            Que nous serions heureux si nous pensions ainsy au compte qu'il nous faudra rendre, et que, desoccupés de toute autre affaire, nous le tinssions tousjours prest pour le jour qui nous seroit assigné pour cela! Il le faut faire, car la mort a des pieds de coton avec lesquels elle vient si doucement qu'on ne s'en apperçoit point, et comme cela elle nous surprend. C'est pourquoy il faut estre sur ses gardes, à ce que, quand elle viendra elle nous trouve prests. Penser en elle sans peur ni crainte demesurée, mais nous resoudre à mourir puisque c'est une chose qu'il faut faire, et avec un cœur paisible et tranquille nous tenir tousjours au mesme estat auquel nous voudrions estre trouvés à l'heure de la mort: c'est le vray moyen de se preparer à bien mourir. Ce faisant, nous arriverons à l'eternité, et quittant ces jours de mort nous arriverons à ceux de la vie. Dieu nous en fasse la grace. Ainsy soit-il, ainsy soit-il, ainsy soit-il. [327]

 

LXIII. Sermon pour le Dimanche de la Passion

 

13 mars 1622

 

Qui ex Deo est verba Dei audit; propterea

vos non auditis, quia ex Deo

non estis.

Celuy qui est de Dieu escoute les paroles

de Dieu; c'est pourquoy vous

ne les escoutez pas, parce que vous

n'estes pas de Dieu.

JOAN., VIII, 47.

 

            Une parole peut estre receuë ou rejettée pour trois raysons: pour la consideration de la personne qui la dit, pour la parole qui est dite, ou bien à cause de ceux qui l'entendent. Pour que cette parole soit estimée et receuë, il faut que celuy qui la profere soit homme de bien, vertueux et digne de croyance; autrement, au lieu d'estre receuë elle sera rejettée et mesprisée. En second lieu, il faut que ce qui est dit soit bon et veritable. Troisiesmement, il faut que ceux qui l'entendent soyent bons et bien preparés pour la recevoir, à defaut dequoy elle n'est ni receuë ni estimée ni gardée.

            C'est ce que Nostre Seigneur nous apprend en l'Evangile que la sainte Eglise nous propose aujourd'huy, où il est fait mention d'un reproche qu'il addressoit aux scribes et pharisiens dequoy ils ne recevoyent pas ses paroles, reproche par lequel il jette toute la faute sur eux, disant: Pourquoy ne croyez-vous pas à la verité que je vous enseigne? Il s'estonne grandement de cela, comme s'il eust voulu dire: Vous n'avez nulle excuse, [328] car qui d'entre vous m'arguera de peché? Pourquoy donques ne me croyez-vous pas, puisque ce que je vous dis est la verité mesme? Moy ne pouvant errer, il faut indubitablement que vostre meschanceté en soit la cause, car le defaut n'est point en moy ni en la parole que je vous enseigne.

            Quant au premier point, il est donques requis que la personne qui parle et qui annonce la parole de Dieu soit irreprochable et que sa vie soit conforme à son enseignement; autrement il ne sera pas receu ni approuvé. C'est pourquoy Dieu defend au pecheur d'annoncer sa parole, comme s'il disoit: Miserable, oserois-tu bien enseigner ma doctrine par tes levres et la deshonnorer par ta mauvaise vie? Hé, comment veux-tu qu'elle soit acceptée apres avoir passé par une bouche si puante et si pleine d'infection et de meschanceté? Ja n'advienne que j'aye un tel proclamateur de mes volontés. Il est donques defendu aux pecheurs d'annoncer la sacrée parole, de crainte qu'elle ne soit rejettée par ceux qui l'ouyront.

            Mais l'on ne doit pas l'entendre des pecheurs tels quels, ains des grans et signalés pecheurs; car autrement, qui l'annonceroit, veu que tous les hommes sont pecheurs et que quiconque dira le contraire mentira meschamment? Les Apostres mesmes n'ont pas esté sans peché; celuy qui pretendroit n'estre point pecheur commettroit une tres grande imposture, et feroit bien voir le contraire de son dire en mesme temps qu'il prononceroit ce mensonge. Saint Augustin nous l'apprend tout clairement lors qu'il escrit que cette demande du Pater noster que nous recitons tous les jours: Pardonnez-nous nos offenses, n'est pas seulement une parole d'humilité, ains de verité, car nous en commettons à tout propos à cause de la fragilité de nostre nature!

            Or, bien que tous les hommes soyent pecheurs, tous ne doivent pourtant pas se taire et ne point enseigner la parole de Dieu, ains seulement ceux qui menent une vie du tout contraire à cette divine parole. Que si neanmoins il arrive qu'elle nous soit presentée par les meschans, [329] nous ne la devons pas rejetter, ains la recueillir, et faire comme les abeilles, lesquelles cueillent le miel sur toutes les fleurs des prairies, excepté sur une ou deux; et bien que quelques unes de ces fleurs soyent veneneuses et ayent du poison en leur propre substance, elles en tirent dextrement le miel qui, estant une liqueur toute celeste, n'est point meslé avec le venin.

            Pour confirmation de mon dire, je vous raconteray volontiers un bel exemple qui se trouve en la Vie du grand saint Ephrem; je dis grand non seulement parce qu'il fut diacre de deux illustres Docteurs de l'Eglise, mais aussi parce qu'il fut grand Docteur luy mesme, ayant escrit des choses infiniment belles qui causent une merveilleuse suavité à ceux qui les lisent. Ce grand Saint donques fut eslevé fort soigneusement dès son enfance et nourri presque dès ses premieres années en la vie heremitique. Apres avoir demeuré desja longuement dans les deserts, il fut un jour inspiré de Dieu de venir à Edesse, qui estoit sa propre ville; et luy, qui avoit exposé son cœur devant la divine Majesté pour recueillir cette pretieuse rosée des inspirations celestes, et qui avoit tousjours eu une fidelité tres grande à les recevoir et à leur obeir, se rendit fort docile à celle cy.

            Il s'achemina donc promptement du costé de la ville, laquelle voyant il luy vint en pensée que Dieu ne vouloit pas sans quelque bonne rayson qu'il y allast et quittast son hermitage. Lors se prosternant soudain à genoux, il fit une priere fort fervente à fin qu'il pleust à sa Bonté luy faire la grace qu'en entrant en cette ville il rencontrast quelqu'un qui luy servist de directeur pour le conduire en la voye de ses volontés; puis il se leva plein de confiance que le Seigneur l'exauceroit. Estant parvenu à Edesse il fit rencontre d'une femme desbauchée, rencontre qui luy causa une si grande fascherie qu'il dit en soy mesme: Mon Dieu, je vous avois prié de me faire trouver quelqu'un qui m'enseignast ce que vostre bon playsir requiert de moy, et cependant j'ay rencontré cette miserable. Mais fichant ses yeux sur elle et la regardant fixement par forme de desdain, il s'apperceut [330] qu'elle le regardoit aussi avec beaucoup d'attention. Alors, outré de douleur de voir son effronterie, il luy demanda: Pourquoy, miserable, me regardes-tu si attentivement? A quoy elle respondit fort judicieusement et doctement: J'ay quelque rayson de te regarder, mais tu n'en as point de me regarder. Ne sçais-tu pas que la femme fut tirée de la coste de l'homme? partant je regarde le lieu d'où je suis sortie comme celuy de mon origine. Mais l'homme fut creé de la terre; pourquoy donques ne regardes-tu tousjours la terre, puisque c'est d'elle que tu as esté tiré?

            Lors ce grand Saint fit un tel cas des documens que luy donnoit cette miserable femme, que non content de les recevoir humblement, il luy en tesmoigna mesme de la gratitude, la remerciant bien fort; et despuis, il fit une si grande estime de ce document que non seulement il porta tousjours les yeux corporels bas et regardant la terre, mais beaucoup plus les yeux interieurs et spirituels en la consideration de son neant, de sa vileté et de son abjection, si qu'il fit un continuel progres en la vertu de la tres sainte humilité tout le reste de ses jours. Nous sommes donques enseignés par cette histoire comme nous ne devons pas mesestimer la parole de Dieu ni les bons enseignemens, quoy qu'ils nous soyent presentés par des personnes de mauvaise vie. Le Seigneur voulut bien qu'un Prophete fust instruit par une asnesse; il permit bien que Pilate, qui estoit si meschant, nous prononçast cette grande verité que nostre divin Maistre estoit Jesus, c'est à dire Sauveur, tiltre qu'il fit poser dessus la croix, repetant: Cela est ainsy, c'est moy qui l'ay dit. Caïphe, le plus miserable d'entre les hommes, profera aussi cette parole tant veritable, qu'il estoit requis qu'un homme mourust pour le salut du peuple.

            Par ainsy nous voyons que combien qu'il ne faille pas estimer ni approuver la mauvaise vie des hommes meschans et pecheurs, neanmoins nous ne devons pas mespriser la parole de Dieu qu'ils nous proposent, ains en faire nostre profit comme saint Ephrem. Nous ne devons nous soucier, dit un grand Docteur, que celuy qui nous [331] monstre le chemin de la vertu soit bon ou mauvais; pourveu que ce soit bien le vray chemin, nous le devons enfiler et y marcher fidellement. Que nous doit-il importer que l'on nous donne du baume dans un pot de terre ou dans un vase plus pretieux? pourveu qu'il guerisse nos playes cela nous doit suffire.

            Nous ne devons point regarder la personne qui nous presche ou nous enseigne, ains seulement si ce qu'elle nous dit est bon ou mauvais; car il faut demeurer asseuré que la parole de Dieu n'est ni bonne ni mauvaise à cause de celuy qui nous l'expose ou explique, ains qu'elle porte sa bonté quant et elle, sans recevoir nulle tare pour la mauvaisetie de celuy qui la prononce. L'Escriture toute sage nous tesmoigne encores cecy lors qu'elle nous renvoye aux bestes les plus infirmes, mesme les plus brutes, pour estre instruits de ce que nous devons faire, disant que nous allions aux fourmis à fin d'apprendre d'elles le soin et la prevoyance que nous devons avoir, d'autant qu'elles amassent tandis que le temps est beau pour se nourrir par apres au temps qui n'est point propre à la cueillette. Et Nostre Seigneur mesme ne nous dit-il pas d'imiter la prudence et la finesse du serpent et la simplicité de la colombe? Il en est ainsy en cent autres endroits de l'Escriture.

            Neanmoins, pour parler trivialement, il faut que celuy qui enseigne soit bon s'il veut que sa doctrine soit receuë et approuvée, autrement sa mauvaise vie fera rejetter et mespriser ce qu'il dira comme estant vituperable et mauvais. Nous devons tirer du fruit de la parole de Dieu n'importe par qui elle nous soit presentée; mais pourtant les pecheurs qui ne veulent pas s'amender, ains qui perseverent en leur meschanceté, offencent grandement en l'exposant et en proferant les louanges de la souveraine Majesté, puisqu'ils mettent cette divine parole en danger d'estre mesprisée à cause de leur mauvaise conduite. C'est pourquoy Nostre Seigneur en l'Evangile d'aujourd'huy, demande aux scribes et aux pharisiens: Qui d'entre vous m'arguera de peché? Vous dites que je suis un samaritain, que je bois et mange avec les publicains, [332] que je suis un buveur de vin, que je defends de payer le tribut à Cesar, que je n'observe pas le sabbat; vous me mettez ainsy à sus plusieurs calomnies et impostures, mais respondez-moy, qui est celuy d'entre vous autres qui me reprendra de pechè? Pourquoy donques ne me croyez-vous pas ? Il faut sans doute que le mal soit tout en vous, car il n'y en peut avoir en moy.

            Nostre divin Maistre parloit tres justement, car il est impossible de joindre deux choses tant esloignées, sçavoir, Dieu et le peché. Dès que l'on dit Dieu, ce mot exclut tellement le peché que jamais plus on ne doit estre en doute qu'il s'y puisse trouver. Donques, entant que Nostre Seigneur est Dieu il estoit impossible qu'il peust pecher, et entant qu'il est homme cela ne se pouvoit non plus, parce que son ame humaine fut glorieuse en sa partie superieure dès l'instant de sa conception au ventre sacré de Nostre Dame. Par consequent il jouissoit en cette partie supreme de la claire veuë de la divine Majesté, veuë qui fera nostre beatitude eternelle, et de laquelle resuite necessairement une impossibilité de pecher, car il est impossible de voir Dieu sans l'aymer souverainement: aussi l'amour souverain ne peut souffrir le peché, lequel deshonnore la divine Bonté et luy est infiniment desaggreable.

            Cela estant donques ainsy, Nostre Seigneur disoit tres justement aux Juifs: Qui d'entre vous me peut accuser de peché? et sur ce il entroit en un grand estonnement de quoy ils ne croyoyent pas à ses paroles et ne suivoyent pas sa doctrine, veu que sa vie estoit irreprochable. Apres il adjouste: Si je vous presche la verité, pourquoy ne l'embrassez-vous pas? Comme s'il eust dit: Puisque je suis sans peché vous devez croire que je vous enseigne la verité et que je ne me puis tromper. O combien cela est-il asseuré que nostre divin Maistre ne pouvoit se tromper, car il est luy mesme la verité à laquelle tous ceux qui ne croiront point periront indubitablement. Tout le bien de l'homme consiste non seulement à recevoir cette verité de la parole de Dieu, mais à demeurer en icelle, comme au contraire tout le [333] mal des Anges et des hommes provient dequoy ils sont descheus de la verité au lieu d'y demeurer.

            Cecy est le second point de nostre discours. Si nous voulons que la parole annoncée soit receuë il faut qu'elle soit une verité. Mais qu'est-ce que cette verité? Non autre, mes cheres ames, sinon la foy. Quand il est escrit que Nostre Seigneur estoit plein de grace et de verité, cela se doit entendre qu'il estoit plein de foy et de charité; non pas qu'il eust la foy pour luy mesme, car il n'en avoit pas besoin, ayant la claire vision des choses que cette foy nous apprend, mais il estoit plein de foy pour la distribuer à ses enfans qui sont les Chrestiens. L'Espouse, au Cantique des Cantiques, declare, ainsy que je disois l'autre jour, que son Bien-Aymé, qui est nostre cher Maistre, a deux mammelles remplies de parfums tres pretieux qui respandent des odeurs tres souefves. On a tiré diverses interpretations de ces paroles, mais disons ainsy: ces divines mammelles du Sauveur sont pleines de grace et de verité, c'est à dire de charité et de foy.

            Certes, il n'avoit pas besoin de ce lait tres delicieux pour soy mesme, non plus que les femmes du lait qu'elles ont dans leur poitrine, lequel ne leur est donné de Dieu et de la nature que pour la nourriture de leurs enfans. Ainsy la grâce, ni moins la foy ne fut pas donnée à Nostre Seigneur pour luy, car il n'en avoit pas besoin, il estoit la grace mesme et c'est à luy de la distribuer; la foy, il ne la pouvoit avoir non plus. C'est donques pour nous autres qu'il a esté rempli de ces dons; c'est pourquoy il se peinoit tant pour les faire recevoir aux scribes et aux pharisiens, et se courrouçant, Pourquoy, disoit-il, ne voulez-vous pas croire en mes paroles? elles ne sont point vaines, ains tres veritables.

            L'homme et l'Ange, ainsy que nous disions tantost, faute de demeurer en la verité, sont tombés en la vanité. C'est une regle g'enerale que nous en faisons de mesme: dès que nous quittons la verité nous choisissons quant et quant la vanité, car la vanité est un defaut de verité qui nous fait tresbucher ès enfers. L'Ange se destournant de [334] la consideration de Dieu, qui est la verité eternelle, et retirant les yeux de son entendement de dessus cet objet infiniment aymable, les abaissa soudain sur sa propre beauté estoit dependante de cette Beauté supreme laquelle il devoit regarder continuellement. Et se regardant, le malheureux qu'il est, il s'admira, il se mira, et en se mirant se perdit et fut condamné aux flammes eternelles: ainsy, faute d'estre demeuré en la verité il perit en la vanité. La foy luy apprenoit que tout ce qu'il avoit estoit de Dieu et qu'à luy seul est deu le souverain honneur; il destourna son entendement de la consideration de cette verité, et soudain il commit cet acte de vanité insupportable de dire: Je monteray et seray semblable au Tres Haut. Meschant propos et malheureux dessein qui le perdit pour jamais.

            De mesme nos premiers parens, faute de rester en la verité, c'est à dire attentifs en icelle, meriterent d'estre condamnés pour tousjours, si Dieu, par le merite de son Fils, ne leur eust pardonné. Car le malin esprit trouvant Eve qui, au lieu de considerer les grandes graces qu'ils avoyent receuës, se promenoit oysifve dans le paradis terrestre, il luy proposa de quitter la meditation de cette verité: Si vous mangez du fruit defendu vous mourrez. Quelle plus grande verité que celle-cy, puisque Dieu mesme avoit proferé cette sentence? Mais cet ancien serpent commençant à arraisonner la femme: Hé, dit-il, ou vouloit-il dire, ne soyez pas si exacts à prendre les paroles du Seigneur à la rigueur, vous ne mourrez point. Non, ne pensez pas tant à la mort, car cela vous rendra melancholiques, c'est un sujet ennuyeux. Et la pauvrette, s'amusant à escouter ces tricheries, se laissa persuader en telle sorte qu'elle attira mesme son mary à pecher et à contrevenir au commandement de Dieu en mangeant du fruit de l'arbre defendu. O qu'elle eust bien mieux fait de perseverer en la meditation, car elle ne seroit pas tombée de la verité en la vanité, puisque ce fut la vanité qui la fit prevariquer, comme chacun sçait.

            Despuis, tous ses enfans ont esté entachés de cet esprit d'orgueil qui les rend habiles à pourchasser les honneurs, [335] les richesses, les playsirs, et que sçay-je moy, telles choses qui ne sont que folie, puisqu'elles sont plus propres à les destourner de la verité que non pas à les rendre capables de se tenir attentifs à icelle. L'experience nous l'apprend tous les jours. Helas! ne voyons-nous pas que ceux qui sont fort affectionnés à ces choses si vaines et frivoles ne pensent point, ou du moins il le semble par leur mauvaise conduite, à cette verité qu'il y a un Paradis rempli de toutes sortes de consolations et de bonheur pour ceux qui vivront selon les commandemens de Dieu et qui marcheront apres luy à la suite de ses volontés? Or, ces commandemens et volontés sont tout à fait contraires à la vie qu'ils menent, car ils ne laissent point pour cela de s'adonner aux playsirs bas et caducs, quoy qu'ils voyent bien qu'ils les priveront eternellement, s'ils ne s'amendent, de la jouissance de cette felicité sans fin. Hé, ne voit-on pas aussi combien la vanité les possede, puisqu'ils ne se tiennent point attentifs à cette verité, qu'il y a un enfer où tous les tourmens et malheurs qui se peuvent imaginer, voire qui ne se peuvent imaginer, sont assemblés pour punir ceux qui ne craindront pas Dieu en cette vie et qui ne vivront pas en l'observance de ses commandemens? Neanmoins cette consideration est grandement necessaire pour nous maintenir en nostre devoir.

            Dites-moy, si nous demeurions attentifs à la verité des mysteres que Nostre Seigneur nous apprend en l'oraison, que nous serions heureux! Quand nous le voyons mourant sur la croix pour nous, que ne nous enseigne-t-il pas? Je suis mort pour toy, dit-il, ce souverain Amant; qu'est-ce que requiert ma mort sinon que, comme je suis mort pour toy, tu meures aussi pour moy, ou que du moins tu ne vives que pour moy? O combien cette verité apporte d'ardeur en nostre volonté pour luy faire aymer cherement Celuy qui est tant aymable et si digne d'estre aymé! La verité est l'objet de l'entendement comme Famour est celuy de la volonté: soudain donques que nostre entendement apprehende cette verité que Nostre Seigneur est mort d'amour pour nous, ha, nostre volonté [336] s'enflamme tout incontinent et conçoit de grandes affections de contreschanger autant qu'elle pourra cet amour. Lors ces ardeurs font un brasier de desirs de plaire à cet Amant sacré, si qu'il luy semble qu'elle ne pourra jamais rien trouver de difficile à faire ou à souffrir; rien ne luy paroist impossible; les Martyrs n'ont rien fait pour Dieu au prix de ce qu'elle voudroit faire. Cela est bon; demeurez donques en cette verité et tout ira bien. Mais nous ne le faisons pas, car de cette verité que nous avons apprise en l'oraison nous passons à la vanité en l'action; de là vient que nous sommes anges en l'oraison et bien souvent diables en la conversation et en l'action, offençant ce mesme Dieu que nous avons reconneu estre si aymable et si digne d'estre obei.

            De mesme nous considerons que Nostre Seigneur s'est aneanti et abaissé d'un abaissement tel que nul ne le peut comprendre; sur quoy Dieu prononce cette verité en nostre cœur, que si nostre doux Sauveur s'est tant humilié pour nous donner exemple, c'est une chose toute certaine que nous devons nous humilier si profondement que nous demeurions tout abismés en la connoissance de nostre neant. Alors il nous semble que jamais nous ne pourrons avoir aucune repugnance à estre humiliés; mais quand ce vient à l'occasion, nous ne pensons plus à nos resolutions, ains nous sommes si vains que la moindre ombre d'abjection nous fait fremir et nous nous armons à la defense de peur de la recevoir.

            Nostre Seigneur nous a enseigné que bienheureux sont les pauvres, et un chacun rejette cette verité pour embrasser la vanité; tous desirent et pourchassent d'estre riches et que rien ne leur manque. Il a dit, ce souverain Maistre: Bienheureux sont les debonnaires, et tous se veulent faire craindre et redouter; bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice, et tous se veulent venger et ne rien souffrir de peur d'estre mesprisés; bienheureux ceux qui pleurent, et tous neanmoins se veulent resjouir en cette vie perissable et mortelle, comme si c'estoit le lieu de nostre allegresse. Et ainsy des autres beatitudes. Pourquoy donc, nous pourroit-il demander [337] comme il faisoit aux Juifs, pourquoy ne me croyez-vous pas, puisque je vous enseigne la verité?

            Nous la croyons bien, pourrions-nous respondre, mais nous ne l'ensuivons pas; en quoy nous ne serons nullement excusables, non plus que les payens, lesquels ayans reconneu qu'il y avoit un Dieu ne l'ont pourtant pas honnoré comme tel. Nous serons dignes d'une tres grande punition, si ayant sceu que nous avons esté si cherement aymés de nostre doux Sauveur, nous sommes si miserables que de ne pas l'aymer de tout nostre cœur et pouvoir, et de ne pas suivre de toutes nos forces et avec tout nostre soin les exemples qu'il nous a donnés en sa vie, en sa passion et en sa mort, car il nous addressera le mesme reproche qu'il fait en l'Evangile d'aujourd'huy: Si je vous ay enseignés, moy qui ne puis estre accusé de peché, moy dont la vie est irreprochable, moy qui vous ay presché la verité que j'ay apprise de mon Pere celeste, pourquoy donques ne me croyez-vous pas? Ou si vous croyez que je dis la verité, pourquoy ne la recevez-vous pas et ne demeurez-vous pas en icelle, ains vivez tout au contraire de ce qu'elle requiert de vous? Nous serons alors convaincus par sa divine Majesté, et il faudra qu'à nostre confusion nous confessions que le defaut vient de nostre costé et que c'est nostre malice qui en est la cause. Pour obvier à cela, mes cheres ames, il nous faut sçavoir comme quoy nous devons nous disposer à ouyr et recevoir la parole de Dieu; et cecy est le troisiesme point.

            Premierement, nous devons nous y preparer, et non pas l'entendre avec un esprit de negligence, comme nous ferions quelque vain discours. Car tout ainsy que la femme qui n'aymeroit pas davantage son mary que son laquais ne l'aymeroit pas assez ni comme elle doit, non plus que l'enfant qui aymeroit son pere d'un amour esgal à celuy qu'il porteroit à son valet, de mesme celuy qui ouyroit la predication avec le mesme esprit et la mesme attention qu'il feroit un conte de recreation ou tel autre propos, ne l'entendroit pas comme il faut; et s'il prenoit un playsir esgal en l'un comme en l'autre l'on pourroit [338] dire asseurement qu'il n'aymeroit pas assez la parole de Dieu. Pour nous bien disposer et nous rendre capables de l'entendre comme nous sommes obligés, nous devons respandre nos cœurs en presence de la divine Majesté à fin de recevoir cette rosée celeste, tout de mesme que Gedeon espandit sa toison dans la prairie pour qu'elle fust arrousée des pluyes et des eaux du ciel.

            Nos cœurs estans ainsy respandus devant Dieu par de bonnes propositions de tirer proffit des choses qui nous seront dites de sa part, tenons-nous attentifs et pensons que c'est sa Majesté qui nous parle et nous fait sçavoir sa volonté. Oyons avec esprit de devotion et d'attention les verités que le predicateur nous propose; mettons cette parole sur nos testes, à l'imitation des Espagnols, lesquels quand ils reçoivent une lettre de quelque grand, ils la posent aussi tost sur leur teste pour monstrer l'honneur qu'ils portent à celuy qui leur a escrit, comme aussi pour tesmoigner qu'ils se sousmettent aux commandemens qui leur sont faits par cette lettre. Faisons-en de mesme, mes cheres ames; quand nous entendons la parole de Dieu en la predication, ou que nous la lisons dans quelque livre, mettons-la sur nos testes; je ne veux pas dire visiblement et reellement, ains spirituellement. Sousmettons-nous à l'obeissance des choses qui nous sont enseignées, par lesquelles nous apprenons quelles sont les volontés de Dieu pour ce qui regarde nostre perfection et nostre avancement spirituel; escoutons-les et les lisons avec resolution d'en faire nostre proffit. Ne regardons jamais à la qualité de celuy qui nous annonce la sacrée parole; peu importe qu'il soit bon ou mauvais, pourveu que ce qu'il dit soit utile et conforme à nostre foy; car Dieu ne nous demandera pas si ceux qui nous ont enseignés ont esté saints ou pecheurs, ains si nous avons profité de ce qu'ils nous ont dit de sa part et si nous l'avons receu avec esprit d'humilité et de reverence.

            L'exemple du grand saint Charles est bien remarquable pour ce sujet: il ne lisoit jamais la sainte Bible qu'à genoux, la teste nue, avec une tres grande reverence, [339] parce qu'il luy sembloit que ce fust Dieu qui luy parloit à mesure qu'il lisoit. C'est ainsy qu'il faut faire pour bien lire et entendre la divine parole si nous voulons qu'elle nous profite; autrement nous aurons part au reproche addressé aux scribes, et Nostre Seigneur jettera toute la faute sur nous.

            Mais avant que finir il faut que je leve une petite espine que vous pourriez ficher bien avant dans vostre pied si vous vouliez vous mettre promptement à marcher en l'observance des choses que je viens de deduire. Vous me pourriez objecter: Mon Dieu, vous avez dit que pour bien recevoir la sainte parole et faire qu'elle ne retourne pas à nostre condamnation ains en tirer de l'utilité, il faut l'entendre avec attention, en esprit de devotion et reverence. Helas, je ne l'ay point entendue de la sorte jusqu'à present. Bien, il se faut relever et tascher de le faire desormais. Mais comme pourray-je faire? car j'ay mon esprit si distrait, si ordinairement accablé de secheresse, d'une certaine langueur interieure, que je ne puis prendre du playsir à rien. Quand je suis à la predication mon esprit est tellement agité des distractions, que j'ay une grande peine à le ramener pour ouyr ce que le predicateur dit; il me semble que je n'ay point de goust ni de devotion, ni presque de desir de mettre en prattique ce que j'y apprens.

            Or, quand on nous enseigne qu'il faut escouter la parole de Dieu avec attention, reverence et devotion, cela se doit entendre comme quand on parle de l'oraison et de tout ce qui est de la prattique spirituelle. Nous ne voulons pas dire qu'il faille avoir ces sentimens de devotion ou de reverence en la partie inferieure de nostre ame, qui est celle là pour l'ordinaire en laquelle resident ces degousts et ces difficultés. Il suffit qu'en la partie superieure nous nous tenions en reverence et que nous ayons l'intention de profiter; cela estant, nous ne devons pas nous troubler comme si nous n'estions pas bien disposés pour recevoir cette sainte parole, car la preparation estant faite en la volonté et en la partie supreme de nostre esprit, nous aurons assez satisfait la divine Bonté [340] qui se contente de peu, et qui n'a point d'esgard à tout ce qui se passe à la partie inferieure.

            En fin il faut conclure en disant que nous ne devons point rejet ter la parole de Dieu ni les documens que Nostre Seigneur nous a laissés, à cause des defauts des predicateurs qui nous les proposent, d'autant que nostre divin Maistre les ayant proferés le premier par sa divine bouche, nous sommes inexcusables de ne les pas recevoir, parce que si bien ce baume pretieux nous est presenté dans des vases de terre, tels que sont les predicateurs, il ne laisse pas pourtant d'estre infiniment propre à guerir nos playes, et ne perd point ses proprietés et sa force. Nous ne serons pas non plus excusables si nous doutons que ce qui nous est enseigné soit la verité, d'autant que Jesus Christ, qui est la verité par essence, nous a enseignés luy mesme et s'est rendu nostre tres cher Maistre. Il ne faut pas non plus nous mettre en danger de nous perdre en ne demeurant pas en la verité, c'est à dire en ne vivant pas selon icelle, ou en ne nous rendant pas capables de bien l'entendre quand elle nous est proposée ou expliquée de la part de Dieu. Nous nous devons au contraire bien preparer, ainsy que nous avons dit, pour l'ouyr avantageusement, car c'est un tres bon moyen pour la bien comprendre. Or, la bien comprendre sert grandement à. la bien garder, et ceux qui la gardent sont declarés bienheureux au saint Evangile par Nostre Seigneur et Sauveur. Amen. [341]

 

LXIV. Sermon pour le Dimanche des Rameaux

 

20 mars 1622

 

            Toutes les choses qui sont au monde ont deux visages parce qu'elles ont deux extractions ou deux principes: le premier est Dieu, qui est la cause premiere de tout ce qui existe; le second est le neant duquel tout a esté tiré. Or, d'autant que Dieu est le premier principe de tous les estres, il ne s'en trouve aucun qui n'ayt quelque chose de beau et d'aymable en soy; mais entant qu'ils tirent leur origine du neant, il y a en tous quelque imperfection.

            La creature raysonnable est voirement creée à l'image et semblance de Dieu, qui en est la premiere cause et le souverain principe; aussi comme telle, elle est tout aymable, ains tellement aggreable que qui verroit une ame en grace et ayant conservé en soy l'image de son Createur, il en deviendroit tout amoureux et ravi comme le fut sainte Catherine de Sienne. Mais quant à la seconde extraction, qui est le neant, l'on y descouvre tousjours de l'imperfection qui est comme la marque de ce neant d'où la creature a esté tirée. En tout estre raysonnable il se trouve donc de la perfection et de l'imperfection, comme marque des deux principes d'où il est issu. Or, d'autant que tout ce qui vient de Dieu est bon et aymable, aussi tout ce qu'il y a de bon et d'aymable en la creature procede de luy comme de sa premiere [342] source; de mesme, l'imperfection qui s'y rencontre vient du neant duquel elle a esté extraite. Ces deux visages ne se trouvent pas seulement ès creatures raysonnables, mais en toutes les autres qui sont creées de Dieu.

            Comme toutes les creatures ont en soy de la perfection et de l'imperfection la Sainte Escriture s'en sert pour nous representer tantost le bien tantost le mal; il n'y en a point desquelles elle ne tire des similitudes à fin de nous signifier l'un et l'autre: aussi toutes peuvent estre accomodées à figurer et le bien et le mal. La colombe en mille endroits des saints Livres est prise pour nous representer la vertu; Nostre Seigneur s'en est servi luy mesme, disant: Soyez simples comme la colombe, lions monstrant par là comme il vouloit que nous fussions simples pour l'attirer en nos cœurs. Mais quoy que la colombe soit employée ordinairement pour nous signifier la perfection, si est-ce que je trouve en la mesme l'ecriture que l'on s'en sert pour nous faire entendre la laideur du vice et du peché; car Dieu parlant au peuple d'Ephraïm luy dit: Vous avez erré et vous vous estes fourvoyé comme la colombe qui n'a point de cœur. Nous voyons par cette similitude que le Texte sacré nous represente la colombe sans cœur et courage, lasche et sans generosité.

            Quoy que le serpent soit un animal meschant et qu'il semble n'estre propre à rien qu'à faire du mal, si n'est-il point tellement meschant que la Sainte Escriture ne s'en serve pour nous representer le bien, car Nostre Seigneur a dit luy mesme: Soyez prudens comme le serpent. Mais en d'autres endroits elle compare l'iniquité au venin du serpent; d'autres fois le peché à la queue d'iceluy; en somme on l'employe pour figurer et le bien et le mal.

            La rose n'est point si parfaitte qu'il ne s'y trouve de l'imperfection; car, quoy qu'elle soit belle, et que le matin elle soit incarnate et jette une suave et aggreable odeur, si est-ce que le soir elle est toute fanée et flestrie, de sorte qu'on s'en sert pour representer la volupté et les delices de la vie mondaine. Les voluptueux, lisons-nous en la Sainte Escriture, disent: Donnons-nous du bon [343] temps, environnons-nous de roses. Ailleurs les escrivains sacrés comparent les choses belles et apparentes, mais passageres et de peu de durée, à la rose qui se flestrit et fane sur le soir. Neanmoins Nostre Seigneur, qui est la Sapience infinie, s'est parangonné à elle, car parlant de luy mesme il a dit: Je suis comme un tige ou rejeton d'un rosier.

            En somme, toutes les creatures ont en elles de la perfection et de l'imperfection; c'est pourquoy elles sont propres à fournir des similitudes pour l'un et l'autre. Cependant je n'ay jamais trouvé en la Sainte Escriture que l'on se soit servi de la palme pour representer autre chose que la perfection et pour donner des comparaisons de choses excellentes et honnorables; il semble qu'on ne puisse rien trouver en icelle de vil et mesprisable, tout ainsy que le lys, parmi les fleurs, paroist ne rien avoir d'abject. Aussi n'ay-je onques leu en l'Escriture qu'elle l'ayt employé pour figurer autre chose que la perfection; ce qui ne se trouve point de tout le reste des creatures. Il semble donc que celles cy soyent uniques en ce point, quoy qu'elles tirent aussi bien que les autres leur extraction du rien duquel Dieu a creé toutes choses.

            Entre toutes les creatures raysonnables il n'y a que la Sainte Vierge qui ayt eu toutes sortes de biens en elle sans aucun meslange de mal, car elle a esté seule exempte de toutes tares et souilleures de pechés et imperfections. Elle seule a esté toute pure et toute belle sans que jamais elle se soit flestrie ni fanée. Je dis seule entre toutes les pures creatures, car quant à son Fils Nostre Seigneur il n'estoit pas simple creature, estant Dieu et homme tout ensemble; je n'entens donques pas parler de luy, d'autant qu'estant la source de toutes les perfections il ne pouvoit y avoir en luy rien d'imparfait. Mais la tres Sainte Vierge, qui tenoit son extraction du neant comme les autres creatures, a esté la seule en laquelle il ne s'est jamais trouvé aucune imperfection. En toutes les autres, quelles qu'elles soyent, il se rencontre generalement de la perfection et de l'imperfection; c'est pourquoy celuy qui diroit à un homme qu'il n'a aucune [344] imperfection seroit aussi menteur que celuy qui diroit qu'il n'a point de perfection; car tout homme, pour saint qu'il puisse estre, a des imperfections, et, pour meschant qu'il soit, il a quelque perfection. Entant qu'il est creé à l'image de Dieu il tient de luy tout ce qu'il a de bon; et entant qu'il est creé du rien il luy reste tousjours de l'imperfection.

            Cecy est tellement general qu'il ne se trouve pas seulement aux creatures humaines ains encores ès Anges, car leur perfection n'a pas esté exempte d'imperfection; l'iniquité s'est trouvée parmi eux, et Dieu les a precipités parce qu'ils s'estoyent rebellés contre luy. Et non seulement elle s'est rencontrée parmi les Anges avant qu'ils fussent confirmés en grace, mais aussi du despuis, d'autant qu'ils n'ont point esté si entierement parfaits qu'il ne leur soit resté une certaine imperfection negative, laquelle neanmoins ne les rend point desaggreables à Dieu; elle ne les peut non plus faire descheoir de la beatitude, ni leur faire commettre aucun peché, car ils sont confirmés en grace. Cette imperfection est que, quoy qu'ils soyent jouissans de la claire vision de Dieu, ils ne reconnoissent pas tousjours tres clairement ce qui est de sa volonté, de sorte qu'en attendant d'en avoir une plus claire connoissance ils font au plus pres qu'ils peuvent ce qu'ils jugent estre le plus conforme au divin bon playsir, combien qu'ils soyent quelquefois d'advis differens l'un de l'autre. Il advint ainsy aux Anges gardiens des Persans et des Juifs qui desbattoyent ensemble pour ce qui estoit de l'execution de la volonté de Dieu; en quoy ils commirent une imperfection, sans toutefois pecher car ils ne le pouvoyent pas faire. Ils ressembloyent à ceux qui contreviennent à cette sainte volonté sans le sçavoir ou connoistre; car s'ils sçavoyent que ce qu'ils font n'est pas du bon playsir de Dieu ils mourroyent plustost mille fois que de le faire. Mais la divine Sapience a voulu laisser cela aux Anges pour monstrer qu'il n'y a aucune creature qui n'ayt en soy quelque imperfection et qui ne porte la marque de son extraction qui est le rien.

            L'on ne fait donques point de tort aux Saints quand on [345] raconte leurs defauts et pechés en parlant de leurs vertus; ains au contraire, ceux qui escrivent leur histoire font un grand tort à tous les hommes en les celant, sous pretexte de les honnorer, ou en ne racontant pas le commencement de leur vie, crainte que cela diminue ou amoindrisse l'estime que l'on a de leur sainteté. O non, cela n'est pas, ains ils font injustice à ces Bienheureux et à toute la posterité. Tous les grans Saints escrivant les vies des autres Saints ont tousjours dit ouvertement et naïfvement leurs fautes et imperfections, pensant, comme il est vray, rendre en cela autant de service à Dieu et aux Saints mesmes qu'en racontant leurs vertus. Le glorieux saint Hierosme, escrivant l'epitaphe, les louanges et les vertus de sa chere Paula, dit clairement ses defauts et les met aupres de ses vertus; il condamne luy mesme avec une verité et naïfveté tres grandes quelques unes de ses actions comme imparfaites, et fait tousjours marcher la verité en rapportant ses perfections et imperfections, car il sçavoit bien que l'un seroit autant utile que l'autre.

            Il est bon de voir les defauts aux vies des Saints, non seulement pour reconnoistre la bonté que Dieu a exercée en leur pardonnant, mais encores pour apprendre à les abhorrer, eviter et à en faire penitence comme eux. Nous y voyons aussi leurs vertus pour les imiter; et en effect, les vrays Chrestiens, les vrayes Religieuses doivent estre comme des avettes qui vont voltigeant sur toutes les fleurs pour y ramasser le miel et s'en nourrir. C'est ainsy que faisoit le grand saint Antoine, lequel s'estant retiré du monde s'en alloit parcourant les deserts dans toutes les grottes des anachoretes pour non seulement remarquer et recueillir, comme une avette sacrée, le miel de leurs vertus à fin de s'en sustenter, ains encor pour eviter et se garder de tout ce qu'il trouveroit de mal ou d'imparfait en eux; de sorte qu'en fin il devint un grand Saint.

            Cependant il se trouve des ames qui font tout le contraire: elles ressemblent non à des abeilles, mais à des guespes, meschans animaux qui vont voirement bien volant sur les fleurs, mais pour en tirer non point le miel ains le venin; que si elles recueillent le miel, c'est pour [346] le convertir en fiel. Certes, il y a des Chrestiens lesquels sont non point comme des abeilles, mais comme des guespes qui voltigent tousjours sur les fleurs, c'est à dire sur les œuvres et actions de leur prochain, non pour mesnager le miel d'une sainte edification par la consideration de leurs vertus, mais pour en tirer le venin, en remarquant les fautes et imperfections soit des Saints dont on leur raconte la vie, soit de ceux avec lesquels ils conversent, en prenant occasion de commettre les mesmes defauts.

            Par exemple, entendant comme saint Hierosme rapporte que sainte Paule avoit cette imperfection de pleurer et ressentir si vivement la mort de ses enfans et de son mary qu'elle en tomboit malade et failloit presque en mourir: Hé, disent-ils, si sainte Paule, qui estoit une si grande Sainte, avoit tant et de si vifs ressentimens à se separer de ceux qu'elle aymoit, se faut-il estonner si j'en ay, moy qui ne suis ni saint ni sainte, et si je ne me puis resigner en tous les evenemens, quoy qu'ils soyent ordonnés de la divine Providence pour mon bien? De là vient que quand on nous reprend de quelque manquement ou imperfection, l'on n'a point envie de se corriger; l'on objecte promptement: Un tel Saint faisoit bien cela, je ne suis pas meilleur ni plus parfait que luy; ou: Si une telle fait cela, ne le puis-je pas bien faire? Belle rayson que celle-cy! Pauvres gens que nous sommes, comme si nous n'avions pas assez à travailler chez nous pour nous desfaire et detortiller de nos imperfections et mauvaises habitudes, sans nous aller encor revestir de celles que nous remarquons aux autres.

            Nous sommes si miserables, qu'au lieu d'eviter les manquemens que nous voyons dans le prochain, nous nous en servons pour nous en surcharger ou pour nous confirmer ès nostres. Nous considerons la vie du grand Apostre saint Paul, et voyant ce qui s'est passé entre luy et saint Barnabé, nous disons qu'il nous est loysible [347] d'estre contentieux et querelleurs. Un saint Pierre a esté brusque et actif, est-ce merveille que je le sois? Cela le portoit à faire souvent des fautes; et qu'est-ce si j'en fais de mesme? Hé Dieu, voyla pas de belles raysons? Mais quelle folie est celle cy! Ne voyez-vous pas que telle sorte de gens prennent de là occasion de nourrir leurs imperfections et croupir dans leurs mauvaises habitudes?

            La nature des guespes est telle que si elles ne trouvent du venin dans les fleurs, elles y recueillent bien le miel, mais elles le convertissent en venin. Il y a des ames tellement malignes et malicieuses, que non contentes de remarquer les fautes d'autruy pour se confirmer en leur malice, elles passent jusques là que de faire tant de regards et d'interpretations sur les œuvres du prochain qu'elles changent le miel en poison, tirant des mauvaises consequences de ses actions; et non seulement cela, mais elles excitent et provoquent les autres à en faire de mesme, tout ainsy que la guespe, par son bourdonnement, attire les autres à venir sur la fleur où elle a trouvé du venin. Voyla un jeune homme qui entrera en Religion ou une autre personne qui fera une bonne œuvre: il s'en trouvera qui censureront cette retraitte ou cette bonne œuvre, et par leurs raysons et discours seront cause que plusieurs en feront autant. Certes, à telles gens s'approprie tres bien ce que saint Basile dit des chiens: si tost que l'un abbaye et jappe, tous les autres en font de mesme, sans prendre garde s'ils ont tort ou droit, ains seulement pour y estre excités et provoqués.

            Mais, comme l'enseignent plusieurs saints Peres, ne laissez pour les abbayemens des chiens de perseverer en vostre chemin. Que le monde crie tant qu'il voudra, que la prudence humaine censure et condamne nos actions tant qu'elle pourra, il faut tout escouter et souffrir et ne pas s'effrayer ni desister de son entreprise, ains poursuivre sa route fermement et fidellement. Que la sagesse [348] du siecle constitue s'il luy plaist son excellence en la gloire mondaine; le vray Chrestien, et, pour parler nostre langage, c'est à dire le langage du lieu où nous sommes, les vrays Religieux et Religieuses qui tendent à la perfection chrestienne, doivent, contre toutes les raysons de la prudence humaine, constituer toute leur perfection en la folie de la croix; car c'est en cette folie de la croix que Nostre Seigneur a esté parfait. Aussi tous les Saints ont tasché de se rendre sages de cette folie et ont souffert pour icelle tous les mespris, censures et humiliations qui leur sont arrivés de la part des sages du monde; car cette perfection de la croix requiert que l'on endure pour la justice les travaux, les reprehensions, les persecutions. Bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice!

            Cette doctrine est toute contraire à celle du siecle; car quoy que Nostre Seigneur crie et recrie: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, les pacifiques, les debonnaires, ceux qui ont faim et soif de justice, le monde, qui ne peut approuver cette sagesse, dit tous-jours: O que bienheureux sont les riches, les braves, ceux qui se vengent de leurs ennemis et que l'on n'oseroit offenser! Voyez-vous comme la perfection de la croix est une folie devant les sages du monde, car elle embrasse ce que la prudence humaine abhorre? Elle ayme la correction, s'y sousmet et se complaist de n'estre rencontrée que pour estre corrigée, et n'a point de plus grand playsir que d'estre reprinse et advertie de ses defauts et manquemens. O que bienheureuses sont ces ames qui ne se parlent que pour s'advertir ou faire la correction fraternelle en esprit de charité et profonde [349] humilité; mais plus heureuses encores celles qui sont tousjours prestes à la recevoir avec un cœur doux, paisible et tranquille; elles ont ja fait un grand chemin. Qu'elles soyent humbles et fidelles, et qu'elles prennent bon courage, car malgré toutes les tricheries de la prudence humaine elles arriveront au plus haut point de la perfection chrestienne.

            A ce propos, je ne me sçaurois empescher de vous dire une histoire fort aggreable, et j'auray bien tost fait. Le grand saint Charles fut observé et condamné de quelqu'imperfection par un honneste homme de qualité, lequel toutefois regardoit cette tare avec l'œil de la prudence humaine. Il advint donques que ce glorieux Saint voulant aller à Milan, il choisit plustost de s'y rendre par eau que par terre pour avoir plus de moyen de faire ses exercices spirituels, reciter son Office, prendre son heure de meditation, lire quelques bons livres, donner de bons documens; en somme il avoit bien plus de commodités de s'exercer ès œuvres pieuses allant dans un navire que s'il fust allé à cheval. Or, ceux qui ont esté à Milan sçavent que dès……jusques à cette ville il y a des canaux lesquels ont une fort belle grace et sont tres aggreables. Voyla donques saint Charles qui s'embarque avec toutes ses gens et avec le susdit honneste homme.

            Apres avoir fait leurs prieres accoustumées, il dit: Or sus, il nous faut un peu faire la recreation. (Ç'a tous-jours esté chose louable et recommandable parmi les Saints de bien la faire; aussi est-elle ordonnée dans toutes les familles religieuses pour un peu relascher [350] l'esprit, car quand il est tousjours bandé il ne va pas si bien.) Or, demanderent-ils, que ferons-nous pour bien nous recreer? car ils ne vouloyent pas le faire en sorte que cette recreation fust demesurée. Il nous faut, dit saint Charles, jouer à quelque jeu. (De cartes ou de dés il n'y failloit pas seulement penser, car ce grand Preat estoit trop pieux.) Quel jeu donques? Oh, dit-il, il nous faut jouer à ce jeu icy de nous dire clairement et nettement nos veités les uns aux autres, mais sans nous flatter ni espargner en rien. Chacun les dira à celuy qui sera pre de luy, et ainsy conseutivement les uns aux autres.

            O Dieu, le beau jeu que celuy cy! Mais chacun ne le sçait ni ne l'ayme pas jouer. Certes, le Saint Esprit regnoit en cette reretion; et c'est bien la recreation des Saints que de s'advertir humblement et charitablement les uns les autres avec grande verité et naïfveté. Voyla donques le jeu qui commence. L'on dit aux uns: Nous avons remarqué en vous que vous usez souvent de duplicité, vos paroles ne sont pas simples, vous ne faites pas vos actions avec sincerité. D'autres disoyent: On a remarqué que vous estes vain et orgueilleux, vous vous plaisez de porter des moustaches relevées, vous regardez souvent si vostre barbe est bien peignée, en un mot l'on voit que vous estes vain à merveille. Or, vous eussiez veu ceux-cy rougir, ceux-là paslir, les uns d'une façon, les autres d'une autre, selon les divers mouvemens avec lesquels ils recevoyent l'advertissement.

            En fin arrive le tour de cet honneste homme qui estoit aupres de saint Charles; c'estoit à luy de luy dire ses [351] verités. Le voicy donques qui, tenant le bonnet à la main, est prié en cette sorte par le Saint de luy declarer bien simplement ce qu'il sçavoit: O non, ne m'espargnez pas, je vous supplie, dites-moy bien mes verités, car je suis du tout disposé à vous entendre. Celuy cy, qui desja dès long temps avoit sa pensée sur le cœur, fut bien ayse d'avoir l'occasion de la luy advouer. Monseigneur, dit-il, il y a fort long temps que l'on a observé qu'il y a en vous une grande indiscretion; et cecy n'a pas esté remarqué seulement par moy, mais par plusieurs autres qui vous ont estimé et tenu pour grandement inconsideré. Saint Charles entendant cecy: Monsieur, dit-il ostant son chapeau, je vous remercie, il est vray qu'il en est ainsy; mais je vous prie de me specifier quelque chose de particulier, car cela est trop general; j'attens maintenant, s'il vous plaist, les particularités; parlez donques et ne m'espargnez point.

            Monseigneur, respondit l'autre, l'on tient que c'est en vous une grande indiscretion de ne pas dormir la nuit et de le faire le jour; car si vous estes à l'eglise pour ouyr la Messe ou les predications vous vous endormez. Ceux qui vous voyent s'en estonnent et disent: Voyez-vous nostre Archevesque qui dort? ne vaudroit-il pas mieux qu'il dormist la nuit sans venir le faire icy? Cela peut mesme fournir quelque desplaysir au predicateur et luy causer quelque distraction; c'est pourquoy il me semble que vous auriez besoin de vous amender de cette indiscretion et prendre la nuit pour dormir à fin de pouvoir veiller le jour. Saint Charles, recevant cecy qui venoit de la prudence humaine, se sousrit en remerciant avec une grande affection; et, tesmoignant qu'il avoit ouy cet advertissement avec un cœur tout humble et doux, il respondit: Cela est tres veritable que je commets pour l'ordinaire cette indiscretion; mais je vous asseure, et il [352] est vray, que j'ay un corps si lourd et si pesant que quand bien j'aurois dormi neuf heures la nuit je ne laisserois encores de dormir le jour. Et ils passerent ainsy la recreation. Mais à quoy bon tout cecy? Je ne sçay, cependant quand les choses sont utiles je ne regarde pas à quel propos je les dis.

            Or, comme je ne me souviens pas bien de ce que je vous ay autrefois entretenues sur le sujet de cette feste en laquelle Nostre Seigneur fait son entrée en Hierusalem, j'ay pensé de vous declarer les raysons qui l'esmeurent à choisir une asnesse et un asnon pour cette entrée royale. J'en trouve plusieurs, et j'en remarque six principales; mais je n'en diray que trois, car il ne faut pas passer l'heure. La premiere est l'humilité de cet animal, la seconde sa patience, et la troisiesme, qu'il se laisse charger.

            Neanmoins, avant de parler de cecy il me sera force de dire un mot du sens litteral, mais j'auray bien tost fait. Les anciens Peres disputent si Nostre Seigneur monta sur l'asnon ou sur l'asnesse, et à ce sujet il y a une grande varieté d'opinions entre les Docteurs; mais cela n'est point propre pour le lieu où nous sommes. La pluspart des Peres anciens tiennent que Nostre Seigneur monta et sur l'asnesse et sur l'asnon, lequel n'avoit jamais rien porté; d'autres sont d'une opinion differente, et chacun s'efforce de prouver la sienne par raysons. Pour moy, je suis l'advis de ceux qui pensent que nostre cher Maistre monta et sur l'asnesse et sur l'asnon; non point sur tous les deux ensemble, mais tantost sur l'un tantost sur l'autre. Quelques Peres disent que l'asnesse represente le peuple Juif, et l'asnon le Gentil. Ce n'est certes pas sans cause qu'ils remarquent que l'asnesse avoit desja porté le faix et que l'asnon n'avoit jamais rien porté, car Dieu avoit ja chargé le peuple Juif de sa loy, tandis que [353] les Gentils ne l'avoyent pas encores receuë: Nostre Seigneur venoit donques pour leur imposer son joug, voyla pourquoy il monta l'asnon. C'est assez touchant cecy; revenons au motif pour lequel le Sauveur choisit cette sorte de monture.

            La premiere fut l'humilité; car l'asne ou l'asnesse est un animal qui veritablement est lourd, pesant et paresseux; neanmoins il a aussi cette proprieté d'estre grandement humble. Il n'a point d'orgueil ni de vanité, il n'est point comme le cheval, qui est orgueilleux; pour cela l'homme vain et superbe est comparé aux chevaux qui sont fiers et morgans, car non seulement ils donnent des ruades, ains encores ils mordent, et il s'en trouve de si furieux qu'on n'ose les approcher. Quand ils ont leurs chevaliers sur eux ils dressent les oreilles en telle sorte que vous diriez qu'ils veulent escouter ce que l'on dit d'eux. Ils levent la teste, dressent le crin, marchent à courbelles, en somme ils donnent de la vanité à celuy qui les monte; celuy-cy n'entend pas plus tost son cheval jetter les pieds sur le pavé qu'il se brave avec luy, et leve la teste pour regarder s'il verra point aux fenestres quelques dames ou damoyselles qui l'admirent; en fin l'on ne sçait lequel est le plus vain, ou le cheval ou son chevalier. O folie et niaiserie grande que celle cy!

            Or, Nostre Seigneur, qui venoit destruire l'orgueil, ne voulut point se servir de cette beste pour sa monture, car il estoit humble; il choisit donques entre tous les animaux le plus simple et le plus humble, parce qu'estant grandement amoureux de l'humilité et de la bassesse, nul ne luy peut servir de monture qu'il ne soit humble. Dieu n'habite ni ne se repose que dans le cœur humble et simple; c'est pourquoy, voulant faire monstre de cette vertu, il a choisi cette bassesse et abjection pour le jour de son triomphe. Il s'est humilié et aneantisoy mesme; on ne l'a point humilié ni mesprisé qu'il ne l'ayt voulu, c'est luy mesme qui s'est abaissé et qui a fait choix des abjections; car luy, qui estoit en tout et par tout esgal à son Pere, sans laisser de demeurer ce qu'il estoit, a voulu estre le rebut et rejet de tous les hommes. Neanmoins, [354] quoy qu'il se fust humilié de la sorte, il pouvoit dire qu'il estoit esgal au Pere et au Saint Esprit, ayant la mesme substance, la mesme puissance et sapience, et cela sans leur faire aucun tort. O non certes, nostre beni Sauveur n'eust point fait de tort à son Pere eternel quand, au plus fort de ses mespris et humiliations, il eust dit: Je suis aussi puissant que le Pere, aussi bon que le Saint Esprit, j'ay la mesme puissance, sapience et bonté que le Pere et le Saint Esprit; car il estoit en tout et par tout esgal à eux. Et en cette gloire il s'est humilié; il a fait son entrée en Hierusalem, non sur un cheval ou autre equipage, mais sur une asnesse et un asnon couverts des pauvres manteaux de ses Apostres.

            C'est ce grand triomphe d'humilité que chantent Isaïe et Zacharie, apres ce divin poëte le royal Prophete David: Il s'est humilié et abaissé, il s'est aneanti; il est venu monté sur une asnesse et un poulain; il a bandé son arc et descoché ses fleches d'amour dans le cœur du peuple d'Israël; lors tous ont esté esmeus de sa venue et chantent: Hosanna, beni soit le fils de David, beni soit celuy qui vient au nom du Seigneur, gloire soit au Tres Haut. Il a par sa douceur et son humilité captivé tous leurs cœurs, au lieu que s'il fust allé en quelqu'autre equipage il les eust tous effrayés. Voyla quant à la premiere condition de l'asnesse, à sçavoir l'humilité.

            La seconde c'est la patience; car cet animal, comme il est humble, aussi est-il grandement patient, d'autant qu'il souffre qu'on le batte, qu'on le maltraitte, sans que pour cela il en oublie jamais sa creche. Il ne se plaint point, il ne mord point ni ne donne aucune ruade, mais il endure tout avec une grande patience. Nostre Seigneur a tellement aymé cette vertu qu'il s'est voulu rendre un mirouer et exemple d'icelle; car il a souffert avec une patience invincible d'estre battu et maltraitté, il a supporté tant de blasphemes, tant de calomnies sans dire mot. Or, l'humilité a une si grande convenance et rapport avec la patience qu'elles ne peuvent guere aller l'une sans l'autre: celuy qui veut estre humble il faut [355] qu'il soit patient pour supporter les mespris, les censures et reprehensions que les humbles souffrent; de mesme, pour estre patient il faut estre humble, car on ne sçauroit supporter longuement les travaux et les adversités de cette vie sans avoir l'humilité, laquelle nous rend doux et patiens. Nostre Seigneur voyant donques ces deux qualités en cet animal, il le choisit plustost que nul autre pour faire son entrée en Hierusalem.

            Le troisiesme motif fut parce que cet animal est obeissant et se laisse charger comme on veut et autant que l'on veut, sans repugnance et sans secouer en aucune maniere le fardeau qu'on luy met sus; ains il porte le faix qu'on luy impose avec une sousmission et souplesse remarquables. Certes, nostre divin Maistre est tellement amoureux de l'obeissance et souplesse qu'il a voulu luy mesme nous en donner l'exemple: il a porté le pesant fardeau de nos iniquités et a souffert pour icelles tout ce que nous avions merité. O que bienheureuses sont les ames qui sont souples et sousmises, qui se laissent charger comme on veut, s'assujettissant à toutes sortes d'obeissances sans repliques ni excuses, supportant de bon cœur le faix qu'on leur impose! Il faut, pour se rendre digne de porter Nostre Seigneur, estre revestu de ces trois qualités, d'humilité, de patience et sousmission; alors le Sauveur montera sur nos cœurs, et, comme un divin escuyer, il nous conduira sous son obeissance.

            Nostre Seigneur donques, ayant choisi l'asnesse pour sa monture, envoya deux de ses disciples en un petit village qui estoit là aupres, leur disant: Allez vous-en en ce village, desliez l'asnesse et l'asnon et me les ameneque si quelqu'un y trouve à reprendre dites luy que le Seigneur en a besoin. Ce qu'entendant, ils sortirent tout de ce pas et allèrent où leur bon Maistre les envoyoit; ils mirent la main sur l'asnon et l'asnesse et les luy amenerent. Si vous me demandiez qui estoyent ces deux disciples je ne sçaurois que vous respondre, car les Evangelistes n'en disent rien; aussi, puisqu'ils ne les nomment pas je ne pourrais non plus les nommer. Il y a differentes opinions sur ce sujet: les uns pensent que [356] c'estoit saint Jacques et saint Philippe; les autres, saint Jean et saint Pierre; en somme chacun tient son parti, mais personne ne sçait lesquels ils furent.

            Neanmoins quels qu'ils soyent je les ayme bien, car ils se monstrerent extremement simples et parfaittement obeissans en ne faisant aucune replique. Hé, ne pouvoyent-ils pas dire: Vous nous ordonnez de vous amener ces deux bestes; mais comment connoistrons-nous que ce sont celles que vous voulez? N'y a-t-il que celles-là? Nous les laissera-t-on bien prendre? et plusieurs autres semblables raysons que la prudence humaine leur pouvoit fournir. Certes, il y a des ames si reflechissantes qu'elles trouvent tant de regards, tant d'interpretations et mille repliques à faire sur toutes les obeissances qu'on leur donne; l'on ne voit point en elles de sousmission, aussi vivent-elles en de perpetuelles inquietudes. Ces Apostres au contraire s'en allerent sans faire aucune reflexion parce qu'ils estoyent obeissans et qu'ils aymoyent l'obeissance; car c'est une marque que l'on n'ayme pas le commandement quand on trouve tant de raysonnemens à faire sur iceluy.

            J'ay desja dit cecy en ce lieu, et me resouviens tres bien de vous avoir donné l'exemple d'Eve qui apporta tant de difficultés sur la defense que le Seigneur avoit faite de manger du fruit de l'arbre de science. Oh, dit-elle au serpent, Dieu nous a defendu de regarder et toucher ce fruit; voulant donner à entendre par là que ce commandement estoit hors de rayson, rude et difficile à garder. Certes, une ame qui n'a point d'amour à l'obeissance ne manque jamais de repliques pour ne pas accomplir la chose commandée, ou bien pour y faire voir de grandes difficultés. On conseillera à une personne de communier frequemment: O Dieu, pensera-t-elle, que dira-t-on si l'on me voit communier souvent, me confesser et faire l'oraison? Hé, que l'on dira? allez seulement faire ce que le Seigneur commande.

            Le Sauveur sçavoit bien que ses Apostres trouveroyent des gens qui leur demanderoyent ce qu'ils vouloyent faire de ces bestes et où ils les menoyent; et il arriva [357] ainsy, car non seulement celuy à qui elles appartenoyent mais encores les voysins s'en meslerent. C'est pourquoy prevoyant cela, il leur dit: Si quelqu'un vous veut empescher de les amener respondez-luy que le Seigneur en à besoin, et ils les laisseront aller. Ils partirent donques avec ces paroles de leur bon Maistre, et entendant ceux qui les vouloyent empescher de prendre ces animaux ils dirent: Le Seigneur en a besoin, et tout aussi tost ces gens se teurent et les laisserent aller. J'ayme bien les gens de cette bourgade, car ils estoyent bien courtois, d'autant que si tost qu'ils ouyrent que le Seigneur avoit besoin de leurs bestes ils les cederent volontiers.

            Certes, cette parole: Le Seigneur en a besoin est une parole generale de laquelle on doit payer tous ceux qui empeschent de faire ce qui est de la volonté de Dieu. Pourquoy jeusnez-vous, vous confessez-vous et communiez-vous si souvent? disent les sages du monde. Respondez-leur: Parce que le Seigneur en a besoin. Pourquoy entrer en Religion? à quel propos s'aller enchevetrer et se laisser bander les yeux comme un faucon? Le Seigneur en a besoin. Pourquoy se faire pauvre et se reduire à la mendicité? Le Seigneur en a besoin. En somme, l'on se doit servir de cette parole pour rembarrer tous ceux qui nous veulent empescher de faire la volonté de Dieu.

            Les Apostres donques amenerent l'asnon et l'asnesse à Nostre Seigneur. Il faut aussi remarquer qu'il leur commanda de les deslier pour les luy amener, et non sans cause; car si nous voulons aller au Sauveur il faut souffrir qu'on nous deslie de nos passions, habitudes, affections et des liens des pechés qui nous empeschent de le servir. Cet asnon et cette asnesse furent couverts des manteaux des Apostres; puis Nostre Seigneur monta dessus et fit en cette abjection et humilité son entrée triomphale en Hierusalem, confondant par là le monde, qui renverse toutes les maximes de l'Evangile, qui ne veut gouster l'humilité et le mespris, et qui ne cesse de dire que malheureux sont les pauvres et souffreteux. Hé, que bienheureux est celuy là! dit-on. Et [358] pourquoy? Parce qu'il a son grenier plein de blé, sa cave pleine de vin. Que cette fille est heureuse, parce qu'elle est riche, bien parée et couverte de pierreries. Les autres se croiront bien heureuses pour estre les mieux frisées, pour avoir les cheveux mieux reliés, pour avoir un beau cotillon. Niaiserie grande que celle-cy; et neanmoins ce sont telles sortes de gens que le monde estime heureux.

Nostre Seigneur renverse tout cela aujourd'huy, en faisant son entrée en Hierusalem, non comme les princes du monde, qui voulant entrer en quelque ville, le font avec tant de pompe, d'appareil et de frais, ains il ne veut d'autre monture qu'une asnesse couverte des vils et pauvres manteaux de ses Apostres. O que bienheureuses sont les ames que nostre divin Maistre choisit pour sa monture et qui sont couvertes des manteaux des Apostres, c'est à dire revestues des vertus apostoliques, pour estre capables de porter nostre cher Sauveur et estre conduites par luy. Bienheureuses aussi les ames qui s'exercent icy bas en humilité, car elles seront exaltées là haut au Ciel. Pour leur patience elles auront une paix et tranquillité perpetuelle, pour leur obeissance elles recevront une couronne de gloire; en somme, elles obtiendront un comble de benedictions en cette vie et beniront le Pere, le Fils et le Saint Esprit eternellement en l'autre. Dieu nous en fasse la grace. Amen. [359]

 

LXV. Sermon pour le Vendredi-Saint

 

25 mars 1622

 

Jesus Nazarenus, Rex Judœorum.

Jesus de Nazareth, Roy des Juifs.

JOAN., XIX, 19.

 

            D'autant qu'il y a peu d'heures pour parler de la Passion par laquelle nous avons tous esté rachetés, je ne prendray pour sujet de ce que j'ay à vous dire que les paroles du tiltre que Pilate fit escrire sur la croix: Jesus Nazarenus, Rex Judœorum; Jesus de Nazareth, Roy des Juifs. En ce tiltre sont comprises les causes de cette divine Passion qui sont toutes reduites à deux, signifiées par ces mots: Jesus de Nazareth, Roy des Juifs; car bien qu'il y ayt quatre paroles, elles ne signifient pourtant pas quatre causes de sa mort, ains seulement deux.

            Jesus veut dire Sauveur: or, il est mort parce qu'il estoit Sauveur, d'autant que pour nous sauver il failloit mourir. Il estoit Nazareen qui veut dire fleuri, c'est à sçavoir saint et innocent, sans tache ni rouille de peché, mais fleurissant en toute sorte de vertus et perfections.

            Roy des Juifs, c'est à dire qu'il est Sauveur et Roy tout ensemble. Juif signifie confessant: il est donques Roy, mais seulement des Juifs, c'est à sçavoir de ceux là seuls qui le confesseront; et pour racheter ces confessans il est mort, ouy, il est veritablement mort, et de la mort de la croix.

            Voyla donques les causes de la mort de Jesus Christ: la premiere c'est qu'il estoit Sauveur, saint et Roy; la [360] seconde, qu'il vouloit racheter ceux qui le confesseront, qui est la signification du mot de Juif que Pilate escrivit sur le tiltre de la croix.

            C'est ce qui nous a esté representé dans l'Ancien Testament par tant de figures et de similitudes, particulierement par le serpent d'airain que Moyse dressa sur la colonne pour garantir les Israëlites des morseures des serpens. Vous sçavez, je m'asseure, toute l'histoire et comme cela arriva. Dieu ayant retiré son peuple de la servitude d'Egypte pour l'introduire en la terre de promission sous la conduite de ce grand capitaine Moyse, il survint un estrange accident; car de petits serpenteaux s'esleverent ou sortirent de terre dans le desert où estoyent les pauvres Israëlites, de sorte qu'il en fut tout rempli. Ces serpenteaux mordoyent non d'une morseure trop piquante, mais certes grandement dangereuse, car elle estoit si venimeuse qu'infailliblement tous seroyent morts si Dieu par sa bonté et providence infinie n'y eust pourveu.

            Moyse voyant ce pitoyable accident, s'addressa à Dieu pour demander quelque remede à un tel malheur. Et le Seigneur luy commanda de faire un serpent d'airain et de le poser sur une haute colonne, avec promesse que ceux qui seroyent mordus des petits serpenteaux gueriroyent en le regardant. Ce que Moyse executa promptement, enjoignant à ceux qui seroyent mordus des serpens de jetter les yeux sur celuy qui estoit eslevé sur cette colonne. Ce que faisant ils estoyent promptement gueris; mais certes, ceux qui ne le vouloyent pas regarder mouroyent, car il n'y avoit point d'autre moyen d'eschapper à la mort que celuy là, qui estoit ordonné de Dieu mesme. O que le Dieu d'Israël fut bon, dit un grand Saint, de pourvoir Moyse d'un tel remede pour la guerison de son peuple!

            Remarquez, je vous prie, comme cecy nous figure bien la cause de la mort de Nostre Seigneur. Ces enfans d'Israël, tirés de la servitude d'Egypte, representent bien tout le genre humain que Dieu avoit preservé du peché et placé dans cette terre de promission du paradis terrestre où il [361] nous avoit mis avec la justice originelle. Mais voyci un estrange accident: il s'esleva de petits serpenteaux qui nous piquerent en la personne de nos premiers pere et mere, Adam et Eve, et les compagnons et complices de celuy qui avoit piqué nos premiers parens s'espancherent tellement par toute la terre du desert de ce monde que nous en avons tous esté mordus. Je dis tous, parce qu'il n'y a aucune creature qui se puisse croire exempte d'une telle morseure, c'est à sçavoir du peché originel et actuel: originel, en la personne de nos premiers parens, et actuel en nostre propre personne. Que s'il y a quelqu'un qui dise en estre preservé il est menteur; voire, comme l'escrit le grand Apostre, si aucun s'estime estre sans peché ne le croyez pas, car l'iniquité regne en luy.

            Je sçay bien que la sacrée Vierge Nostre Dame n'a point esté mordue de ce serpent infernal, d'autant que c'est une chose toute claire et manifeste qu'elle n'avoit point de peché ni originel ni actuel. Elle a esté privilegiée et preferée par dessus toutes les autres creatures, et ce privilege est si grand et si singulier qu'il n'y en a aucune, quelle qu'elle soit, qui ayt jamais receu la grace en la façon que cette sainte Dame et glorieuse Maistresse la receut. Il n'y en a point eu et il n'y en aura jamais aucune qui ose pretendre ni aspirer à un si particulier benefice, car cette grace estoit seulement deue à celle qui estoit destinée dès toute eternité à estre Mere de Dieu.

            Mais cette exception ne nous empesche pas d'asseurer que tous generalement ont esté mordus du serpent. Or, cette piqueure estoit si venimeuse que nous en serions tous morts, et d'une mort eternelle, si Dieu, par son infinie bonté, n'eust pourveu à un si grand inconvenient, ce qu'il a fait, mais en une façon admirable, sans y estre esmeu d'autre cause que de sa pure et immense misericorde. Il ordonna donques que son Fils mourust, et qu'il fust ce serpent posé sur la colonne de la croix pour estre regardé de tous ceux qui seroyent mordus et entachés du peché. Il est mort, dit le grand Apostre escrivant aux Galates (je ne lis jamais ces paroles que je ne tremble et que je ne sois saisi de terreur), le Fils [362] de Dieu est mort pour nostre redemption, luy qui n'avoit aucun peché ni iniquité.

            Il est vray qu'il n'avoit aucun peché, mais ce qui est davantage, il n'en pouvoit avoir, car il estoit en tout esgal au Pere; il avoit la mesme nature, substance et puissance que luy, il estoit donques impossible de toute impossibilité qu'il pechast. Quoy qu'il soit tout puissant, et que par consequent il puisse tout ce qu'il luy plaist, si est-ce pourtant qu'il ne pouvoit pas pecher: et pour cela il ne laisse d'estre tout puissant, car pouvoir pecher n'est pas une puissance ains une impuissance. Il est mort pour les pechés des hommes sans avoir en luy aucune iniquité, puisqu'il estoit, comme dit le tiltre de la croix, Nazareen, à sçavoir fleurissant en toute sainteté. Il n'estoit point serpent, ni en verité ni en figure, mais pour nous guerir des morseures du vray serpent, à cause de l'amour extreme qu'il nous portoit, il se chargea de nos iniquités, c'est à dire de nos miseres et foiblesses; il se revestit de nostre plumage et escaille, et en fin il fut fait ce serpent posé sur le bois de la croix pour preserver de la mort et donner la vie à tous ceux qui le regarderoyent. Il nous a apporté du Ciel la redemption, et non seulement cela, mais il a esté fait luy mesme nostre Redemption. O que le Dieu d'Israël est bon d'avoir fourni et pourveu la nature humaine d'une telle et si pretieuse Redemption! Nous estions tous perdus sans icelle, et si Dieu ne nous eust donné ce remede nous serions tous morts, sans excepter aucune ame quelle qu'elle fust, puisque toutes avoyent peché.

            Mais Dieu ne pouvoit-il point fournir au monde un autre remede que celuy de la mort de son Fils? O certes, il le pouvoit bien faire, et par mille autres moyens que celuy là; car n'estoit-il pas en sa puissance de pardonner à la nature humaine d'un pouvoir absolu et par pure misericorde, sans y faire entrevenir la justice et sans l'intermission d'aucune creature? Il le pouvoit sans doute; et qui en eust osé parler ou y trouver à redire? Personne, car il est Maistre souverain et peut tout ce qu'il luy plaist. Ou encores, s'il se vouloit servir pour [363] cette redemption de l'entremise de quelque creature, n'en pouvoit-il pas creer une d'une telle excellence et dignité que, par ce qu'elle eust fait ou souffert, elle eust suffisamment satisfait pour les pechés de tous les hommes? Asseurement, et il pouvoit nous racheter par mille autres moyens que celuy de la mort de son Fils; mais il ne l'a pas voulu, car ce qui estoit suffisant à nostre salut ne l'estoit pas à assouvir son amour; et pour nous monstrer combien il nous aymoit, ce divin Fils est mort de la mort la plus rude et ignominieuse qui est celle de la croix.

            Que reste-t-il donques, et quelle consequence pourrons nous tirer de cela, sinon que, puisqu'il est mort d'amour pour nous, nous mourions aussi d'amour pour luy, ou, si nous ne pouvons mourir d'amour, que du moins nous ne vivions pour autre que pour luy? Que si nous ne l'aymons et ne vivons pour luy, nous serons les plus desloyales, infideles et perfides creatures qui se puissent trouver. C'est dequoy se plaignoit le grand saint Augustin: O Seigneur, disoit-il, est-il possible que l'homme sçache que vous estes mort pour luy et qu'il ne vive pas pour vous? Et ce grand amoureux saint François: Ha! disoit-il en sanglotant, vous estes mort d'amour et personne ne vous ayme!

            Il est donques mort; mais bien qu'il soit mort et eslevé sur la croix, ceux qui ne le regarderont pas mourront, car il n'y a point d'autre redemption qu'en cette Croix. O Dieu, que c'est une consideration de grande utilité et proffit que celle de la Croix et de la Passion! Est-il moyen, je vous prie, de contempler en icelle l'humilité de nostre Sauveur sans devenir humble et sans avoir de l'affection aux humiliations? Peut-on voir son obeissance sans estre obeissant? O non certes, nul n'a jamais regardé Nostre Seigneur crucifié, qui soit mort ou resté malade; comme au contraire, tous ceux qui sont morts, ç'a esté pour ne l'avoir pas voulu regarder, de mesine qu'entre les enfans d'Israël ceux là moururent qui n'avoyent pas voulu considerer le serpent que Moyse avoit fait dresser sur la colonne.

            La cheute de nos premiers pere et mere au paradis [364] terrestre fut encores une figure de cecy: Dieu leur avoit donné beaucoup de fruits pour l'entretenement de leur vie; mais il y en avoit un, qui estoit le fruit de science du bien et du mal, duquel il leur avoit defendu de manger, les menaçant de la mort s'ils le faisoyent. Ils pouvoyent donques mourir ou ne mourir pas: ils pouvoyent mourir en contrevenant au commandement de Dieu, et ne mourir pas en le gardant. Mais voicy un grand accident qui survint; car le serpent infernal, sçachant qu'ils avoyent ce pouvoir, de mourir ou ne mourir pas, se resolut de les tenter et de leur faire perdre la justice originelle dont Dieu les avoit doués et enrichis, les sollicitant de manger du fruit defendu; et pour ce faire plus commodement, il print les escailles et la forme d'un serpent, et en cette sorte il tenta Eve. Certes, encor que son cœur eust esté chatouillé par les discours et raysons de cet esprit infernal et qu'en suite de cela elle n'eust fait que regarder ou toucher le fruit de l'arbre de science, voire qu'elle en eust cueilli et mesme presenté à Adam son mary, ils ne seroyent pas morts pour cela, car Dieu avoit seulement dit: Si vous en mangez vous mourrez. Ce fut donques en mangeant du fruit defendu qu'Adam et Eve moururent et perdirent la vie qu'ils auroyent peu garder s'ils n'eussent, ni l'un ni l'autre, mordu au fruit de l'arbre de science du bien et du mal.

            Nostre Seigneur avoit deux natures: la nature humaine et la nature divine. Entant que Dieu il pouvoit ne pas mourir; mais ce qui est davantage, il ne pouvoit ni souffrir ni mourir, car Dieu est impassible et immortel; et tout ainsy qu'il ne pouvoit point pecher, aussi ne pouvoit-il point mourir, d'autant que mourir est une impuissance aussi bien que pecher. Entant qu'homme il pouvoit mourir et aussi ne mourir pas, car quoy que ce soit une loy generale qu'il faut que tout homme meure, il pouvoit neanmoins estre exempt de cette loy parce qu'il n'avoit point de peché en luy; or, c'est le peché qui a donné l'entrée à la mort. Mais Nostre Seigneur ne s'est point voulu servir de ce privilege, ains il a pris un corps passible et mortel; il s'est incarné pour estre [365] Sauveur, il nous a voulu sauver en souffrant et mourant, et prendre sur soy et en sa sacrée humanité, en toute rigueur de justice, ce que nous avions merité par nos iniquités. C'est chose merveilleuse qu'il ayt tellement meslé la nature divine avec l'humaine que, quoy que ce soit tres asseuré que l'humanité seule a souffert et non la Divinité car elle est impassible, neanmoins quand on voit la façon avec laquelle le Sauveur a enduré, l'on ne sçait, pour ainsy parler, si c'estoit Dieu ou l'homme qui souffroit, tant les vertus qu'il prattiquoit sont admirables.

            Mais quoy qu'il ne souffrist rien entant que Dieu, si est-ce que la Divinité qui s'estoit unie avec l'humanité donnoit un tel prix, valeur et merite à ses souffrances, qu'une petite larme, un petit mouvement de son sacré cœur, un petit souspir amoureux estoit plus meritoire, plus pretieux et aggreable à Dieu que n'eussent esté tous les tourmens imaginables de corps et d'esprit, voire mesme les tortures de l'enfer, endurées par les creatures douées de la plus grande perfection. Je diray bien davantage: quand elles viendroyent à souffrir toutes les peines qui se pourroyent trouver dans cent mille millions d'enfers, s'il y en avoit autant, et ce avec la plus grande perfection possible à une creature humaine, tout cela ne seroit rien en parangon d'un petit souspir de Nostre Seigneur, d'une petite goutte du sang qu'il a respandu pour l'amour de nous, d'autant que c'est sa personne, qui est d'une excellence et dignité infinie, qui donne le prix et la valeur à telles actions et souffrances; car la Divinité est tellement meslée avec l'humanité que nous disons avec verité que Dieu a souffert la mort, et la mort de la croix, pour nous racheter et nous donner la vie.

            Or, nous autres, tant que nous sommes, avons trois natures ou trois sortes de vie, s'il faut ainsy dire, dont l'une est negative. C'est celle que nous avons receuë en la personne de nostre premier pere Adam, en laquelle nous pouvions mourir ou ne mourir pas; car estant au paradis terrestre où se trouvoit l'arbre de vie, nous pouvions, en mangeant de son fruit, nous empescher de mourir, sous la condition neanmoins de nous abstenir du fruit [366] defendu, comme Dieu l'avoit ordonné. En gardant ce commandement nous ne serions point morts, quoy que nous n'eussions pas tousjours demeuré en cette vie, mais nous aurions passé d'icelle à une autre meilleure. Je sçay bien qu'entre les hommes ce mot de mort signifie en nostre langage que la mort n'est qu'un passage d'une vie à l'autre; mourir c'est donques outrepasser les confins de cette vie mortelle pour aller à l'immortelle. Mais il est vray que nous ne serions point morts de cette mort corporelle dont nous mourons à cette heure, ains nous nous serions tousjours acheminés à l'autre vie; et quand il eust pleu à la divine Majesté de nous retirer elle l'eust fait, ou dans un chariot de feu comme Elie, ou en telle autre façon qu'il luy eust pleu. Cependant, nous pouvions aussi mourir en mangeant du fruit defendu comme fit nostre premiere mere Eve.

            En la seconde nature, qui est celle que nous avons despuis la faute d'Adam et en laquelle nous vivons à present, nous pouvons mourir, mais nous ne pouvons pas ne point mourir, car c'est une loy generale que nous mourrons tous. Despuis que Dieu prononça la sentence de mort contre l'homme, il n'y en a eu et n'y en aura pas un qui ne meure; aucune creature humaine, quelle qu'elle soit, ne peut s'en exempter. Comme nous avons tous esté souillés du peché originel et actuel, aussi mourrons-nous tous; c'est pourquoy Nostre Seigneur, qui estoit sans peché, s'estant toutefois chargé de nos iniquités, il est mort comme nous ferons tous, nous qui sommes pecheurs.

            La troisiesme nature est celle que nous aurons au Ciel si Dieu nous fait la misericorde d'y arriver. Là nous vivrons et ne pourrons pas mourir, car nous jouirons de la gloire de l'eternité, de la vie qui nous a esté achetée par la mort de nostre Sauveur, et la possederons avec tant d'asseurance que nous n'aurons nulle crainte de la perdre. Nostre Seigneur est donques venu comme Sauveur pour nous sauver tous en mourant, car sa mort nous a acquis cette vie en laquelle nous ne pourrons jamais mourir, c'est à dire la vie glorieuse. [367]

            Ce fut donques par inspiration divine que Pilate mit sur le tiltre de la croix: Jesus de Nazareth, Roy des Juifs. Ç'a esté sa vocation que d'estre Sauveur; c'est pourquoy le Pere eternel a tant contesté pour la prouver aux hommes, non seulement par les Patriarches et Prophetes, mais par luy mesme; voire, chose estrange, il s'est mesme servi pour cet effect de la bouche des impies et des plus scelerats qui se puissent trouver, comme nous dirons tantost. C'est pour cela que l'Ange descendit du Ciel et vint annoncer à la sacrée Vierge le mystere de l'Incarnation, luy disant que Celuy qu'elle concevroit se nommerait Jesus.

            Dieu le Pere parla pour rendre ce tesmoignage lors que Nostre Seigneur receut le baptesme de saint Jean Baptiste au fleuve Jourdain, car on entendit alors cette voix: Celuy cy est mon Fils bien aymè auquel j'ay pris tout mon playsir, escoutez-le. Comme s'il vouloit dire: O pauvre peuple, vous m'aviez tellement fasché par vos vices et iniquités que j'avois resolu de vous perdre et abismer tous; mais voyci que je vous envoye mon Fils pour vous reconcilier avec moy, car tout mon playsir est à le regarder et considerer, et en ce regard je trouve tant de complaisance que je m'oublie de tous les desplaysirs que je reçois de vos pechés; escoutez-le donc. Par laquelle parole il monstre qu'il l'a envoyé pour nous enseigner à nous sauver. Hé, veut-il dire, ne doutez point de sa doctrine, car il est la verité mesme, et pour ce escoutez-le bien; sa doctrine est toute divine, et si vous la prattiquez et suivez, elle vous conduira à la vie eternelle.

            Un autre tesmoignage fut rendu à Nostre Seigneur sur la montagne de Thabor au jour de la Transfiguration, auquel l'on ouyt encores la voix du Pere eternel qui dit: Voyci mon Fils bien aymè qui m'a pleu, escoutez-le. Mais que nous dira-t-il sur cette montagne? O certes, il ne vous dira rien icy, d'autant qu'il parle à son Pere celeste avec Moyse et Elie de l'exces qui devoit s'accomplir en Hierusalem. Vous y verrez voirement la gloire de la Transfiguration, neanmoins on vous defendra de [368] rapporter ce que vous aurez veu; mais en la montagne du Calvaire vous ouyrez des plaintes, des souspirs, des prieres faites pour la remission de vos pechés; vous entendrez des paroles de grande doctrine et l'on ne vous defendra point de dire ce que vous y aurez veu, ains on vous ordonnera d'en parler et de n'en jamais perdre la memoire.

            Voyez encores combien nostre Dieu conteste pour monstrer la verité de la vocation de son Fils: Pilate declara tant et tant de fois que Nostre Seigneur estoit innocent, qu'il ne trouvoit en luy aucune chose digne de mort, il protesta que, quoy qu'il le condamnast, il connoissoit neanmoins qu'il n'estoit pas coulpable et qu'il failloit bien qu'il y eust quelque cause qui luy estoit inconneuë. De plus Dieu, par le plus miserable, infidelle, traistre et desloyal homme qui fut jamais au monde, à sçavoir par la bouche de Caïphe, pour lors souverain Prestre, ne prononça-t-il pas cette parole de verité si grande qu'il estoit expedient qu'un seul homme mourust pour sauver tout le peuple? Admirable conteste que celuy de Dieu pour monstrer que veritablement son Fils estoit Sauveur et qu'il failloit qu'il mourust pour nous sauver, puisque mesme il tira cette sentence du plus detestable grand Prestre qui ayt onques esté sur terre. Il le disoit bien, mais il ne l'entendoit pas ainsy qu'il le prophetisoit; cependant le Seigneur le voulut faire prophete en cela, d'autant qu'il tenoit pour lors le siege du souverain pontificat. Il est tres certain que la pluspart du peuple connoissoit que nostre divin Maistre estoit innocent, de sorte que si bien il demanda qu'il fust crucifié ce fut à cause des princes des prestres; car vous sçavez que quand il se fait une sedition en quelque ville tout le menu peuple se range, soit à tort soit à droit, du costé de ceux qui gouvernent tout l'affaire. Pilate fit escrire sur la croix: Jesus de Nazareth, Roy des Juifs sans sçavoir ce qu'il faisoit, et, pour chose qu'on luy dist, il ne voulut oster ni permettre qu'on changeast ce tiltre; car Dieu vouloit qu'en iceluy fussent mises les deux causes de la mort de son Fils. [369]

            Or, que reste-t-il à cette heure, sinon que puisque le Fils de Dieu a esté crucifié pour nous, nous crucifiions quant et luy nostre chair avec ses concupiscences? car l'amour ne se paye que par l'amour. Et voyci ce que nous avions à dire sur la seconde cause, d'autant qu'en rendant à Nostre Seigneur amour pour amour et les louanges et benedictions que nous luy devons pour sa Mort et Passion, nous le confesserons nostre Liberateur et Sauveur.

            Il faut, puisque je suis en ce lieu où je parle tousjours librement et franchement, que je vous die ce qui m'arriva un jour que je devois prescher la Passion de Jesus Christ en l'une des plus fameuses villes de France. Il me failloit une comparaison pour mieux declarer ce qui estoit de mon sujet; mais n'en trouvant point, j'ouvris un livre où j'en rencontray une; c'est un oyseau lequel j'ay tous-jours creu n'avoir esté mis en la nature que pour servir de similitude sur le sujet de la Passion. Ce que je vous vay dire est la chose la plus admirable qui se puisse imaginer et la plus propre à fournir une comparaison pour monstrer que Nostre Seigneur est mort à cause de nos pechés; et pour moy je pense que quand je rencontray cecy à l'ouverture de ce livre ce fut une inspiration que Dieu m'envoyoit, du moins l'ay-je toujours creu ainsy.

            Donques cette similitude est d'un oyseau duquel chacun sçait le nom: il s'appelle en nostre langue loriot et en latin icterus. Cet oyseau est tout jaune, neanmoins il n'a point la jaunisse. Et si, il a cette proprieté, qu'estant attaché sur le haut d'un arbre il guerit ceux qui sont atteints de la haute jaunisse, et ce aux despens de sa vie; car le malade regardant cet oyseau jaune, en est pareillement regardé; et par son regard, l'oyseau vient pour ainsy dire, à estre tellement touché de commiseration [370] de voir l'homme, son grand amy, travaillé de ce mal, qu'il tire à soy toute la jaunisse de celuy qui l'a regardé et s'en charge en telle sorte qu'on le voit devenir jaune par tout son corps. Ses aisles, qui l'estoyent desja, le deviennent davantage; puis le ventre, les pieds, en fin toutes ses plumes et tout son petit corps, tandis que l'homme, son grand amy, devient blanc, net et tout à fait quitte de sa haute jaunisse. Et s'estant retiré, ce pauvre oyseau va chantant et souspirant un chant pitoyablement amoureux par la complaisance qu'il a de mourir en sauvant son homme. Chose admirable! cet oyseau n'est jamais malade de la haute jaunisse, et neanmoins il en meurt en delivrant l'homme qui en estoit atteint, voire avec complaisance de mourir pour luy donner la vie.

            Certes, Nostre Seigneur est ce divin oyseau de paradis, divin loriot qui fut attaché sur l'arbre de la croix pour nous sauver et delivrer de la haute jaunisse du peché; toutefois, pour en estre rendu quitte, il faut que l'homme le regarde sur cette croix à fin de l'exciter à commiseration par ce regard; lors il tirera à soy toutes les iniquités de l'homme et mourra librement pour luy. Mais tout ainsy que si l'homme atteint de la haute jaunisse ne regarde cet oyseau il demeurera tousjours malade, de mesme si le pecheur ne regarde Nostre Seigneur crucifié il ne sera jamais quitte de ses pechés; que s'il le fait, le Sauveur s'en chargera, et, quoy qu'il soit innocent, il mourra à cause de nos iniquités et pour nous en delivrer, voire il mourra avec une sainte complaisance de nostre guerison, bien que ce soit aux despens de sa propre vie.

 

            Nous connoissons cela par les paroles que nostre divin Maistre dit sur la croix, par les larmes et souspirs amoureux qu'il y jetta. Pour vous dire un mot sur ces paroles, je prendray volontiers encores une demi heure, car aussi l'Office n'est pas achevé aux autres eglises. La premiere parole donc que Nostre Seigneur prononça sur la croix fut une priere pour ceux qui le crucifioyent; et c'est alors qu'il fit ce qu'escrit saint Paul: Aux jours de sa chair il offrit des sacrifices à son Pere celeste. Certes, ceux [371] qui crucifioyent nostre divin Sauveur ne le connoissoyent pas; et comment l'eussent-ils conneu, puisque mesme la pluspart de ceux qui estoyent presens n'entendoyent pas son langage, d'autant qu'il y avoit en ce temps là toutes sortes de gens et de nations en Hierusalem, et tous estoyent congregés, ce semble, pour le tourmenter; mais pas un ne le connoissoit, car s'ils l'eussent conneu ils ne l'eussent pas crucifié. Nostre Seigneur donc, voyant l'ignorance et la foiblesse de ceux qui le tourmentoyent, commença à les excuser et à offrir pour eux ce sacrifice à son Pere celeste, car la priere est un sacrifice. C'est le sacrifice de nos levres et de nostre cœur que nous presentons à Dieu tant pour nous que pour le prochain; aussi Nostre Seigneur s'en servit-il disant à son Pere: Mon Pere, pardonnez-leur parce qu'ils ne sçavent ce qu'ils font. O que grande estoit la flamme d'amour qui brusloit dans le cœur de nostre doux Sauveur, puisqu'au plus fort de ses douleurs, au temps auquel la vehemence de ses tourmens sembloit luy oster mesme le pouvoir de prier pour soy, il vint par la force de sa charité à s'oublier de soy mesme, mais non de ses creatures; et pour ce, avec une voix forte et intelligible il dit ces mots: Mon Pere, pardonnez-leur. Il vouloit par là nous faire comprendre l'amour qu'il nous portoit, lequel ne pouvoit estre diminué par aucune sorte de souffrance, et nous apprendre aussi quel doit estre nostre cœur à l'endroit de nostre prochain.

            Mais, mon Dieu, quelle charité ardente estoit celle cy et quelle puissance avoit une telle priere! Certes, les prieres de Nostre Seigneur estoyent si efficaces et si meritoires que rien ne luy pouvoit estre refusé; et pour ce il fut exaucé, comme dit le grand Apostre, à cause de la reverence que le Pere luy portoit. Il est vray que le Pere celeste portoit une grande reverence à ce Fils qui, entant que Dieu, luy est esgal et au Saint Esprit, ayant avec luy une mesme substance, sapience, puissance, bonté et infinie immensité; c'est pourquoy, le regardant comme son Verbe, le Pere ne luy pouvoit rien refuser. Or, ce divin Seigneur s'estant employé à demander pardon [372] pour les hommes, il est tout certain que sa demande luy lut accordée, car son divin Pere l'honnoroit trop pour luy denier quelque chose de ce qu'il luy requeroit.

            Il fut donques exaucé non seulement à cause de la reverence que le Pere luy portoit, mais aussi à cause de celle qu'il portoit au Pere et avec laquelle il prioit, d'autant que c'est une chose qui ne peut estre imaginée ni comprise que cette reverence que ces deux divines Personnes se portent reciproquement. Tout ainsy que deux grans rois, esgaux en grandeur et en puissance, se rencontrant ensemble se traittent et parlent à l'envi avec tant d'honneur et respect que si l'un des deux prie l'autre de quelque chose il le luy accorde fort promptement et absolument, de mesme en est-il du Pere eternel et de son Fils Nostre Seigneur, car tous deux sont esgaux en dignité, excellence et perfection.

            Jesus Christ fit donques cette priere à son Pere; mais avec quelle reverence! Certes, la sacrée Vierge Nostre Dame a surpassé toute creature en l'humilité et respect avec lesquels elle a prié et traitté avec son Dieu; tous les Saints ont prié avec grande reverence; les colonnes du Ciel tremblent, les plus hauts Seraphins fremissent et se couvrent de leurs aisles pour l'honneur qu'ils portent à la divine Majesté; mais toutes ces humilités, tous ces honneurs, toute cette reverence que la Vierge, les Saints, tous les Anges et les Seraphins rendent à Dieu ne sont rien en comparaison de celle de Nostre Seigneur. C'est pourquoy il ne faut nullement douter que les prieres faites avec une si grande et si admirable reverence par une personne d'un merite et perfection infinis ne fussent tout aussi tost accordées. Que si tous ceux qui le crucifierent ne receurent pas le pardon que le Sauveur avoit demandé pour eux ce ne fut pas sa faute, comme nous le monstrerons.

            La seconde parole fut celle par laquelle Nostre Seigneur promit le Paradis au bon larron. En cette parole il commença à chanter d'un autre air, d'autant qu'auparavant il prioit, et prioit pour les pecheurs, mais maintenant il monstre qu'il est Redempteur, car ayant [373] pardonné les pechés, il fait ja gouster les fruits de sa redemption au bon larron. Il estoit crucifié au milieu de deux larrons, meschans, traistres et voleurs, l'un desquels le blasphemoit; l'autre confessant son innocence luy dit: Ha, Seigneur, je reconnois bien que vous n'estes point coulpable, mais ouy bien moy qui merite pour mes pechés et crimes d'estre attaché à cette croix; et pour ce je vous prie d'avoir souvenance de moy quand vous serez en vostre Royaume.

            Il faut que je vous fasse sur ce sujet une remarque que je ne vous ay point encores faite en ce lieu, bien qu'il me semble en avoir parlé ailleurs. C'est qu'il arriva en la Passion de Nostre Seigneur deux grans accidens au sujet de deux sortes de pecheurs qui le tourmenterent extremement. Il y en avoit deux de chaque sorte: les uns estoyent deux Apostres, les autres deux larrons. Saint Pierre, l'un des Apostres, fit un grand tort à son Maistre, car il le renia et jura qu'il ne le connoissoit pas, et, non content de cela, il le maudit et blasphema, protestant ne pas sçavoir qui il estoit. Grand accident que celuy cy, lequel perça le cœur de Nostre Seigneur! Hé, pauvre saint Pierre, que faites-vous et que dites-vous? Vous ne sçavez quel il est, vous ne le connoissez pas, vous qui avez esté appellé de sa propre bouche à l'apostolat, vous qui avez confessé qu'il estoit le Fils du Dieu vivant! Ah! miserable homme que vous estes, comment osez-vous dire que vous ne le connoissez pas? N'est-ce pas Celuy qui nagueres estoit à vos pieds pour les laver, qui vous a repeu de son corps et de son sang? Et vous asseurez que vous ne le connoissez pas! Oh, comme est-ce que la terre vous peut supporter? comment ne s'ouvre-t-elle pas pour vous engloutir dans le plus profond des enfers?

            Le second Apostre fut Judas qui vendit miserablement son Maistre et à si vil prix. O Dieu, mes cheres Sœurs, que terribles et espouvantables sont les cheutes des serviteurs de Dieu, principalement de ceux qui ont receu de grandes graces; car quelle plus grande grace que celle qui avoit esté donnée à saint Pierre et à Judas? Celuy [374] cy avoit esté appellé à l'apostolat par Nostre Seigneur mesme, qui le prefera à tant et tant de millions d'autres lesquels eussent fait des merveilles en ce ministere; le Sauveur luy fit des faveurs signalées, car outre qu'il luy accorda le don des miracles, il luy predit encores ce qui luy devoit arriver touchant sa trahison à fin que, le sçachant, il eust moyen de l'eviter. De plus, pour gaigner entierement son cœur et ne laisser aucune chose de ce qui le pouvoit rendre plus affectionné à sa divine Majesté, sçachant qu'il avoit une inclination de trafiquer et manier les affaires, il voulut le faire procureur en son college sacré. Neanmoins, ce miserable Judas abusa de toutes ces graces et vendit son bon Maistre.

            Oh, que les cheutes de ceux qui sont sur la montagne sont effroyables et dangereuses! car dès que l'on a commencé de tomber, l'on roule puis apres jusques à ce que l'on soit au fond du precipice. Telles ont esté les cheutes de plusieurs qui sont descheus du service de Dieu. Chose estrange, qu'apres un bon commencement, mesme apres avoir demeuré trente et quarante ans en ce saint service, sur la viellesse, lors qu'il est temps de recueillir, l'on vienne à tout perdre et à se precipiter dans des abismes. Tel fut le malheur de Salomon, dont le salut nous laisse bien en doute, de mesme que plusieurs autres qui ont abandonné le bon chemin en leurs dernieres années. O miserable viellesse que celle cy! Que c'est une chose espouvantable de tomber entre les mains du Dieu vivant! Que ses jugemens sont inscrutables! Que celuy qui est debout craigne donques de tomber, dit l'Apostre; que personne ne se glorifie pour se voir bien appellé de Dieu, et en quelque lieu où il semble n'avoir rien à craindre. Que personne ne presume de ses bonnes œuvres et pense n'avoir plus rien à redouter, puisque saint Pierre qui avoit receu tant de graces, qui avoit promis d'accompagner Nostre Seigneur à la prison et jusques à la mort mesme, le renia neanmoins au moindre sifflement d'une chambriere, et que Judas le vendit pour une si petite somme de deniers.

            Ces cheutes furent toutes deux tres grandes; mais il y [375] eut cette difference, que l'un se reconneut et l'autre se desespera. Cependant nostre Sauveur inspira au cœur de Judas le mesme peccavi qu'au cœur de saint Pierre; ce mesme peccavi que Dieu avoit inspiré au cœur de David, il l'inspira à celuy des deux Apostres, et neanmoins l'un le rejetta et l'autre le receut; car saint Pierre entendant le coq chanter se resouvint de ce qu'il avoit fait et de ce que luy avoit dit son bon Maistre, et lors, reconnoissant sa faute, il sortit et pleura si amerement que pour cela il receut indulgence pleniere et remission de tous ses pechés. O bienheureux saint Pierre qui par une telle contrition de vos fautes receutes le pardon general d'une si grande desloyauté!

            Mais faites encores cette remarque, je vous prie, que saint Pierre ne se convertit point qu'il n'entendist le chant du coq comme Nostre Seigneur le luy avoit predit; en quoy l'on voit l'admirable sousmission de cet Apostre à se servir du moyen marqué pour sujet de sa conversion. Je sçay bien que ce furent les regards sacrés de nostre Sauveur qui luy penetrerent le cœur et luy ouvrirent les yeux pour luy faire reconnoistre son peché; neanmoins l'Evangeliste nous dit qu'il sortit pour le pleurer quand le coq chanta, et non point aussi tost que Nostre Seigneur le regarda.

            Despuis ce temps là il ne cessa jamais de pleurer, principalement quand il entendoit chanter le coq la nuit et le matin, se resouvenant que c'estoit le signal de sa conversion. L'on rapporte mesme, et il est vray, qu'il jettoit des larmes en telle abondance qu'elles luy avoyent creusé les joues et s'estoyent fait comme deux canaux: par ce moyen, de grand pecheur qu'il estoit il devint un grand Saint. O glorieux saint Pierre, que vous fustes heureux de faire une si grande penitence d'une telle et si grande desloyauté, car par icelle vous fustes remis en grace, et vous qui meritiez une mort eternelle, vous rendistes capable de la vie eternelle. Et non seulement cela, ains il receut icy bas des faveurs et des privileges signalés et fut comblé de beaucoup de benedictions en cette vie et en l'autre. [376]

            Judas, au contraire, quoy qu'il receust l'inspiration du mesme peccavi que saint Pierre, la rejetta et se desespera. Je sçay bien qu'il y a de la difference entre la grace efficace et la grace suffisante, comme disent les theologiens; mais je ne suis pas en ce lieu pour prouver et disputer si cette inspiration du peccavi de Judas fut efficace aussi bien que celle de David, ou seulement suffisante; elle fut certainement suffisante. Il est vray aussi que ce peccavi que Dieu envoya au cœur de Judas fut comme celuy qu'il envoya jadis au cœur de David: pourquoy donques ne se convertit-il pas? O miserable! il vit la grandeur de sa faute et se desespera. Il fit voirement bien la confession de son peché, car en rapportant aux princes des prestres les deniers pour lesquels il avoit vendu son bon Maistre, il dit tout haut qu'il avoit vendu le sang de l'innocent. Mais ces prestres ne luy donnerent point l'absolution. Hé, le malheureux, ne sçavoit-il pas bien que Nostre Seigneur estoit celuy qui seul la luy pouvoit donner, qu'il estoit le Sauveur et tenoit la redemption entre ses mains? L'avoit-il pas bien veu en ceux auxquels il avoit remis les pechés? Certes, il le sçavoit, mais il ne voulut ni n'osa demander pardon, car le diable, pour le tirer au desespoir, luy monstra l'enormité et laideur de son crime, et luy fit peut estre craindre qu'en demandant pardon à son Maistre il ne luy donnast pour iceluy une penitence trop grande. Ainsy il ne voulut point l'implorer de crainte de faire cette penitence, ains se desesperant il s'en alla pendre, et le ventre luy creva, ses entrailles se respandirent et il fut enseveli au plus profond des enfers. Voyla quant à la premiere sorte de pecheurs.

            En la seconde nous voyons deux larrons qui estoyent crucifiés avec Nostre Seigneur, hommes meschans au possible, qui n'avoyent jamais fait de bie; c'estoyent les plus scelerats, les plus perfides et insignes voleurs qui se puissent voir; aussi les avoit-on choisis comme tels pour mettre aux costés de nostre cher Sauveur à fin de le declarer par ce moyen maistre de tous les voleurs. Voicy donques que l'un d'iceux, tres meschant homme, [377] se tournant devers Jesus confessa qu'il estoit innocent, et que luy estant pecheur, meritoit d'estre mis en croix; puis il luy demanda pardon, lequel il receut si absolument que Nostre Seigneur luy promit qu'il entreroit ce jour-là en Paradis avec luy.

            Chose estrange! deux larrons estoyent crucifiés avec nostre Sauveur et tous deux receurent l'inspiration du peccavi, et pourtant il n'y en a eu qu'un seul de converti. Certes, ni l'un ni l'autre n'avoyent jamais fait de bien, et le bon larron estoit un des plus scelerats voleurs qui se puissent voir; neanmoins sur la fin de sa vie il regarda la Croix, il y trouva la redemption et fut sauvé. C'estoit assez tost, car Nostre Seigneur avoit dit que quiconque regarderoit sa Croix, pour grand pecheur qu'il fust, il recevroit le salut, quoy que sur le declin de sa vie, comme fit le bon larron. Mais l'autre larron, encores qu'il se trouvast au costé du doux Jesus, il y fut en vain, d'autant qu'il ne voulut jamais regarder la Croix; et combien qu'il receust beaucoup d'inspirations, et mesme des gouttes de ce sang divin qui l'aspergeoit, et que nostre cher Sauveur le sollicitast souvent en son cœur par des secrettes et tres amoureuses semonces de regarder ce bois sacré et le mystique Serpent qui y estoit attaché à fin d'obtenir sa guerison par ce moyen, il ne le voulut point faire; c'est pourquoy il se perdit miserablement, et s'obstinant mourut en son peché.

            Voyla, mes cheres Sœurs, deux sortes de pecheurs qui nous doivent faire vivre en grande crainte et tremeur, mais aussi en grande esperance et confiance, puisque des deux sortes il y en a eu un de sauvé et un de damné. Un des premiers de sauvé, qui fut le glorieux saint Pierre, et un de damné qui fut Judas, tous deux Apostres de Nostre Seigneur. Certes, il y a des ames qui tombent apres avoir long temps servi Dieu et estre arrivées à la montagne de la perfection. «Nous avons veu,» dit un grand Saint, «tomber les estoilles du Ciel,» lesquelles par apres s'obstinent et meurent sans penitence. D'autres qui font les mesmes cheutes apres avoir receu pareilles graces, viennent à faire penitence comme [378] saint Pierre. Grand sujet de craindre et d'esperer! Il y en a encores qui n'ont jamais fait aucun bien et qui à la fin de leur vie trouvent le pardon et la misericorde, tandis que d'autres au contraire perseverent en leurs iniquités.

            O Dieu, que grande est l'humilité et le rabaissement avec lequel nous devons vivre sur cette terre! Mais aussi, quel sujet de bien ancrer nostre esperance et confiance en Nostre Seigneur; car si apres avoir commis des pechés tels que de le renier, de perseverer et user sa vie en des horribles forfaits et iniquités l'on trouve la remission quand on se retourne du costé de la Croix où est attachée nostre Redemption, que doit craindre le pecheur de l'une et l'autre sorte de revenir à son Dieu en la vie et en la mort? Escoutera-t-il encores cet esprit malin qui luy fait voir ses fautes telles qu'il n'en puisse recevoir le pardon? Hé, qu'il responde hardiment que son Dieu est mort pour tous, et que ceux qui regarderont la Croix, pour grans pecheurs qu'ils soyent, trouveront le salut et la redemption.

            Mais que ne doit-on esperer de cette redemption si abondante qu'elle regorge de toutes parts, comme nous dirons tantost. O Dieu, combien de fois nostre divin Sauveur l'offrit-il à Judas et au mauvais larron! Avec quelle patience attendit-il l'un et l'autre! Que ne fit pas le cœur sacré de ce cher Sauveur à l'endroit de celuy de Judas? combien de mouvemens, d'inspirations secrettes ne luy donna-t-il pas, tant en la cene, quand il estoit à genoux devant luy, luy lavant les pieds, qu'au jardin des Olives, lors qu'il l'embrassa et le baysa, comme aussi durant le chemin et en la mayson de Caïphe lors que ce malheureux confessa sa faute. Mais il ne voulut point demander pardon ni esperer de le recevoir.

            Que ne fit pas aussi ce mesme cœur de nostre Sauveur à l'endroit de celuy du mauvais larron tout le temps qu'il fut sur la croix? Combien de fois le regarda-t-il, le provoquant à le regarder, permettant que son pretieux sang vinst à tomber sur luy à dessein d'amollir et purifier son ame. Helas! ce miserable, en refusant ainsy le salut, [379] ne meritoit-il pas que Dieu le precipitast à l'instant dans les enfers? Mais il ne le fit point, ains l'attendit à penitence jusques à ce qu'il expirast. Donques si Nostre Seigneur remet si librement de si grans et enormes pechés, voire s'il offre mesme le pardon aux obstinés et les attend à penitence avec tant de patience, o Dieu que ne fera-t-il à celuy qui le luy demande, et avec quel cœur ne recevra-t-il pas le penitent contrit?

            La troisiesme parole de Nostre Seigneur fut une parole de consolation qu'il dit à sa sacrée Mere laquelle estoit au pied de la croix, transpercée du glaive de douleur, mais certes non pasmée ni à cœur failli comme la peignent faussement et impertinemment les peintres; car l'Evangeliste dit clairement le contraire et qu'elle demeura debout avec une fermeté nompareille. Cela n'empeschoit pas sa douleur, mais elle la supporta avec un cœur tout genereux et magnanime, qui n'appartenoit qu'à elle. O Dieu, quelles furent ses angoisses! C'est une chose inexplicable et inconcevable. Elle estoit ce pendant crucifiée en son cœur avec les mesmes doux que Nostre Seigneur l'estoit en son corps, car elle s'en alloit estre sans enfant et sans mary.

            Notre cher Sauveur la voyant donc en cette detresse luy dit une parole pour la consoler; mais ce ne fut point en la flattant ni caressant, ni ce ne fut point une parole de tendreté pour rapaiser son cœur parmi une si grande desolation. Certes, il failloit bien que le cœur de cette sainte Vierge parfaitement sousmise et resignée fut grandement fort, puisque Nostre Seigneur qui le connoissoit le traitta de la sorte: Femme, luy dit-il, voyla ton fils, luy monstrant saint Jean qui estoit le cher Disciple de son cœur et le cheri de ses entrailles. Il le luy donna pour avoir soin d'elle, car cette Vierge sacrée n'y pensoit point; elle avoit toutes ses pensées à l'entour des douleurs de son divin Fils, douleurs qu'elle ruminoit en son ame au pied de la croix. Mais son cher Enfant qui s'en alloit mourir, voyant que, demeurant vefve et orpheline, elle ne sçauroit où aller, il la voulut pourvoir en cette desolation, luy donnant son Disciple pour fils, comme la [380] chose la plus pretieuse qu'il luy pouvoit laisser en mourant; car c'estoit le disciple qu'il aymoit et auquel il inspira un veritable amour de fils pour une telle Mere, à fin que par ce moyen il eust plus de soin et de souci d'elle.

            Il se resjouit aussi de laisser en mourant, comme gage de son amour, la Vierge sacrée pour mere à saint Jean, et à sa sainte Mere, le Disciple de son cœur pour fils. Les hommes voulant bien favoriser leurs enfans ou heritiers, leur disent avant de trespasser: Allez-vous-en en un tel buffet, vous trouverez là tant de mille escus. Et les meres se glorifient de dire à leurs filles en ce dernier abois: Allez-vous-en en un tel coffre, vous trouverez encores toute neuve la robe avec laquelle je fus espousée, vous y trouverez mes chaisnes et mes bagues que je vous ay conservées, et telles autres bagatelles. O folie et niaiserie que celle cy! Et toutefois elles font gloire en mourant, de pouvoir leguer telles choses. Mais nostre cher Sauveur ne laissa rien de tout cela à saint Jean et à sa Mere, ains leur laissa un tresor plus grand que tout cela.

            Il est vray que Nostre Dame ressentit alors une douleur telle que l'inesgalité de ces deux enfans luy pouvoit causer, car il n'y a nulle comparaison entre Nostre Seigneur et son Disciple. Neanmoins, comme tres sousmise, elle l'accepta avec un cœur doux et tranquille, et son divin Fils luy donna pour saint Jean un amour plus tendre que n'eurent ni n'auront jamais toutes les meres ensemble envers leurs enfans. Mais cette sacrée Vierge passa plus outre, d'autant qu'elle vit que Nostre Seigneur en luy donnant saint Jean pour fils luy donnoit par consequent tous les Chrestiens, desquels il vouloit qu'elle fust la mere, comme enfans de grace, car Jean signifie grace. Or, quoy qu'elle aymast ce saint Apostre d'un tel et si grand amour, si ne faut-il pas croire qu'elle l'aymast comme son divin Fils, qu'elle aymoit non seulement entant qu'il estoit son Fils, mais aussi entant qu'il estoit son Dieu. O non certes. Combien donques estoit grand cet amour que le tres saint cœur de la Vierge avoit pour celuy de Nostre Seigneur! Et si cet amour estoit si grand, combien fut grande la douleur qu'elle ressentit de le quitter et de [381] le voir mourir, et par ce moyen d'estre frustrée de sa presence corporelle!

            Il faut encor remarquer un autre accident qui survint sur ces entrefaites, lequel je pense ne vous avoir jamais fait considerer. C'est qu'aussi tost que le Sauveur eut dit cette troisiesme parolle le soleil retira sa clarté et les tenebres couvrirent toute la terre, mais elles estoyent si espaisses que c'estoit une chose espouvantable. Je sçay bien qu'il y a une dispute entre les Docteurs, à sçavoir si ces tenebres couvrirent toute la terre, ou bien seulement une partie d'icelle; j'ay souvent veu les opinions des uns et des autres. Comme aussi il est question si cette ecclipse fut naturelle ou surnaturelle, et si le soleil agit ou non; mais je ne suis pas en lieu propre pour vuider ce differend.

            Pour moy je suis l'opinion de ceux qui tiennent que les tenebres couvrirent toute la terre, car le grand saint Denis Areopagite, qui estoit alors en Egypte, en fait mention, et plusieurs historiens font foy de cecy. Il n'y a point de doute non plus que cette ecclipse ne fust surnaturelle et qu'en icelle le soleil ne souffrist, car elle arriva en plein midy et quand la lune estoit en son plein. Aussi saint Denis, qui pour lors n'estoit pas Chrestien et qui par apres ayant esté converti par les predications du grand Apostre saint Paul, vint en ces quartiers et fut Apostre de la France, s'escria en voyant ce prodige: Il faut de deux choses l'une, «ou que le Dieu de la nature souffre, ou que la fin du monde approche,» car cette ecclipse est tout à fait surnaturelle, puisqu'elle est en plein midy et au plein de la lune, et que de plus elle surpasse le terme ordinaire des ecclipses (elle dura trois heures entieres). Certes il disoit vray, car ces tenebres provenoyent de ce que le Dieu de la nature souffroit en Hierusalem.

            Or, que fit Nostre Seigneur pendant ces trois heures là? Il les employa à offrir des sacrifices de louange. Ce fut lors particulierement qu'il fit ce qu'escrit saint Paul: il pria, il gemit et se plaignit avec de grans cris aux jours de sa chair; c'est à dire qu'en ce temps cy, il se [382] plaignit à son Pere, il pleura et cria à fin d'exciter tout le inonde à penitence. O Dieu, combien de larmes amoureuses jetta-t-il pendant ces trois heures de meditation, combien de souspirs et sanglots! Mais helas, de combien et de quelles douleurs fut transpercé le sacré cœur de mon Sauveur! O certes, personne ne le sçait que Celuy qui les souffrit, et peut estre la sacrée Vierge Nostre Dame qui estoit au pied de la croix, à qui il les communiquoit, laquelle les ruminoit en soy mesme.

            Or, comme je me souviens de vous avoir desja parlé plusieurs fois sur ce sujet, je ne vous en diray rien à cette heure, sinon que je pense que la plus grande douleur qu'enduroit alors le cœur sacré de Nostre Seigneur fut causée par l'ingratitude de ces Chrestiens qui, mesprisans sa Mort et ne se servans pas de cette Passion qui luy estoit si penible et douloureuse, se perdroyent pour ne s'en vouloir prevaloir. Mais d'autant que ces douleurs n'estoyent conneuës que de luy seul qui les souffroit et de sa sainte Mere à qui il les communiquoit, voulant faire voir à tout le monde qu'il n'estoit pas là sans souffrir, il cria tout haut en se plaignant à son Pere eternel, de sorte qu'il fut entendu de tous: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m'avez-vous delaissé?

            Ce fut icy la quatriesme parole que Nostre Seigneur profera sur l'arbre de la croix. O Dieu, combien estoyent grandes les angoisses de sa tres sainte ame qui estoit delaissée non seulement de toutes les creatures, mais encor du Pere eternel lequel avoit pour un peu retiré sa face de son Fils bien aymé! Ce ne fut point cependant qu'il endurast cette privation en la partie superieure de son ame, car elle jouissoit tousjours de la claire vision de la Divinité, estant bienheureuse dès l'instant de sa creation et n'ayant jamais esté sans cette gloire. Mais la partie inferieure fut tellement abandonnée de tout secours humain et divin, que se trouvant privée de toute consolation et sentant les douleurs du corps et de l'esprit avec toute l'aspreté et rigueur qui se puisse souffrir, il se plaignit disant: Mon Dieu, mon Dieu, pour quoy m'avez vous delaissé? pour faire entendre à tous la vehemente douleur qu'il enduroit alors. [383]

            Mais helas! combien cette parole mal entendue causa de peines à Nostre Seigneur; car les uns dirent qu'il prioit Elie. Ceux cy estoyent quasi Chrestiens, c'est à sçavoir ils avoyent encores quelques dispositions pour recevoir la grace, puisqu'ils croyoient à l'invocation des Saints. Elie estoit mort il y avoit plusieurs années, du moins il n'estoit pas de ce monde, ains avoit esté emporté dans un chariot de feu par les Anges; partant ils penserent que nostre cher Maistre l'appelloit à son secours parmi une si grande affliction. Ils envoient donc qu'Elie le pouvoit ayder. Les autres disoyent: Il invoque Elie, mais que luy peut-il faire? il ne le peut pas delivrer. Et ceux cy, meschans qu'ils estoyent, ne croyoient pas que les Saints puissent aucune chose pour ceux qui sont affligés ni pour ceux qui les invoquent. Ils estoyent donc huguenots puisqu'ils nioyent le pouvoir que les Saints ont aupres de la divine Majesté. Les autres, se riant, disoyent: Le voyla qu'il crie tout haut à Elie qu'il luy vienne au secours; attendons, je vous prie, et voyons s'il viendra le delivrer. Et disoyent cela en se moquant de luy. Les autres murmuroyent par ensemble: S'il est si saint que l'on dit, que ne se sauve-t-il soy mesme! Il en a tant sauvé d'autres; il est fol s'il ne fait pour luy ce qu'il a fait pour eux. En somme nostre bon Sauveur souffrit pendant ce temps-là toutes les injures et calomnies qui se puissent excogiter.

            On luy fit aussi les plus belles offres, les plus desirables semonces qui se peuvent imaginer, d'autant que les uns luy crioyent: Toy qui te vantes d'estre Fils de Dieu, descens de la croix, et nous t'adorerons et te reconnoistrons pour tel. Tu as dit que tu destruirois le Temple; or sus, fais maintenant quelque miracle pour ta delivrance et nous te reconnoistrons pour nostre Dieu. Ouy, si de ta propre puissance tu descens de cette croix nous croirons tous en toy; autrement nous te tiendrons pour un meschant homme, nous ne croirons pas en toy ni ne nous convertirons point. Gracieuse offre que celle cy au cœur de nostre doux Sauveur qui estoit tant amoureux du salut de nos ames! Plusieurs blasphemoyent contre [384] luy, l'appellant sorcier et enchanteur, reputant ces tenebres à quelque trait de magie; d'autres disoyent que ce n'estoyent pas des tenebres, mais qu'ils avoyent les yeux sillés et esblouis par ses enchantemens; et par tels et semblables discours ce tres sacré cœur de Nostre Seigneur souffroit des douleurs incomparables.

            Voyant la multitude des ames qui se perdroyent et ne voudroyent pas se servir de la redemption de la Croix, c'est à dire se sauver par le moyen d'icelle, il prononça la cinquiesme parole, parole de plainte et de lamentation: Sitio; Jay soif. Elle se peut entendre de cette soif corporelle causée parles extremes tourmens qu'il avoit soufferts toute la nuit, alteration si grande qu'elle brusloit et consumoit ses poumons et l'eust fait infailliblement mourir si Dieu ne l'eust reservé à de plus grandes souffrances. Jamais cerf parcouru des chiens et veneurs ne fut si alteré et desireux de rencontrer une fontaine d'eau fraische comme nostre cher Sauveur le fut de cette soif corporelle; partant il dit avec juste rayson: J'ay soif.

            Toutefois elle n'estoit rien en comparaison de la soif spirituelle dont son ame estoit pressée; car il desiroit avec une ardeur insatiable qu'un chacun se convertist au prix de sa Passion; aussi, voyant que tant d'ames en abuseroyent, il se plaint par cette parole: J'ay soif. Il voyoit encores que plusieurs demanderoyent un autre moyen que celuy de sa Passion pour se sauver, comme faisoit ce peuple qui luy crioit de descendre de la croix et qu'il croiroit en luy; car, sembloit-il dire à nostre beni Sauveur, si tu as si soif de nostre salut, descens de cette croix et nous croirons en toy, et par ce moyen tu auras aussi le pouvoir de te desalterer. Mais quoy que Nostre Seigneur fust si infiniment desireux du salut des ames que pour leur acquerir ce salut il avoit exposé sa vie en mourant pour nous, il ne voulut pas neanmoins descendre de la croix parce que la volonté de son Pere n'estoit pas telle, ains au contraire c'estoit cette volonté qui le tenoit attaché à ce bois.

            O miserable peuple, que dites-vous, que nostre cher Sauveur et Maistre descende de ce gibet? Oh! il ne le [385] fera pas, car, dit saint Paul, il s'est fait obeissant jusques à la mort, et à la mort de la croix; il est monté sur la croix par obeissance et mourra en icelle par obeissance. Aussi, tous ceux qui se voudront sauver par la croix trouveront le salut, mais ceux qui se voudront sauver sans elle periront miserablement, car il n'y a point de salut qu'en cette croix. Ha! miserables que vous estes, dit nostre Sauveur, vous demandez que je descende de ce bois pour croire en moy; c'est à sçavoir vous voulez un autre moyen de redemption que celuy que mon Pere a ordonné de toute eternité, moyen qui a esté predit par tant de Prophetes et annoncé par tant de figures; vous pretendez donc estre sauvés comme vous voulez et non comme Dieu veut. Cela n'est pas raysonnable, et pour ce vous mourrez obstinés en vostre peché et ne trouverez point de pardon, car la piscine vous estant preparée vous refusez de vous y jetter. La redemption est ouverte et si abondamment qu'elle regorge de tous costés, et vous ne vous y voulez pas laver!

            Oyez ce cher Sauveur qui crie qu'il a soif de nostre salut, qui nous y attend et invite: Venez, nous dit-il, si vous voulez, car si vous ne venez vous ne trouverez point ailleurs de salut. O miserables gens, qui demandez une autre redemption que celle de la Croix, celle-cy n'est-elle donc pas suffisante? Elle est mesme plus que suffisante, puisqu'il est vray qu'une seule larme, un seul souspir amoureux sortant de ce cœur sacré pouvoit racheter des millions de milliers de natures humaines et angeliques, s'il y en eust eu autant qui eussent peché; et toutefois il ne nous a pas rachetés avec un seul souspir ni une seule larme, ains avec tant et tant de travaux et de peines, ayant espuisé tout le sang de ses veines. Cette redemption est si copieuse qu'elle ne sçauroit estre espuisée non seulement par des millions d'années, mais par des millions de millions de siecles. C'est pour parfaire cette redemption que Nostre Seigneur ne voulut point descendre de la croix, de sorte que, comme dit le grand Apostre, il a esté vrayement obeissant jusques à la croix, car il est veritablement mort de la mort de la croix par une grande obeissance. [386]

            Il y a plusieurs sortes d'obeissance, lesquelles neanmoins se peuvent toutes entendre en deux façons. La premiere est speculative, c'est celle des theologiens quand ils declarent et expliquent l'excellence de cette vertu. Ainsy plusieurs l'estiment grandement, ils lisent avec un grand goust ce que l'on en escrit. O que bienheureux sont les obeissans, disent-ils. Ils parlent bien des cinq degrés d'obeissance; nanmoins ils ne font rien plus que les theologiens qui en discourent si excellemment. Or, ce n'est pas le tout d'en parler; il faut venir à la seconde façon d'entendre cette vertu, qui est de se mettre à la prattique d'icelle dans les occasions petites et grandes qui se presentent. Il s'en trouve aussi qui veulent bien obeir, mais avec cette condition que l'on ne leur commandera rien de difficile. D'autres encores veulent bien obeir, pourveu qu'on ne les contrarie point en leurs caprices; celuy cy se sousmettra à l'un, mais non pas esgalement à un autre; et peu de chose esprouve la vertu de telle sorte de gens qui obeissent en ce qu'ils veulent et non pas en ce que Dieu veut. Or, Nostre Seigneur n'ayme point cette obeissance: il faut obeir pareillement aux grandes et petites choses, aux faciles et aux difficiles, et demeurer fermes, c'est à dire attachés à la croix où l'obeissance nous a mis, sans recevoir ni admettre aucune condition pour nous en faire descendre, quelque bonne apparence qu'elle ayt. Partant, s'il vous vient des inspirations ou mouvemens quels qu'ils soyent qui vous portent à faire chose aucune qui vous tire hors de l'obeissance, rejettez-les hardiment et ne les suivez point.

            Que les mariés demeurent en la croix de l'obeissance, c'est à dire du mariage; car c'est leur croix la meilleure et celle de la plus grande prattique, d'autant que l'on est presque en perpetuelle action et que les occasions de souffrir y sont plus frequentes qu'en aucune autre. Ne desirez donques point de descendre de cette croix sous quelque bon pretexte que ce soit; mais puisque Dieu vous y a mis demeurez-y sans en sortir.

            Que le prelat et celuy qui a charge d'ames ne desire point d'estre destaché de cette croix à cause du tracas de [387] mille soucis et empeschemens qu'il y rencontre; ains qu'il fasse ce qui est de son devoir en son office, ayant soin des ames que Dieu luy a commises, instruisant les uns, consolant les autres, tantost parlant, tantost se taisant, donnant le temps à l'action et, quand il le doit, à la priere. C'est la croix à laquelle Dieu l'a attaché, il faut donques qu'il y demeure ferme, sans croire à ce qui le pourroit provoquer d'en sortir.

            Que le Religieux reste constamment et fidellement cloué à la croix de sa vocation, sans jamais laisser entrer la moindre pensée qui le puisse divertir ni faire varier en l'entreprise qu'il a faitte de servir Dieu en cette maniere de vivre, ni moins qu'il n'escoute jamais ce qui le porteroit à faire ce qui seroit contraire à l'obeissance. Et que l'on ne me dise pas: O Dieu, si j'avois maintenant ma liberté je ferois tant d'heures d'oraison, et peut estre j'y recevrois tant de consolations qu'à l'adventure j'y serois ravi. Si je priois à cette heure, je ferois tant que peu s'en faudroit que je n'arrachasse le cœur de Dieu pour le mettre dans le mien, ou bien je m'eslancerois en telle sorte que je mettrois la main dans le costé du Sauveur pour luy desrober son cœur. Si j'allois maintenant faire l'oraison, je prierois si fervemment que je serois eslevé de deux ou trois coudées de terre. Voyla qui a bien de l'apparence de vertu; mais certes, quand cela est contraire à l'obeissance il le faut rejetter et ne point admettre tels mouvemens et inspirations. Obeissez seulement, Dieu ne vous demande pas autre chose.

            Nostre Seigneur ne voulut donques point descendre de la croix. Oh! dit-il, vous voulez que j'en descende? mais moy je vous dis au contraire que tout est consommé. Ce fut la sixiesme parole qu'il prononça: Consummatum est; Tout est consommé. O mon Pere, j'ay accompli de point en point tout ce qui estoit de vostre volonté, il ne me reste plus rien à faire, voyla l'œuvre de la Redemption finie et achevée. O Dieu, il y auroit matiere à une infinité de reflexions sur ces paroles, et toutes tres utiles, mais je vous en ay parlé autrefois.

            Venons à sa derniere parole: Mon Pere, je remets [388] mon esprit entre vos mains. Il se presente encores icy un grand nombre de considerations, car certes c'est en icelle que consiste toute la perfection chrestienne. Nous y voyons ce parfait abandonnement de Nostre Seigneur entre les mains de son Pere celeste, sans reserve quelconque. Je remets, dit-il, mon esprit entre vos mains; en quoy vous remarquerez son humilité, son obeissance et sa vraye sousmission. Pendant que j'ay vescu je vous ay desja, o mon Pere, remis sans reserve mon corps et mon ame; à cette heure il ne me reste plus rien, apres avoir tout accompli ce que vous requeriez de moy, sinon de remettre mon esprit entre vos mains.

            C'est la quintessence de la vie spirituelle que ce parfait abandonnement entre les mains du Pere celeste et cette parfaite indifference en ce qui est de ses divines volontés. Tout est accompli, mais s'il vous plaist que mon esprit demeure encores plus long temps dans ce corps à fin de souffrir davantage, je le remets entre vos mains; si vous voulez que je passe de cette vie en l'autre pour entrer en ma gloire, je remets mon esprit entre vos mains; en somme, o mon Pere, vouloit dire nostre cher Maistre, me voicy entierement prest et resolu de faire tout ce qu'il vous plaira. Ah! mes cheres Sœurs, si quand nous nous consacrons au service de Dieu nous commencions par remettre absolument et sans reserve nostre esprit entre ses mains, que nous serions heureux! Tout le retardement de nostre perfection ne provient que de ce defaut d'abandon; et il est vray qu'il faut par là commencer, poursuivre et finir la vie spirituelle, à l'imitation du Sauveur qui l'a fait avec une admirable perfection au commencement, au progres et à la fin de sa vie.

            Il s'en trouve assez qui, venant au service de Dieu, disent bien à Nostre Seigneur: Je remets mon esprit entre vos mains, avec cette reserve neanmoins, que vous nourrirez mon cœur dans les douceurs et consolations sensibles, et que je ne souffriray point d'aridités ni de secheresses. Je remets mon esprit entre vos mains, mais à condition que l'on ne contrariera pas ma volonté; ou bien, pourveu que vous me donniez un Superieur qui [389] soit selon mon cœur, ou plustost selon mon affection et inclination. Je remets mon esprit entre vos mains, mais aussi vous ferez en sorte que du moins je seray tous-jours bien aymé de ceux qui me conduiront, entre les mains desquels je me delaisse pour l'amour de vous; vous ferez qu'ils approuvent et trouvent bon tout ce que je feray, du moins la plus grande partie, car de n'estre pas aymé et de ne pas sentir cet amour cela ne se peut supporter.

            Helas, ne voyez-vous pas que ce n'est pas là remettre son esprit entre les mains de Dieu comme fit Nostre Seigneur? Certes, c'est d'icy que naissent tous nos maux, nos troubles, nos inquietudes et autres telles niaiseries; car si tost que les choses n'arrivent pas selon que nous attendions ou comme nous nous promettions, voyla que soudain la desolation saisit nos pauvres esprits qui ne sont pas en cette parfaitte indifference et remise entre les mains divines. O que nous serions heureux si nous prattiquions bien ce point icy qui est l'abbregé et la quintessence de la vie spirituelle! Nous arriverions à la haute perfection d'une sainte Catherine de Sienne, de sainte Françoise, de la bienheureuse Angele de Foligny et de plusieurs autres qui estoyent comme des boules de cire entre les mains de Nostre Seigneur et de leurs Superieurs, recevant toutes les impressions qu'on leur vouloit donner.

            Donques, mes tres cheres Sœurs, faites ainsy et dites indifferemment de toutes choses avec nostre cher Maistre: Je remets, o mon Dieu, mon esprit entre vos mains. Voulez-vous que je sois en secheresse ou en consolation? Je remets mon esprit entre vos mains. Voulez-vous que je sois contrariée, que j'aye des repugnances et des difficultés, que je sois aymée ou non, que j'obeisse à celuy cy ou à celle là, et en quoy que ce soit, en choses grandes ou petites? Je remets mon esprit entre vos mains. Voulez-vous que je m'employe aux actions de la vie active ou contemplative? Je remets mon esprit entre vos mains. Que ceux donques qui sont aux actions de la vie active n'en veuillent point sortir pour s'adonner à la [390] contemplative jusques à ce que Dieu l'ordonne, et que ceux qui contemplent ne quittent point la contemplation jusques à ce que Dieu le commande. Que l'on se taise quand il faut, et que l'on parle quand c'en est temps.

            Si nous faisons cela nous pourrons bien dire à l'heure de nostre mort comme nostre cher Maistre: Tout est consommé; o Dieu, j'ay accompli tout ce qui estoit de vos divines volontés en tous les evenemens. Que me reste-t-il maintenant sinon de remettre mon esprit entre vos mains à la fin et sur le declin de ma vie, comme je vous l'ay remis au commencement et au milieu d'icelle? Mais pour le pouvoir bien faire, mes cheres Sœurs, employons les trois heures de tenebres de cette vie comme nostre cher Sauveur et Maistre les a employées. Demeurons sur la croix où Dieu nous a mis, prions sur icelle, voire plaignons-nous à luy de nos afflictions et aridités et disons, quand il est requis, des paroles de consolation au prochain. En somme, consommons-nous sur cette croix et accomplissons tout ce qui est des divines volontés, et en fin nous recevrons de ce grand Dieu, comme je l'en prie de tout mon cœur, et pour moy particulierement, la grace de remettre nostre esprit entre ses mains. Ainsy il le recevra comme il fit celuy de son cher et unique Fils, pour le faire jouir au Ciel, où nous le benirons eternellement de la gloire qu'il nous a acquise par sa Mort et Passion. Dieu nous en fasse la grace. Ainsy soit-il. [391]

 

LXVI. Sermon pour la fête de saint Léger, sur le renoncement évangélique

 

2 octobre 1622

 

(INÉDIT)

 

Sic ergo omnis ex vobis qui non renuntiat

omnibus quae possidet, non

potest meus esse discipulus.

Ainsy donques, chacun de vous qui ne

renoncera a tout ce qu'il a ne peut

estre mon disciple.

LUCAE, XIV, 33.

 

            Cette doctrine, qui est la fin de l'Evangile du jour de saint Leger, presuppose plusieurs choses mentionnées dans le texte de ce mesme Evangile; mais pour bien digerer et gouster le fruit de cette doctrine il faut remarquer qu'il y a icy des propositions fort generales à tous et en tout.

            On voit par ces mots, chacun de vous, qu'il n'y a celuy lequel vivant ça bas, ne soit compris et enserré dans cette regle qui est sans exception aucune, tant pour ceux qui demeurent emmi le tracas et les distractions ordinaires de ce monde erroné, que pour ceux qui, desirans mener une vie de plus haute perfection, se sont separés d'iceluy; bref, soit grans soit petits, tous sont [392] compris dans cette proposition. Elle est aussi general e au regard des choses qu'il faut quitter; car le Sauveur ne dit pas: Qui ne renonce à une bonne partie de ce qu'il a, mais il se sert de ce mot tout qui rejette toute sorte d'exception.

            Voyla des belles leçons pour ceux qui se disent escoliers de Jesus Christ ou qui veulent gaigner le Ciel, car il n'y a point de difference entre gaigner le Ciel et estre disciple de Jesus Christ. Cette leçon, dis-je, est admirable, d'autant que ne pas renoncer à tout c'est avoir encores quelque chose de la terre: or, il n'y a aucune sympathie entre cette pretention et celle de se rendre vray disciple de Celuy qui est tout celeste. Ce n'est donques pas sans sujet, ains à bon droit, que Nostre Seigneur dit: Ainsy, chacun de vous qui ne renoncera à tout ne peut estre mon disciple. Mais avant que passer outre, implorons l'ayde et assistance de celle qui a librement renoncé à tout ce qu'elle possedoit; c'est la Mere de Celuy qui a fait ce commandement.

 

            Pour acquerir quelque science que ce soit, il faut, selon l'opinion de tous les philosophes, se fonder sur des propositions generales; autrement il seroit impossible de jamais atteindre à une parfaitte connoissance d'icelle. Cecy estant posé, le Fils de Dieu est venu en ce monde pour nous donner des maximes, comme fondemens generaux et tres asseurés par le moyen desquels nous puissions parvenir à la connoissance de la vraye perfection et à l'exercice d'icelle. Hors de ces maximes et fondemens nous ne pouvons acquerir cette celeste doctrine, science et discipline, et nous perdons ainsy le tiltre glorieux d'escoliers et disciples de Jesus Christ.

            Mais puisqu'un contraire est chassé par son contraire, il est infaillible que les leçons de Nostre Seigneur renversent et abolissent totalement celles du monde. Les maximes du monde sont: Bienheureux ceux qui ont leurs playsirs et contentemens, qui abondent en biens et possessions de la terre, car ils sont estimés et honnorés. Mais celles de Dieu nous enseignent tout au contraire que [393] bienheureux sont les pauvres d'esprit, carie Royaume des cieux est à eux. Le monde dit: Bienheureux ceux qui ont du credit et authorité, car s'il arrive un affaire ils en ont telle issue qu'ils souhaittent pour eux ou pour leurs amis. Mais les maximes de Nostre Seigneur aneantissent celle cy de fond en comble, disant: Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront saoulés. La devise du monde est: Bienheureux ceux qui prennent vengeance du tort qu'on leur fait, car ils seront estimés courageux et se feront redouter et craindre. Et la devise de Jesus Christ est tout au rebours: Bienheureux ceux qui souffrent persecution pour l'amour de la justice, car le Royaume des cieux est à eux; et ainsy de toutes les autres maximes. Par où nous voyons clairement que celles que Dieu est venu donner au monde sont directement opposées à celles de ce siecle et qu'elles les destruisent totalement.

            Pour revenir à nostre texte, qui est fort utile et advantageux si les paroles en sont deuement pesées et digerées, nous pouvons en tirer quatre considerations qui seront le sujet et la division de la presente exhortation. La premiere est comment nous sommes tenus de renoncer à toutes choses. Sur quoy il faut remarquer que tous ne sont pas obligés de quitter de fait tout ce qu'ils possedent, et en la mesme façon que ceux qui ont fait vœu de pauvreté. Il suffit que, par un esprit d'abnegation, ils ayent un ferme propos de souffrir toutes sortes d'incommodités, travaux, peines et mesme le martyre si l'occasion s'en presentoit, plustost que de preferer aucune chose de ce monde caduc et perissable aux commandemens, au service et honneur de Dieu. Mais helas, combien peu y en a-t-il qui embrassent cette verité et suivent cette voye, laquelle n'est autre que Jesus Christ mesme qui a dit: Je suis la vie, la verité et la voye. Ces paroles devroyent estre gravées et empreintes en nos cœurs d'une impression telle que la mort seule les peust effacer, puisque sans Jesus Christ nostre vie est plustost une mort qu'une vie, sans la verité qu'il a apportée au monde, tout eust esté plein de confusion, et si nous ne suivons ses traces, [394] vestiges et voyes nous ne pourrons trouver le chemin qui conduit au Ciel.

            La deuxiesme consideration est plus relevée et excellente que la premiere et appartient principalement à ceux qui aspirent à une plus haute perfection: c'est de quitter tout ce qu'ils possedent, non point seulement par un esprit d'abnegation, mais aussi de fait, et se despouiller de toutes les choses de ce monde caduc et transitoire. Ce n'est pas toutefois que la prattique de la premiere consideration ne soit suffisante pour acquerir le Ciel: ainsy voyons-nous un saint Louys ne s'estre demis de la couronne royale qu'en esprit d'abnegation, et non reellement, et avoir cependant conquis l'heritage celeste. Davantage, qui ne sçait que David a esté un grand et puissant roy? Neanmoins, sans quitter cette dignité, il a mené une vie prophetique et toute pleine de sainteté.

            La troisiesme consideration, qui n'est pas de peu d'utilité si elle est bien goustée, consiste à reconnoistre les choses que nous possedons, à fin que par adventure nous ne soyons point trompés en l'abnegation de celles qui ne sont pas en nostre puissance. Il semble de prime abord qu'il y a de la superfluité en ces paroles: Quiconque ne renoncera à tout ce qu'il possede; car pouvons-nous renoncer à ce que nous ne possedons pas? Ouy, nous le pouvons en quelque façon, parce que nous pouvons quitter les choses futures que nous esperons avoir, comme seroit quelque succession, honneur ou chose semblable. Mais la providence de Dieu est admirable en cecy, ayant voulu, par une prescience tres utile, exprimer ces mots, ce qu'il possede, pour nous enseigner que principalement et en premier lieu nous devons faire banqueroute aux choses possedées avant que de venir à l'abnegation des futures.

            Helas, combien y a-t-il de mortels qui s'abusent et se trompent en ce point! Demandez à un malade pourquoy il desire la santé et ce qu'il feroit s'il venoit en convalescence? Ha, respondra-t-il, que je ferois? Je remercierois Dieu de m'avoir osté de la grande peine où j'estois et que j'endurois, et je quitterois volontiers toutes [395] sortes d'occupations pour m'adonner à son service. Hé, mon amy, que penses-tu faire? Tu veux donner à Dieu ce que tu n'as pas. Avant que luy dedier ce que tu n'as pas, presente-luy cette infirmité et maladie avec une bonne patience et resignation de ta volonté à la sienne, et ainsy tu renonceras selon la volonté divine à ce que tu possedes; j'entens, à cette impatience que tu retiens, laquelle t'empesche de supporter tes afflictions et tes maladies pour l'amour de luy. Il est tres asseuré que les vielles gens sont proches de la mort et que les jeunes peuvent bien tost mourir; neanmoins, parlez à un jeune homme esventé et l'interrogez de l'estat de son salut: Quoy, dira-t-il, ne suffit-il pas que je dedie à Dieu mes vieux jours? Si faut-il se donner du bon temps tandis qu'on est jeune. Miserable que tu es, tu veux donc faire present à Dieu de ce que par adventure tu n'auras jamais! Et s'il dispose de toy en tes tendres années, lesquelles tu pretens passer servant au monde, en quelle voye de salut te verras-tu reduit? O deplorable ignorance de la doctrine celeste! Lors qu'il s'agit du service de Dieu nous voulons renoncer aux choses futures pour laisser l'exercice des presentes.

            La quatriesme et derniere consideration est de prendre garde que le ferme propos que nous avons de tout quitter ne soit vain, dissimulé et par flatterie; car si celuy qui fait edifier une tour est si imprudent qu'il ne considere point avant de la commencer s'il a des biens et des commodités suffisantes pour mettre à chef son edifice, et que par cette imprudence il ne puisse faire reussir son dessein, ne jugerez-vous pas qu'il est un sot et un mal advisé? De mesme, un roy ne seroit-il pas bien despourveu de jugement, si sçachant qu'un autre roy a mis vingt mille hommes sur pied pour luy donner la bataille, il ne consultoit pour sçavoir s'il pourra avec dix mille hommes aller au devant de celuy qui vient avec vingt mille? Autrement, s'il ne le fait, il sera contraint, et avec grande confusion et detriment de son honneur, d'envoyer au devant de l'ennemy demander les moyens de paix. [396]

            Ainsy nous en arrivera-t-il si nous ne prenons garde que le ferme propos que nous avons de renoncer à toutes choses soit assez solide et suffisant pour nous conduire à chef de nostre dessein, car nous avons un ennemy qui est grandement madré et puissant. Que si une fois nous manquons de prevoyance, et qu'à nostre grande honte il nous faille demander la paix, nous voyla perdus, d'autant qu'il n'y a point de doute que faisant paix avec nostre ennemy nous perdons le tiltre glorieux de soldats de. Jesus Christ et ne pouvons estre ses disciples: or, n'estans pas ses escoliers, nous sommes quant et quant hors de sa grace et du salut.

            Mais, me demandera quelqu'un, à quel propos est-il dit qu'il faut renoncer à tout? Ceux qui n'ont rien, ou à tout le moins bien peu, à quoy peuvent-ils renoncer? A cela je respons qu'il est expedient que celuy qui a peu quitte peu, et que celuy qui a beaucoup quitte beaucoup. Saint Pierre, qui estoit un simple pescheur, abandonna ses rets, ce qui estoit peu; saint Matthieu, qui estoit riche banquier, laissa de grans moyens: toutefois, l'un et l'autre obeirent esgalement au commandement, estans esgaux en volonté. Mais, ce qui est bien davantage, ils estoyent esgalement riches, car, à proprement parler, nous ne possedons pas les biens de ce monde: cecy est fort clair. Pensons-nous posseder une grosse somme d'argent, les voleurs et les larrons s'en rendent souvent les maistres et proprietaires. Esperons-nous recueillir force commodités sur la terre, il arrivera un accident de gresle et autres injures du temps qui nous en osteront la jouissance.

            Bref, à la verité, nous ne possedons qu'une bien petite partie de nous mesme: ainsy, nous ne sommes pas maistres de nostre fantasie, puisque nous ne pouvons nous garantir d'un nombre presque infini d'illusions et imaginations qui nous surviennent; il en faut dire autant de nostre memoire, car combien de fois voudrions-nous nous souvenir de plusieurs choses, et nous ne le pouvons faire, ou au contraire ne pas nous souvenir de beaucoup d'autres que nous ne pouvons oublier. En fin, parcourez [397] tant qu'il vous plaira tout ce qui est en nous, vous ne trouverez qu'une seule petite partie dont nous soyons maistres: c'est la volonté, laquelle nous possedons tellement que Dieu mesme n'a pas voulu s'en reserver le dessus, donnant à l'homme libre juridiction ou d'embrasser le mal ou de suivre le bien, si mieux il luy aggrée.

LXVII. Sermon pour la fête de l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge

 

8 décembre 1622

 

            Le peu de temps et. de loysir que le tracas du monde nous laisse sera cause que je vous entretiendray fort simplement et familierement (car il me semble que les choses en sont meilleures) des deux points que je ne vous peus expliquer jeudy dernier, c'est à dire comme il faut celebrer les festes et quelles sont les festes et mysteres que nous celebrons. J'ay coustume de declarer tousjours le sujet avant que d'en parler.

            En premier lieu il faut sçavoir qu'il y a trois sortes de festes: celles que l'Eglise nous commande, celles qu'elle nous recommande, et les festes politiques, comme est celle qui se celebre aujourd'huy pour l'entrée du Roy en cette ville, laquelle estant ordonnée par les Messieurs de ville est ainsy rendue politique. Les festes nous sont recommandées à fin de rendre à Dieu l'honneur, le culte et l'adoration que nous luy devons comme à nostre souverain Maistre et Seigneur. Celle de la Conception de la Vierge ne nous est pas commandée, mais bien recommandée; et pour nous inviter à la devotion et solemnité de cette feste l'Eglise, comme une charitable mere, nous [399] donne des indulgences, et il se fait mesme des confreries à cette intention. Saint Hierosme et saint Bernard nous la recommandent dans le breviaire et les homelies de ce jour.

            Mais premier que d'entrer plus avant en nostre discours, disons ce mot sur l'abbregé de nostre foy pour l'instruction des Chrestiens. Il faut sçavoir d'abord qu'il y a en icelle quatre parties: la premiere est ce que nous devons croire, la seconde ce que nous devons esperer, la troisiesme ce que nous devons aymer, la quatriesme ce que nous devons faire et prattiquer.

            La premiere est renfermée dans le Symbole des Apostres, lequel s'appelle ainsy parce que ce sont les Apostres qui l'ont composé. Tout ce que nous devons croire est compris dans iceluy; et, bien qu'il n'y soit pas tout par le menu, si est-ce que tout y est en gros. Par exemple, il n'est pas dit dans le Credo qu'il y a des Anges; neanmoins c'est une verité que nous croyons et trouvons dans la Sainte Escriture, et que mesme ils sont employés en des ministeres icy bas en ce monde. C'est ainsy que ces meschans heretiques ont voulu dire que le saint Sacrifice de la Messe n'estoit pas compris dans nostre Symbole. Ce qu'ils ont avancé, ces miserables, pour voir si quelqu'un auroit l'esprit si foible que de croire leurs erreurs. Or, mes cheres ames, je vous dis qu'il y a cent articles en nostre foy qui ne sont point exprimés dans le Symbole, lesquels pourtant tous les Chrestiens doivent croire; et ne faut point dire: Je me contente de croire ce que l'Eglise croit, et demeurer ainsy en cette ignorance crasse.

            Tout ce que nous devons esperer et demander à Dieu est contenu dans les sept demandes du Pater, que nous appelions communement Oraison dominicale, laquelle Nostre Seigneur nous a laissée.

            Pour la troisiesme nous avons les divins commandemens, par lesquels nous sommes instruits à aymer Dieu et le prochain; car de ces deux commandemens dependent toute la Loy et les Prophetes. Vous sçavez aussi les autres qui suivent au Decalogue et ceux de l'Eglise, [400] laquelle ressemble à un bel arbre, ou bien à l'oranger qui est tousjours verdoyant en toute saison. De fait, en Italie, sur la coste de Genes, et encores en ces païs de France, comme en Provence, le long des rivages on le void porter en toute saison ses feuilles, ses fleurs et ses fruits. (Asseurement l'oranger est tousjours en un mesme estat sans se flestrir jamais; neanmoins il a cela, qu'il ne nourrit pas.) Ainsy l'Eglise a ses feuilles, qui sont ses ceremonies, ses fleurs, qui sont ses actions, et ses fruits, qui sont ses bonnes œuvres et les bons exemples qu'elle donne au prochain en toutes occasions.

            De plus, il y a en icelle sept Sacremens, lesquels pourtant nous ne sommes pas obligés de prattiquer tous, ains seulement chacun selon sa vocation, comme celuy des Ordres pour les prestres et celuy du Mariage pour ceux que Dieu y a appellés. Quant aux autres il nous en faut servir en temps et lieux, et les recevoir selon que l'Eglise nous le commande, car nous y sommes tenus.

            Venons à nostre second point, à sçavoir quelles sont les festes que nous celebrons. Considerons d'abord que Dieu estant un Esprit pur et libre, voulant faire quelque chose hors de soy il crea les Anges, et ensuite Adam et Eve en estat d'innocence et de justice originelle; de plus il leur laissa leur franc arbitre, accompagné de toutes les prerogatives et privileges de grace qui se puissent desirer. Mais Lucifer, cet esprit de revolte, se voyant doué d'une nature si excellente, que fit-il? Il ne se voulut sousmettre en façon quelconque. Or, vous sçavez que tous les Anges furent creés en grace, mais ils ne furent pas aussi tost confirmés en icelle, Dieu leur ayant laissé leur franc arbitre et pleine liberté. Ce premier Ange donc, qui estoit Lucifer, se trouvant si beau et excellent en sa nature, car il estoit le plus parfait de tous, dit en soy mesme: Je me feray semblable au Tres Haut et me sieray sur les flancs d'aquilon, qui sont les plus hauts, et tous me rendront honneur. Saint Michel voyant cela, se prit à dire: Qui est comme Dieu? et par ce moyen le renversa en l'abisme des enfers, d'autant, comme l'escrit saint Bernard, que nul ne peut estre eslevé qu'au prealable il ne se soit humilié. [401]

            Lucifer s'estant ainsy rendu rebelle contre son Createur, et par consequent contre l'image d'iceluy qui est l'homme, s'addressa à nos premiers parens, et premierement à Eve et luy parla ainsy: Si tu manges de ce fruit tu sçauras le bien et le mal et seras semblable à Dieu. Elle, ouvrant les oreilles à ce propos (car si tost qu'on parle de nous eslever il nous semble que tout nostre bien depend de cela), donna son consentement et mangea du fruit defendu, voire passa plus outre, en faisant manger à son mary, si que tous deux succomberent et desobeirent à Dieu. Au mesme instant ils eurent honte et confusion d'eux mesmes, car le peché porte cela avec soy, et se cacherent tant qu'il leur fut possible. S'ils estoyent demeurés en grace nous aurions participé à ce bien incomparable, car c'est de leur cheute que le peché originel a pris sa source; c'est là l'heritage qu'ils nous ont laissé, comme nous eussions de mesme herité de cette grace et justice premiere en laquelle ils avoyent esté creés, s'ils eussent perseveré. Mais helas! ils n'y demeurerent que fort peu, ce ne fut qu'un moment, et pour ce que nous sommes tous d'une mesme tige et semence qu'Adam, nous sommes tous atteints du peché originel; ce qui fait que le grand Prophete royal s'escrie: Ecce enim in iniquitatibus, et le reste qui suit. C'est à dire: Nous sommes tous conceus en peché, et toutes les conceptions despuis le commencement du monde jusques à la fin se feront en peché.

            Bien est-il vray que nostre premier pere et Eve aussi furent creés et non pas conceus; neanmoins toutes les conceptions des hommes se font en peché. Nostre Dame et sainte Maistresse seule a esté exempte de ce mal, elle qui devoit concevoir Dieu premierement en son cœur et en son esprit avant que de le concevoir en ses chastes entrailles. Tous les hommes naissent enfans d'ire à cause du peché originel qui les rend ennemis de Dieu; mais par le Baptesme ils sont regenerés et faits ses enfans, capables de sa grace et de l'heritage de la vie [402] eternelle. Tous ont esté atteints du peché originel, mais quelques uns en ont esté purifiés avant leur naissance par un miracle special, comme saint Jean Baptiste et encores le Prophete Hieremie. Saint Jean fut sanctifié aux paroles de la sacrée Vierge Marie, par la presence de Celuy qui estoit enfermé dans ses entrailles. Nostre Seigneur et saint Jean Baptiste se visiterent dans le ventre de leurs meres (les entrailles de nos meres sont des petits mondes), et l'on tient que le glorieux Precurseur se mit à genoux pour adorer son Sauveur, et que l'usage de rayson luy fut donné à mesme instant. Mais le monde ne veut croire que ce qu'il voit: cecy soit dit en passant.

            Cependant, saint Jean et Hieremie ont esté conceus en peché par voye ordinaire de generation, mais il n'en a pas esté ainsy de Nostre Seigneur, car il a esté conceu du Saint Esprit et de sa sacrée Mere sans pere; c'est pourquoy il n'estoit pas raysonnable qu'il heritast du peché originel. L'on me pourroit dire: Puisqu'il a pris nostre nature, il est homme. Il est vray, mais il est Dieu aussi, et par ce moyen il est parfaitement Dieu et homme, sans separation ni distinction quelconque. Il n'est pas de la semence d'Adam, c'est à dire par voye de geneation, car il fut conceu de sa Mere sans pere, comme nous avons dit; il fut bien de la masse d'Adam, mais non pas de la semence.

            Quant à Nostre Dame, la tres sainte Vierge, elle fut conceuë par voye ordinaire de generation; mais Dieu l'ayant de toute eternité predestinée en son idée pour estre sa Mere, la garda pure et nette de toute souilleure, bien que de sa nature elle pouvoit pecher. Il n'y a point de doute en cela pour ce qui est du peché actuel. Il me faut servir d'une comparaison pour vous le faire entendre. Sçavez-vous comme se font les perles? (Plusieurs dames desirent des perles, mais elles ne se soucient pas du reste.) Les meres perles font comme les abeilles: elles ont un roy, et prennent pour cela la plus grosse d'entre elles et la suivent toutes. Elles viennent sur les ondes de la mer au temps de la plus grande fraischeur, qui est à [403] la pointe du jour, principalement au mois de may; comme elles sont là, elles ouvrent leurs escailles du costé du ciel, et les gouttes de la rosée tombant en icelles, elles les resserrent ensuite en telle sorte qu'elles couvent cette rosée dans la mer et la convertissent en perles, dont puis apres l'on fait tant d'estat. Mais remarquez qu'elles ferment si bien leurs escailles, qu'il n'y entre point d'eau salée.

            Cette comparaison sert bien à mon propos. Le Seigneur en a fait de mesme pour la Sainte Vierge Nostre Dame, parce qu'à l'instant de sa conception il se mit entre deux, ou bien, en quelque façon, au dessous d'elle pour l'empescher de tomber dans le peché originel. Et comme si la goutte de rosée ne trouvoit pas l'escaille pour la recevoir elle tomberoit dans la mer et seroit convertie en eau amere et salée, mais l'escaille la recevant elle est changée en perle, de mesme la tres sainte Vierge a esté jettée et envoyée en la mer de ce monde par voye commune de generation, mais preservée des eaux salées de la corruption du peché. Elle devoit avoir ce privilege particulier, parce qu'il n'estoit pas raysonnable que le diable reprochast à Nostre Seigneur que celle qui l'avoit porté en ses entrailles eust esté tributaire de luy. C'est pour cette cause que l'Evangeliste ne fait point mention des pere et mere de la Vierge, ains seulement de Joseph, espoux d'une Vierge nommée Marie, de laquelle est né le Christ. Aussi, par une speciale grace, son ame ne tenoit-elle rien de ses parens pour ce qui est ordinaire aux autres creatures.

            Disons maintenant quelque chose de la devotion que nous devons avoir à cette sainte Vierge. Les mondains s'imaginent pour l'ordinaire que la devotion à Nostre Dame consiste à porter un chapelet à la ceinture, et leur semble qu'il suffit d'en dire quantité sans faire autre chose, en quoy ils se trompent grandement; car nostre chere Maistresse veut que l'on fasse ce que son Fils commande, et tient pour fait à elle mesme l'honneur que l'on rend à son Fils en gardant ses commandemens.

            Nous avons des exemples de cecy; je me contenteray [404] d'en dire un ou deux. La mere de l'empereur Neron, ce cruel qui a tant persecuté l'Eglise de Dieu, estant en ceinte de luy, fit venir tous les enchanteurs et devins pour sçavoir ce que son fils deviendroit. Comme ils eurent consulté, l'un d'eux l'advertit que cet enfant seroit Empereur, qu'il regneroit et seroit grand. Cependant, un autre s'appercevant qu'il la flattoit, luy dit qu'il seroit vrayement Empereur, mais que cela estant il la feroit mourir. Lors cette miserable mere respondit: N'importe, «pourveu qu'il regne.» Voyla comme les cœurs superbes desirent les honneurs et playsirs qui souventefois leur sont nuisibles. Nous avons un autre exemple au troisiesme Livre des Rois, chapitre premier, où il est dit que la reyne Bethsabée vint trouver David en luy faisant plusieurs genuflexions et humiliations. Le Roy voyant cela, conneut bien qu'elle requeroit quelque chose, et luy demanda ce qu'elle desiroit. Bethsabée respondit: Sire, que mon fils regne apres vous. Or, si les meres ont naturellement tant de desir que leurs enfans regnent et soyent honnorés, à plus forte rayson Nostre Dame qui sçait que son Fils est son Dieu: aussi l'honneur du Fils est celuy de la Mere.

            Mais pour nostre consolation disons ce mot. Vous, mes tres cheres Sœurs, qui avez quitté le monde pour vous mettre sous les auspices de la tres sainte Vierge, si vous l'interrogez et luy dites: Madame, que vous plaist-il que nous fassions pour vous? Elle vous respondra sans doute qu'elle desire et veut que vous fassiez ce qu'elle enjoignit de faire en ce celebre banquet de Cana en Galilée où le vin estoit failli; elle dit à ceux qui en avoyent le soin: Faites tout ce que mon Fils vous dira. Si donques vous l'escoutez fidellement, vous entendrez dans vostre cœur qu'elle vous prononcera cette mesme parole: Faites tout ce que mon Fils vous dira. Dieu nous en fasse la grace, et de l'entendre en cette vie et en l'autre. Amen. [405]

 

LXVIII. Sermon pour la fête de saint Thomas

 

21 décembre 1622

 

            Lorsque je considere l'histoire de l'Evangile de ce jour, il me souvient à ce propos de Protogenes, cet ancien lequel faisoit le mestier de peintre et de courtisan tout ensemble; ce qui fut cause que voulant peindre le grand Antigonus, qui estoit borgne, il s'advisa d'un expedient digne de son esprit pour cacher et flatter l'imperfection de son prince, et le representa en pourfil, faisant voir seulement cette moitié de sa face qui estoit belle et sans defectuosité. En ce siecle où nous sommes, les historiens en font de mesme pour ce qui regarde les faits des grans de la terre, car ils cachent et seellent la verité en tout ce qui a apparence de mal, de sorte que l'on ne peut rien apprendre d'eux. L'Esprit de Dieu, au contraire, dit la verité sans flatterie quelconque. Nous voyons d'ordinaire que l'Escriture sacrée nous descouvre apertement les cheutes les plus enormes de plusieurs grans Saints; comme quand elle nous veut monstrer la penitence d'une Magdeleine, les larmes d'un saint Pierre, la conversion d'un saint Paul, elle nous fait lire premierement leurs fautes avant que de parler de leur repentir. Il en est ainsy de saint Matthieu et des autres, notamment de saint Thomas.

            L'Evangile qui se lit aujourd'huy monstre clairement l'infidelité que cet Apostre commit en ne voulant pas croire. Et de vray, il tomba en une tres grande faute, laquelle est presque indicible; nous pouvons faire cette remarque apres tous les saints Peres. Mais, je vous prie, [406] pourquoy la font-ils sinon pour nous faire voir l'infinie misericorde de Dieu en comparaison de la misere des pecheurs? Nous trouvons qu'il est dit en la Sainte Escriture que Dieu fait son throsne de nostre misere. Voyons donques premierement comme l'Evangeliste nous raconte que saint Thomas ne se trouva pas avec les autres le jour de la Resurrection; secondement, comme il ne voulut pas croire, en quoy il fit une tres grande impudence; et en troisiesme lieu, comme il exagera ces paroles: Je ne croiray point si je ne le touche et si je ne le voy.

            Le premier manquement, à sçavoir de ne se pas sousmettre et trouver avec les autres, fut le commencement de son mal et ce fut de là qu'il prit sa source; car il faut remarquer une chose de tres grande importance, qui est que l'homme ne monte pas à la perfection tout d'un coup, mais petit à petit, de degré en degré. De mesme en est-il pour ce qui est de descheoir d'icelle et de tomber en quelque peché et imperfection: l'on ne tombe pas tout à coup, mais des petites fautes l'on vient aux plus grandes. Il ne faut point dire: C'est peu de chose de ne se pas trouver avec la Communauté tant à la priere qu'à quelqu'autre exercice; car si saint Thomas se fust trouvé avec les autres Apostres, il eust esté saint et fidelle huit jours plus tost. Ne croyons pas que ce soit petite chose de demeurer huit jours en infidelité et de retarder nostre perfection pour peu que ce soit; au contraire c'est un grand mal, d'autant que les momens nous sont bien pretieux et nous doivent estre tres chers.

            Le second degré de la cheute de saint Thomas fut que oyant à son retour ses confreres et condisciples luy dire: Nous avons veu le Seigneur, il respondit: Je ne le crois pas, et se laissa ainsy emporter à l'opiniastreté et au despit, se voyant privé de la grace que les autres avoyent receuë en cette visite. Certes, il auroit deu demander aux Apostres comment le Sauveur leur estoit apparu et se resjouir avec eux de leur bonheur; mais le mal est qu'il fit tout le contraire et que de plus il ne voulut en façon quelconque s'accuser de sa faute. Nous avons tous cela, qu'encor que nous ayons failli nous ne le voulons pas [407] confesser. Si saint Thomas eust congratulé ses freres du bien et consolation qu'ils avoyent tous receu, s'il se fust rendu coulpable, il eust evité ces grandes imperfections. Qui s'excuse s'accuse; il ne faut donques jamais s'excuser, puisque nous avons grande rayson de croire que nous avons tousjours le tort.

            Le troisiesme defaut de saint Thomas et sa cheute entiere fut qu'il se laissa emporter à sa passion jusques à s'opiniastrer et ensuite à exagerer ces paroles: Non, je ne croiray pas qu'il soit ressuscité si je ne mets mon doigt dans les trous de ses playes, de ses mains, de ses pieds, et si je ne mets ma main dans son costè percé. Sur quoy saint Bernard replique et dit: O pauvre Thomas, pourquoy ne voulez-vous pas croire sans toucher, puisque nostre foy n'est point palpable et qu'elle ne depend point des sens? Et de vray il a rayson, ce grand Saint, d'autant que la foy est un don de Dieu qu'il infuse en l'ame humble, car elle n'habite pas en une ame pleine d'orgueil; il faut avoir l'humilité pour recevoir ce rayon de la lumiere divine qui est un don purement gratuit. Escoutez parler nostre Sauveur aux pharisiens: Comment pouvez-vous croire, vous autres qui estes tout bouffis de vaine gloire et d'estime de vous mesmes?

            Revenons à nostre propos, qui est que saint Thomas se laissa emporter à sa passion. C'est un grand mal de se laisser entraisner de la sorte, car les theologiens enseignent que lors que nous cedons à nos passions elles nous portent jusques au peché mortel. Le grand saint Paul, ou plustost Nostre Seigneur en saint Paul, apres le Prophete, nous dit: Courroucez-vous, mais ne pechez point, parce que ce n'est pas pecher d'avoir ses passions esmeuës; mais c'est bien autre chose d'entrer en colere et de suivre les sentimens d'icelle, comme de se despiter et opiniastrer en suite: c'est cela qui fait le peché. Par exemple, ceux qui sont sujets à l'avarice ne passent pas pour l'ordinaire au peché mortel; mais ils gardent leurs biens un peu trop exactement, ce qui est le premier fruit de la passion, et cela est peché veniel selon l'importance de la chose. [408]

            Saint Thomas passa jusques au troisiesme degré et commit le peché d'infidelité, qui fut tres grand; ce que voyant, les autres Apostres en furent extremement touchés. Certes, il n'y a point de doute que ceux qui sont en communauté et qui ne vont pas le train d'icelle touchent bien fort leurs freres, sur tout ceux qui ont le desir du salut des ames. Mais aussi les Apostres ne rejetterent pas le coulpable de leur compagnie, ains prierent pour luy, et Nostre Seigneur, par sa misericorde ineffable, vint une seconde fois pour saint Thomas seul. Il nous donne en cecy des preuves de la douceur avec laquelle il traitte les pecheurs, car il a deux bras: l'un de sa justice toute puissante et equitable, et l'autre de sa misericorde qu'il exalte par dessus celuy de sa justice.

            Il me souvient à ce propos que saint Denis Areopagite, que l'on surnomme avec tres juste rayson le grand Apostre de la France, raconte en une sienne epistre cette histoire que vous sçavez toutes fort bien. Demophile voyant un pauvre homme pecheur proche de l'autel, aux pieds de son confesseur, le jetta à grans coups de pieds hors de l'eglise, luy semblant qu'il estoit indigne d'estre là. Il faisoit cela par un zele ardent, mais qui estoit faux et indiscret, encores qu'il luy parust bon. Et en cette mesme epistre saint Denis rapporte que saint Carpus avoit veu Nostre Seigneur estre tout prest à mourir encores une fois pour chaque pecheur, si sa Passion ne suffisoit tres amplement pour tous.

            Considerons, je vous prie, combien le Sauveur est bon. Il vint dans le cenacle une fois pour tous les Apostres et une autre fois pour saint Thomas seulement, huit jours apres sa Resurrection, lors qu'ils estoyent tous assemblés; et s'addressant à Thomas seul il luy dit: Tu ne veux pas croire; tiens, touche, manie, car l'esprit n'a ni chair ni os. Il mit donques ses doigts dans les cicatrices sacrées de son Sauveur. Mais que pensez-vous que fit ce bon Saint? O certes, il n'y a point de doute que quand il l'eut touché il sentit une grande chaleur divine, principalement quand il mit la main dans ce pretieux cabinet des tresors de la Divinité, quand il toucha [409] ce sacré cœur tout ardent d'amour. Lors tout estonné, il s'exclama et dit: O mon Seigneur et mon Dieu! et en mesme temps il fut changé et rendu fidelle, si qu'il a esté predicateur de la foy comme les autres Apostres, et apres avoir grandement travaillé pour icelle, il est à la fin mort pour cette mesme foy.

            Nostre bon Sauveur luy respondit: Thomas, Thomas, tu as creu parce que tu as veu, mais bienheureux seront ceux qui croiront et ne verront pas, parce que sa divine Bonté nous avoit tous presens, nous autres qui sommes en son Eglise, car elle a pris son commencement du petit college des Apostres. Nous ne sçavons rien des mysteres de nostre foy que ce qu'ils nous ont appris, bien que leur foy fust pour lors imparfaite parce qu'ils n'estoyent pas confirmés en grace, à ce que disent les theologiens. Ça bas en terre nous avons la foy sans jouissance, mais au Ciel nous aurons la jouissance sans la foy, d'autant que l'on n'en a pas besoin au Ciel. C'est un grand don de Dieu que la foy; c'est elle qui nous separe d'avec ces miserables heretiques lesquels ne veulent pas croire le Saint Sacrement de l'autel parce, disent-ils, qu'on ne voit rien, qu'on n'y touche rien. Comme si ce que Dieu a dit n'estoit pas bien dit et bien fait, et comme s'il failloit voir et toucher pour croire.

            Mes cheres Sœurs, c'est un grand bien que d'estre en communauté, puisque si saint Thomas n'eust point eu de freres il ne fust pas si tost sorti de son infidelité. Ils prierent pour luy et ainsy il se sauva. De mesme ès Religions, entre vous autres, quand l'une tombe, les autres l'aydent à se relever par la correction fraternelle, par les prieres et bons exemples; aussi les ames se perdent rarement en Religion sinon qu'elles le veuillent, s'obstinant et opiniastrant en leur mal. Sur quoy saint Bernard fait une belle comparaison: De deux cens bateaux ou galeres qui s'embarquent au port de Marseille, il ne s'en perd pas un, dit-il; mais ceux qui s'embarquent [410] autre part courent grand risque de se perdre. Ainsy en est-il des ames qui estans parmi la meslée du monde y engagent toutes leurs affections, car à grand peine de deux cens s'en sauve-t-il une ou deux au plus, parce qu'elles ne pensent point aux choses eternelles et sont tousjours attentives aux honneurs, playsirs et richesses; pour cela nous sommes obligés de prier pour elles à fin que Dieu leur donne une parfaite foy qui les fasse desprendre de toutes les choses de la terre.

            Il semble que la feste d'aujourd'huy nous invite à prier pour les infidelles et mescroyans, notamment pour ceux qui sont en ce Royaume, à fin que tous s'assujettissent à l'obeissance du Roy. Supplions aussi de toute nostre affection Nostre Seigneur de nous donner ce bien de perseverer en la fidelité que nous luy avons vouée; et nous resouvenons que ce qui causa la cheute de saint Thomas fut qu'il se tint absent des autres, qu'il fut dur à croire et qu'il s'opiniastra en son mal. Dieu nous fasse la grace de ne passer jamais à ce troisiesme degré, et si nous y passons, de nous en vouloir retirer par sa bonté et misericorde. Esperons tousjours en luy, jusques à ce qu'il luy plaise nous conduire à la vie eternelle, où nous benirons à jamais le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [411]

 

LXIX. Sermon pour la fête de Noël, prononcé à la Messe de minuit

 

25 décembre 1622

 

(INÉDIT)

 

            Entre toutes les festes que nous solemnisons en la sainte Eglise il y en a trois qui ont esté celebrées de tout temps, lesquelles prennent leur source et origine de cette grande feste de Pasques qui se faisoit en l'ancienne Loy. Ces trois festes ont esté appellées Pasques, mot qui ne veut dire autre chose que passage. Et de fait, la solemnité d'aujourd'huy n'est instituée qu'en memoire du passage que Nostre Seigneur a fait de sa Divinité à nostre humanité. Le second passage est celuy de sa Mort et Passion à sa Resurection; c'est le passage de la mortalité à l'immortalité, lequel nous celebrons toute la Semaine Sainte et à Pasques. Le troisiesme nous le festons à la Pentecoste, jour auquel Dieu adoptant les Gentils, les fit passer de l'infidelité au bonheur d'estre ses enfans bien aymés, bonheur le plus grand que l'Eglise peust recevoir. Neanmoins toutes ces festes prennent leur source du mystere d'aujourd'huy.

            Mais l'on me pourroit dire que ce n'est pas la coustume de prescher la nuit. Et moy je responds que c'estoit bien celle des anciens en la primitive Eglise, lors qu'elle estoit en sa fleur et en sa vigueur; saint Gregoire nous [413] tenons par tradition certaine qu'il y a mil six cent vingt et deux ans que Nostre Seigneur est venu en ce monde et qu'en prenant nostre nature il s'est fait homme.

            Nous celebrons donques la naissance du Sauveur en terre; mais avant que d'en parler, disons quelque chose de la naissance divine et eternelle du Verbe. De toute eternité le Pere a engendré son Fils, qui est semblable à luy et coeternel à luy, car il n'a jamais eu de commencement, estant esgal en tout à son Pere. Pourtant le Fils nous est né du Pere, comme qui diroit de son sein, de sa propre substance; c'est ainsy, par exemple, que nous disons que les rayons du soleil sortent de son sein parce que le soleil et ses rayons ne sont qu'une mesme chose. Nous sommes contraints d'user de ces parolles et de nous en servir parce que nous n'en avons pas d'autres. Si nous estions des Anges nous parlerions de Dieu bien autrement et d'une maniere bien plus excellente; mais helas, nous ne sommes qu'un peu de poussiere et des enfans qui ne sçavons ce que nous disons. Le Fils donc est engendré du Pere, il procede du Pere, sans occuper point d'autre place. Il est né dans le Ciel de son Pere, sans mere, lequel tout en estant l'origine de la tres sainte Trinité, demeure neanmoins vierge entre toutes les vierges. En la terre, il est né de sa Mere, Nostre Dame, sans pere. Nous dirons un mot de ces deux naissances desquelles nous avons des preuves certaines, comme nous declarerons tantost.

            L'Evangile nous asseure que le Verbe divin s'est incarné ès entrailles de la tres sainte Vierge, par ces paroles de l'Ange: Spiritus Sanctus, etc., luy annonçant que le Saint Esprit viendroit en elle et que la vertu d'en haut l'obombreroit. Ce n'est pas pourtant à dire qu'en Jesus Christ il y ayt deux personnes, car la Divinité s'unissant à nostre humanité il fut tres parfaittement Dieu et homme au mesme instant de sa conception, sans separation quelconque. Mais donnons quelques exemples. Les naturalistes remarquent que le miel se fait d'une certaine gomme que nous appelions manne, laquelle descoule du ciel et se vient joindre ou mesler avec la fleur [414] qui de l'autre costé tire sa substance de la terre; or, ces deux substances se meslant ensemble ne forment qu'un seul miel. Ainsy, en Nostre Seigneur et Maistre, la Divinité a comme joint nostre nature en la sienne et Dieu nous a faits participans en quelque façon de sa Divinité, car il s'est fait homme comme nous.

            Mais il y a difference entre le miel qui se tire du thym, d'autant qu'il est beaucoup plus excellent que celuy qu'on appelle d'Heraclée, qui se fait sur l'aconit et autres fleurs; car quand on le taste l'on connoist aussi tost celuy qui est recueilli sur le thym parce qu'il est fort et doux tout ensemble, tandis que celuy d'Heraclée donne la mort. Ainsy en est-il de l'humanité sacrée de Nostre Seigneur, car sortant de cette terre virginale de Marie, elle estoit bien differente de la nostre, laquelle est toute souillée de corruption et de peché. En effect, comme le Pere eternel voulut que son Fils unique fust Chef et Seigneur absolu de toutes les creatures, de mesme voulut-il que la tres sainte Vierge fust la plus excellente entre toutes, puisqu'il l'avoit choisie avant tous les siecles pour estre la Mere de son divin Fils. Et de vray, le ventre sacré de Marie est une ruche mystique dans laquelle le Saint Esprit a pestri ce gasteau de miel avec le plus pur sang d'icelle. De plus, le Verbe a creé Marie et il est né d'elle, de mesme que l'abeille fait le miel et le miel l'abeille, si que jamais on ne vit abeille sans miel ni miel sans abeille.

            En la naissance de Nostre Seigneur nous avons des preuves de sa Divinité et des preuves tres evidentes: l'on voit les Anges descendre du Ciel pour annoncer aux pasteurs qu'un Sauveur leur est né, et les Rois Mages le venir adorer. Tout cela nous monstre qu'il est plus qu'homme, comme au contraire, par les gemissemens qu'il fait en la creche, tremblottant de froid, nous le voyons vrayement homme.

            Considerons, je vous prie, la bonté du Pere eternel; car s'il eust voulu il eust peu creer l'humanité de son Fils comme il crea nos premiers parens, ou bien luy donner la nature des Anges, cela estant en son pouvoir. [415] Or, s'il en eust esté ainsy, Nostre Seigneur n'eust pas esté de nostre nature, nous n'eussions donques point eu d'alliance avec luy. Mais sa bonté l'a porté jusques là, que de se faire nostre frere à fin de nous donner exemple et nous rendre par ce moyen participans de sa gloire; c'est pour cela qu'il a voulu estre de la graine d'Abraham, car la tres sacrée Vierge estoit de sa race, et pour cette cause il est dit d'elle: Abraham et semini ejus.

            Je vous laisse aux pieds de cette bienheureuse accouchée, à fin que, comme des sages avettes, vous ramassiez le miel et le lait qui distillent de ces saints mysteres et de ses chastes mammelles, en attendant que je vous explique le reste, si Dieu nous en fait la grace et nous en donne le temps, lequel je supplie nous benir de sa benediction. Amen. [416]

 

LXX. Sermon pour la fête de la Pentecôte

 

            Toutes les œuvres de Dieu qui regardent le salut des hommes et des Anges sont attribuées d'une façon particuliere au Saint Esprit, d'autant que le Saint Esprit est l'amour du Pere et du Fils. Dieu n'est qu'un en essence; toutefois la Divinité est en trois Personnes, Pere, Fils et Saint Esprit, qui sont un seul vray Dieu. Et par consequent il est impossible que ce que fait l'une des Personnes divines les autres deux ne le fassent semblablement; et, comme dit le Symbole de saint Athanase, le Pere est createur, le Fils est createur et le Saint Esprit est createur, et toutes les œuvres de la creation et autres ont esté et sont esgalement faites par les trois Personnes divines. Neanmoins, parce que le Saint Esprit est l'amour du Pere et du Fils on luy attribue les œuvres qui procedent de la bonté de Dieu, comme est la justification et sanctification des ames, ainsy que les œuvres qui procedent immediatement de la toute puissance, comme celles de la creation, sont attribuées au Pere; c'est pourquoy nous disons: «Je crois en Dieu, le Pere tout puissant, createur du ciel et de la terre.» Mais les œuvres de la sagesse sont attribuées au Fils parce qu'il est la Parole du Pere, [417] Mot Patris; c'est pourquoy l'œuvre de la redemption luy est attribuée, d'autant que, comme un tres sage medecin, il a sceu guerir la nature humaine de tous ses maux.

            Les œuvres donques qui procedent de la bonté de Dieu sont attribuées au Saint Esprit parce qu'il est l'amour, c'est à dire le souspir amoureux du Pere et du Fils. Or, en cette feste, ayant à considerer les œuvres du Saint Esprit, les uns les regardent comme fruits, ainsy qu'ils sont descrits par l'Apostre saint Paul en l'Epistre aux Galates: Fructus autem Spiritus est charitas, gaudium, pax, patientia, longanimitas, bonitas, benignitas, mansuetudo, fides, modestia, continentia, castitas; Les fruits de l'Esprit sont charité, joye, paix, patience, longanimité, bonté, benignité, mansuetude, foy, modestie, continence et chasteté. Les autres les considerent et partagent en dons de science, d'interpretation et autres, ainsy que rapporte le mesme Apostre en son Epistre premiere aux Corinthiens. Mais pour les ramasser, je suis content de les considerer sous les sept dons desquels il est parlé en Isaïe.

            Il est dit au Livre des Nombres, chapitre VIII, que Dieu commanda à Moyse de mettre un grand chandelier d'or aupres du tabernacle, lequel portoit sept lampes pour ardre perpetuellement. Saint Isidore et, devant luy, saint Cyrille Hierosolymitain ont dit que ce chandelier et ses sept lampes representoyent le Saint Esprit et ses sept dons: et il est vray que toute lumiere, chaleur, clarté et benediction procede du Saint Esprit, c'est à dire de Dieu entant qu'il est amour; mais cette clarté, lumiere et benediction est partagée en sept dons du Saint Esprit.

            Une verge sortira de la racine de Jessé, dit le Prophete Isaïe, c'est à dire la Vierge; et de la Vierge une fleur, c'est à dire son Fils Nostre Seigneur, et sur cette fleur le Saint Esprit reposera: l'Esprit de sapience et d'intellect, l'Esprit de conseil et de force, l'Esprit de science et de pieté, et il sera rempli de la crainte du Seigneur; Egredietur virga de radice Jesse, et flos de radice ejus ascendet, et requiescet super eum Spiritus Domini: Spiritus sapientiœ et intellectus, [418] Spiritus consilii et fortitudinis, Spiritus scientiœ et pietatis, et replebit eum Spiritus timoris Domini. De sorte que l'humanité sacrée de nostre Sauveur a esté comme une divine fleur sur laquelle le Saint Esprit s'est reposé pour luy communiquer ses sept dons; ce qui nous est tres bien representé par ce chandelier d'or avec ses sept lampes, qui estoit devant le tabernacle en l'ancienne Loy, et lequel pouvoit estre appellé une fleur parce que ses vases estoyent disposés en guise de fleurs de lys.

            Voyons maintenant quels sont ces sept dons. Le Prophete les rapporte selon l'ordre de leur dignité, et d'autant que le don de sapience est le plus excellent et le plus relevé, il le met le premier, et les moins excellens il les met à la fin. Mais nous, qui en devons parler pour nous instruire, commençons par le bas bout pour monter au plus haut, et puisque nous sommes en terre, commençons par le premier degré; quand nous serons parvenus en haut, je veux dire au Ciel, nous pourrons puiser les tresors dans le sein du Pere eternel.

            Or voicy donques, pour commencer à monter cette divine eschelle, que le premier don du Saint Esprit est le don de crainte de Dieu. Mais quelle crainte? car il y a double crainte de Dieu, inferieure et superieure. Initium sapientiœ timor Domini; Le commencement de la sapience c'est la crainte de Dieu, dit le Psalmiste; et en un autre lieu: Timete Dominum, omîtes sancti ejus; Craignez Dieu, o vous tous saints et esleus. Et le Sage dit: On escrit tant de livres qu'on veut, mais l'abbregé de tous c'est la crainte de Dieu.

            Mais qu'appellez-vous crainte inferieure ou superieure? dira quelqu'un; expliquez-nous en quoy elle consiste. Or, il faut sçavoir que cette crainte est double; car on craint Dieu ou entant qu'il chastie les malfaiteurs ou entant qu'il recompense les bienfaiteurs. Mais cette [première] crainte est servile et semblable à celle des forçats de galere, qui ne voguent que par force et ne vogueroyent jamais s'ils ne craignoyent qu'on les accablast de coups de nerfs de bœuf. De mesme il y a plusieurs personnes lesquelles ne quitteroyent jamais leur mauvaise [419] vie s'ils ne craignoyent la mort, le jugement et les peines d'enfer; et cette crainte est la plus generale entre les hommes, ainsy que l'experience le fait voir tous les jours; car de dix mille penitens, il n'y en a peut estre pas un qui ne commence son salut par cette crainte de la mort, du jugement et de l'enfer. C'est pourquoy le saint Prophete David parlant à Dieu, au Psalme CXLIX, luy dit: Vous assujettirez sous vostre empire les rois et les grans, et les emprisonnerez avec des menottes de fer; Ad alligandos reges eorum in compedibus, et nobiles eorum in manicis ferreis.

            Ces menottes et chaisnes de fer, dit saint Augustin, c'est la crainte d'estre damné, et cette crainte est bonne pour commencer son salut, parce que les hommes reconnoissans qu'il est impossible que Dieu ne se venge des pecheurs qui l'ont offensé, ils craignent et redoutent ses chastimens, et cette apprehension est naturelle; car comme la nature nous enseigne qu'il y a un Dieu, aussi, dit saint Chrysostome, il est impossible de penser qu'il y a un monde regi et gouverné par sa providence, [sans] que sa justice ne soit exercée sur les hommes pour punir les pechés. C'est pourquoy les philosophes, comme Platon, Aristote et les autres, ont craint et ont pensé que Dieu apres cette vie chastieroit les offences.

            David mesme luy faisoit cette priere au Psalme CXVIII: Confige timore tuo carnes meas, a judiciis enim tuis timui; Transpercez mon cœur de la sagette de vostre crainte, car j'ay redouté vos jugemens. Je me suis espouvanté, et mon cœur a esté percé de part en part. Et ne lisons-nous pas ès Actes des Apostres que Felix, president de Judée, trembla et fut saisi d'une grande crainte, nonobstant qu'il fust payen, entendant parler saint Paul du jugement dernier, et toutefois il ne se convertit pas? Ainsy plusieurs craignent les divins jugemens, mais leur cœur n'est [pas] transpercé de cette crainte. Il leur vient bien une certaine crainte laquelle n'estant que dans la partie inferieure et dans les sens n'opere rien dans leurs ames; où la crainte don du Saint Esprit entre et penetre le cœur, et opere des fruits dignes [420] de penitence. C'est pourquoy vous voyez d'ordinaire que ceux qui n'ont cette crainte que dans la partie inferieure s'en retournent de la predication melancholiques en leur mayson, comme au contraire ceux qui ont la crainte don du Saint Esprit s'en retournent convertis et penitens.

            C'est le sujet pour lequel David disoit: Je demande, o Seigneur, une sagette poussée de vostre main, laquelle transperce mon cœur. Et saint Hierosme disoit que la crainte des jugemens de Dieu transperçoit si fort son ame qu'il luy sembloit tousjours entendre retentir à ses oreilles cette voix espouvantable des Anges: «Levez-vous, morts, et venez au jugement; Surgite, mortui, venite ad judicium.» Mon Dieu, que de personnes ont quitté le peché par cette crainte du jugement! C'est donc à tres juste rayson qu'elle est dite le commencement de la sapience, et l'amour la consommation, qui nous fait monter au Ciel pour nous joindre à Dieu; mais pour arriver à ce bonheur il faut quitter le peché, et pour le quitter il faut craindre. Et voyla ce que fait cette crainte inferieure.

            L'autre partie de cette crainte que j'appelle superieure est celle qu'on a de perdre le Ciel; ce que je dis d'autant qu'il y a des personnes si charnelles lesquelles, comme s'il n'y avoit point de Paradis ains seulement des peines d'enfer, ne se soucient point de le perdre, estans tres contentes de la possession de ce paradis mondain, terrestre, malheureux et infortuné, n'ayans point de pretention au Paradis celeste. Or, la crainte de Dieu ne comprend pas seulement l'apprehension des peines d'enfer, ains elle a encores celle de perdre le Paradis. La generosité relevant donques nostre cœur apres ces biens eternels, nous l'ait dire avec le Psalmiste: Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas in aeternum propter retributionem; Ah, Seigneur, j'ay incliné mon cœur à garder vos commandemens à cause des grandes recompenses que vous donnez à ceux qui les observent. Ces parolles sont remarquables; elles ne veulent dire autre chose sinon que la crainte nous fait cesser de mal faire, d'autant que voyla le Paradis qui doit estre la recompense du travail de l'ouvrier. C'est pourquoy les [421] ames genereuses pour s'encourager à travailler, à l'exemple de David, se proposent la gloire eternelle. Pourquoy ne travaillerois-je pas, disent-elles, pour entrer en possession de cet heritage celeste? J'ay incliné mon cœur à garder vos commandemens à cause des recompenses. Hé quoy, seroit-il bien possible que je voulusse perdre le Paradis? Serois-je bien si lasche que de perdre le partage qui m'est promis en cette patrie celeste?

            Vous voyez donques bien maintenant que cette crainte est appellée inferieure et superieure parce qu'elle est composée de ces deux craintes, des peines d'enfer et de la perte du Paradis. Or, cette crainte qui nous fait quitter le peché est un don du Saint Esprit, luy seul la peut donner; c'est pourquoi elle est appellée le commencement de la sapience, parce qu'elle est d'ordinaire le commencement de nostre salut. Et quoy que les heretiques disent qu'elle est mauvaise ils se trompent grandement, et les paroles de Jesus Christ les condamnent absolument. Ne craignez point, dit-il en saint Matthieu, chapitre X, ceux qui peuvent tuer le corps, mais craignez Celuy qui peut condamner l'ame à la gehenne eternelle; Nolite timere eos qui occidunt corpus, animam autem non possunt occidere; sed potius eum timete qui potest et animam et corpus perdere in gehennam. Ce qui nous fait voir que cette crainte est bonne, et que c'est Dieu qui en est l'autheur et la met dans le cœur pour commencer par icelle nostre salut.

            Le deuxiesme don du Saint Esprit est le don de pieté. Le don de pieté est une vertu particuliere laquelle depend de la justice, qui n'est autre que l'honneur, le respect et l'amour que nous rendons non seulement à Dieu comme à nostre souverain Createur et nostre Pere tres aymable, mais encores à ceux que nous tenons pour superieurs, soit spirituels ou temporels, comme les peres, meres, prelats et magistrats. Le Saint Esprit donques venant au cœur luy communique le don de pieté, par lequel l'ame un tres grand honneur et respect à Dieu, accompagné d'un amour filial et d'une crainte amoureuse.

            Et ne voyons-nous pas que sa divine Majesté se [422] plaint de ce defaut de crainte, d'amour, d'honneur et de respect par son Prophete Malachie, disant: Si je suis vostre Pere, où est l'honneur que vous me rendez? si je suis vostre Seigneur, où est la crainte que vous devez avoir de m'offenser? Si ergo Pater ego sum, ubi est honor meus? et si Dominus ego sum, ubi est timor meus? Le fils sert comme fils, et non point comme serviteur crainte d'estre battu, ni pour la recompense comme mercenaire, mais par amour, d'autant que cet amour est imprimé au cœur filial. Quand l'ame a eu la crainte de perdre le Paradis dont je vous ay parlé, elle passe outre et dit: Quand il n'y auroit point de Paradis, Dieu est mon Pere: il m'a creée, me conserve, me nourrit et me donne toutes choses, et partant je le veux aymer, honnorer et servir. O don de pieté, riche present que Dieu fait au cœur! Bienheureux est celuy lequel a cette correspondance de cœur filial envers le cœur paternel du Pere celeste. Et c'est à cela que Dieu nous veut faire tendre, quand il veut que nous le nommions nostre Pere qui est ès cieux, en l'Oraison dominicale, nom de respect, d'amour et de crainte.

            Et pour vous monstrer que ce don de pieté, c'est à dire cette crainte filiale, nous est donnée du Saint Esprit, l'Apostre saint Paul escrivant aux Romains leur dit: Non accepistis spiritum servitutis iterum in timoré, sed accepistis spiritum adoptionis flliorum Dei, in quo clamamus: Abba, Pater; c'est à dire que nous devenons comme des petits enfans aupres de Nostre Seigneur. Les petits enfans vivent en une grande confiance: ils ne pensent point que leur pere les veuille battre ni qu'il leur prepare un heritage, ains seulement s'occupent à l'aymer sans penser à autre chose, parce qu'ils sont portés entre ses bras, qu'ils sont nourris, dorlottés et en fin entretenus par le soin de leur bon pere. Ainsy devons nous faire, mes cheres Sœurs, envers Dieu, le reverant comme nostre Pere, le servant avec amour, sans apprehension des supplices ni pretention des recompenses, nous laissant porter entre les bras de sa sainte providence tout ainsy qu'il luy plaira. [423]

            Le troisiesme don du Saint Esprit, en remontant, est le don de science, non pour sçavoir les choses humaines, comme Aristote, Platon, Homere, Virgile et les autres philosophes qui ont eu cette science qui ne leur a de rien servi. Or la science don du Saint Esprit est necessaire pour bien exercer les deux premiers dons, pour sçavoir comme nous nous comporterons envers Celuy que nous voulons craindre et aymer, et pour descouvrir et sçavoir discerner le mal qu'il faut fuir et le bien qu'il faut suivre. Declina a malo et fac bonum; Destournez-vous du mal et faites le bien, dit le Prophete, car c'est la science des sciences et celle qui nous est donnée du Saint Esprit, laquelle les enfans du monde n'ont point euë; car bien qu'ils fussent grans philosophes, si n'ont-ils point appris à glorifier Dieu ni à suivre la justice, parce qu'ils ont tenu la verité captive et prisonniere en l'injustice, dit l'Apostre: Veritatem Dei in injustitia detinent. Ils avoyent bien la verité dedans l'intellect, mais non en la prattique, d'autant qu'ils n'avoyent pas l'humilité chrestienne laquelle nous fait prosterner devant le Saint Esprit pour recevoir ce don si necessaire pour operer nostre salut.

            La science du bien et du mal est naturellement desirée de tous; c'est pourquoy Eve curieuse la desira. Dieu sçait le mal, mais pour le detester, et le bien pour le prattiquer: Vous serez comme des dieux; Eritis sicut dii, scientes bonum et malum, dit le serpent à nos premiers parens pour les tromper miserablement, leur faisant prattiquer le mal. Saint Augustin, en une homelie de ce jour, dit que les philosophes ont parlé des vertus magnifiquement, mais pour les mespriser, et des vices pour les prattiquer, parce qu'ils estoyent aveugles, d'autant qu'il n'y a point de vraye science que celle du Saint Esprit, laquelle il ne depart qu'aux cœurs humbles. N'avons-nous pas aussi veu plusieurs grans theologiens qui ont dit merveille des vertus, non pour les exercer, comme au contraire il y a eu tant de saintes femmes qui ne sçavoyent pas parler des vertus, lesquelles neanmoins en sçavoyent tres bien l'exercice? car on a veu les unes [424] avec un soin extreme de conserver leur virginité, les autres avec un cœur pur et net en leur viduité, les autres en la chasteté conjugale. Et qui leur avoit donné ce don de science pour discerner le bien et le mal, le vice et la vertu, sinon le Saint Esprit? Mais, direz-vous, je ne sçay point comme il faut prattiquer la vertu. Mettez-vous en la presence du Saint Esprit, humiliez-vous, et il vous l'enseignera et vous rendra sçavante.

            Certes, on a veu des Saintes admirablement sçavantes en leur ignorance et admirablement ignorantes en leur science. La peste de la science est la presomption, laquelle rend les esprits enflés et hydropiques, ainsy que sont d'ordinaire les sçavans du monde. O quelle ignorance en cette science! Sainte Catherine martyre fut fort sçavante, mais sa science estoit humble au pied de la Croix. D'autres ont esté ignorantes, et en leur ignorance elles ont esté admirablement sçavantes, comme sainte Catherine de Genes; mais la presence du Saint Esprit les rendoit sçavantes, et parce qu'elles avoyent la crainte, la pieté et l'humilité, Dieu leur fit ce riche present du don de science qu'Eve a tant desiré, mais par orgueil, pour estre semblable à Dieu.

            Apres le don de science s'ensuit le quatriesme, qui est celuy de force, lequel nous est absolument necessaire, parce qu'il ne suffit pas de sçavoir discerner le bien et le mal, si nous n'avons la force pour eviter l'un et prattiquer l'autre. Combien a-t-on veu de personnes qui ont sceu le bien et n'ont pas eu le courage de le prattiquer, ainsy que nous voyons encores aujourd'huy en la plus-part des Chrestiens!

            Mais, me direz-vous, puisque nous recevons le Saint Esprit et avec luy tous ses dons, lors que nous recevons les Sacremens avec les dispositions requises, d'où vient que nous retombons si souvent au peché? C'est par lascheté, d'autant que nous n'osons pas entreprendre la guerre contre le vice avec la fermeté et le courage necessaires pour surmonter nos ennemis. Par exemple, l'on vient à la Confession où l'on reçoit le Saint Esprit avec la remission des pechés; et neanmoins combien y en [425] a-t-il qui recidivent aux mesmes pechés apres la Confession! Et d'où vient cela, sinon faute de courage? On pense: Qu'est-ce qu'on dira de moy si je deviens devote, si je fais penitence, si je quitte les conversations mondaines? On craint une parole dite en l'air; et n'est-ce pas tout à fait manquer de force que cela?

            Mais il faut remarquer qu'encores que nous ayons receu les dons du Saint Esprit, si nous ne sommes grandement sur nos gardes nous les pouvons perdre à toute heure, quoy que nous nous puissions servir de l'un sans l'autre, parce qu'ils ne sont en nous que par maniere d'habitude, ce qui fait que nous ne nous en servons que quand nous voulons. Car il n'est pas du cœur spirituel comme du cœur charnel, lequel, combien que nous dormions, ne cesse jamais d'agir, de veiller et d'envoyer ses esprits vitaux au cerveau; où, au cœur spirituel, la volonté, le courage et la generosité est absolument necessaire pour luy faire faire ses operations. Et c'est pourquoy le Saint Esprit nous communique le don de force par lequel tant de Martyrs ont vaincu les tyrans et surmonté les tourmens avec tant de constance que rien ne les a espouvantés, ainsy qu'on peut voir en lisant les histoires d'une sainte Agnes, d'une sainte Agathe et d'une infinité d'autres.

            Le don suivant en remontant, est le don de conseil, sans lequel la force est temerité; comme vous voyez que les soldats, bien qu'ils ayent de la force, neanmoins il leur faut un capitaine pour le conseil. La crainte nous fait desprendre du peché, la science nous le fait discerner; mais encores nous faut-il du conseil pour venir à l'execution de ce que la science nous fait connoistre. Il reste donques la methode pour executer ce que le Saint Esprit nous enseigne. Par exemple, vous verrez une personne qui voudra suivre la devotion, qui dira en elle mesme: Quel conseil suivray-je pour prattiquer le bien que Dieu m'a inspiré et pour eviter le mal qu'il m'a fait reconnoistre? quel chemin tiendray-je? quel conseil observeray-je? Sera-ce celuy de la chasteté ou de la pauvreté? sera-ce l'obeissance simple et aveugle? Suivray-je la [426] viduité ou le mariage? Feray-je l'aumosne ou donneray-je tout mon bien aux pauvres? Le Saint Esprit, residant dans nostre cœur, nous conseille et nous pousse par son inspiration à faire ce qui est plus pour la gloire de Dieu et nostre salut. Jusques à present j'ay esté avare, sensuel, sujet aux playsirs de la bouche; je vois que cela est mal, j'ay le desir de m'en retirer: que feray-je donques pour petit à petit me desfaire de ces meschantes habitudes et me mortifier? Le Saint Esprit conseille les moyens qu'on doit tenir pour surmonter le mal et prattiquer le bien.

            Vous verrez des personnes dans le monde sujettes à la colere, lesquelles s'adonneront au jeu où ils se laissent emporter pour l'ordinaire à dire quantité de blasphemes et injures: que faire là? C'est qu'il faut quitter le jeu. D'autres aymeront les conversations esquelles la mesdisance regne, à laquelle ils se laissent emporter; ils font resolution de ne plus mesdire, mais la conversation les emporte insensiblement à la mesdisance: que faire là? Le Saint Esprit leur dit interieurement qu'il faut quitter ces conversations. Combien y en a-t-il au monde qui sçavent bien qu'on s'y perd à cause que l'air est infecté, et qu'il donne la mort eternelle aux ames dans lesquelles il entre, ou leur cause de grandes maladies: quel remede à cela? Sortez, leur dit le Saint Esprit interieurement, puisque vous connoissez que vous n'y pouvez pas faire vostre salut. Il nous conseille donques ainsy immediatement par ses inspirations, ou bien il nous conseille de nous conseiller à ceux qui ont la lumiere qu'il leur a communiquée.

            Le don suivant est le don d'entendement, entendement spirituel que le Saint Esprit enchasse dans nostre entendement humain, lequel n'est autre qu'une certaine clarté par laquelle nous voyons et penetrons la beauté et bonté des mysteres de la foy. On entend les predications, on lit beaucoup, et toutefois on demeure tousjours dans l'ignorance de ces saints mysteres parce qu'on n'a pas ce don d'entendement. Une ame simple, prosternée devant Dieu, entendra le mystere de la tres sainte Trinité, [427] non pour le dire, ains pour en tirer des maximes pour son salut, parce que le Saint Esprit luy a communiqué le don d'entendement. J'ay accoustumé de dire que presque tous perissent faute de suivre les maximes du Christianisme, comme celles cy: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car à eux appartient le Royaume des cieux, Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est Regnum cœlorum; Bienheureux sont les debonnaires, Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram. Mais qui est-ce qui void la beauté de ces maximes sinon ceux à qui le Saint Esprit les fait voir?

            Lors que nous voyons les beaux palais dorés, les perles et joyaux: Ah, disons-nous, que ces choses sont belles! Mais à qui? Aux yeux des mondains. Le monde le dit, et Nostre Seigneur dit: Voyez cette perle de la pauvreté evangelique, et à travers d'icelle, voyez le Ciel et la felicité eternelle qui y est attachée. Mais faute d'avoir fortement establi ces maximes dans nostre cœur, nous nous perdons miserablement, et le monde triomphe de nous et nous seduit malheureusement par ses fausses maximes. Ah, pauvres abusés que nous sommes! Nous sçavons bien que le monde avec toutes ses richesses et ses vaines grandeurs ne vaut rien, et neanmoins nous y mettons nostre affection et suivons ses maximes.

            Soyez faits comme petits enfans, dit Nostre Seigneur; Soyez simples comme colombes: Estote simplices sicut columbœ, et cependant l'on n'a point de candeur ni de simplicité. L'on veut estre prudent, mais d'une prudence charnelle, laquelle, comme dit le grand Apostre en l'Epistre aux Romains, donne la mort à l'ame: Prudentia carnis mors est. Et d'où vient cela? C'est que nous n'avons pas le don d'entendement pourvoir et penetrer la beauté et bonté des maximes de Nostre Seigneur. Ah, si nous les penetrions bien et si nous voyions leur beauté, certes, nous quitterions et renoncerions pour jamais aux malheureuses maximes du monde, qui ne valent rien, pour suivre celles de nostre divin Maistre. Mais particulierement les ames religieuses doivent bastir et fonder toute leur perfection sur ses saintes maximes, [428] et les establir fortement en leur cœur à fin de n'y laisser jamais entrer des maximes contraires, suivant l'exemple de tant de Saints et Saintes lesquels on a veu aymer plus les larmes que la joye, la tribulation que la prosperité, la pauvreté que les richesses.

            Or, apres que le Saint Esprit nous a donné le don d'entendement s'ensuit le don de sapience, lequel comble lame de tout bien. Plusieurs sçavans sont fols, mais la sapience est une science par laquelle on savoure, on gouste et penetre la bonté de la loy et les choses les plus relevées de l'Evangile, non pour en parler ou prescher, ains pour les prattiquer, et, comme l'abeille, l'ame va dessus les fleurs de la loy, sucçant le miel de la bonté de Dieu. Quam dulcia faucibus meis eloquia tua! super mel ori meo; O Seigneur, combien vos paroles sont douces à mon gosier! dit le Psalmiste; elles surpassent la douceur du miel quand je les savoure en la bouche de mon cœur, lors que vous me donnez à gouster vos divines maximes contre celles du monde. O que l'ame qui est parvenue à ce degré est heureuse, car c'est une marque qu'elle est remplie du Saint Esprit et qu'il luy a communiqué ses dons.

            Il reste maintenant à dire comment nous pourrons savourer ces dons. Je le dis en un mot: il ne faut sinon estre en santé. Les malades ne savourent pas les viandes à cause du catarrhe qui occupe les parties destinées au goust; les malades spirituels veulent tout à rebours de bien: ils n'ont ni crainte ni force ni pieté ni science. Qui veut recevoir les dons du Saint Esprit [il luy] faut se purger des humeurs peccantes. Nous avons la langue, c'est à dire l'ame, chargée de catarrhe; il faut quitter les dons du monde pour recevoir ceux du Saint Esprit. L'esprit du monde a ses dons: il a la science pour parvenir aux honneurs, aux grandeurs et richesses; la force pour aller en duel; la crainte de devenir pauvre et de perdre le paradis du monde et ses faveurs. Il faut quitter ces dons, car ils sont incompatibles avec ceux du Saint Esprit; puis il luy faut abandonner nostre cœur, et le prier de nous departir ses pretieux dons et les conserver [429] en nos ames au peril de toutes nos affections, de nous donner le don de crainte pour operer nostre salut et d'oster de nos cœurs les autres craintes que le diable nous suggere. Que tout le reste se perde, pourveu que nous ne perdions point Dieu. Que peut faire le monde? nous oster deux ou trois jours de vie temporelle? Hé, que nous doit-il importer, pourveu que nous ne perdions pas la vie eternelle?

            Plaise donques à la divine Majesté de nous donner le don de crainte à fin que nous le servions finalement; le don de pieté pour le reverer comme nostre Pere tres aymable; le don de science pour connoistre le bien que nous devons faire et le mal que nous devons fuir; le don de force pour surmonter courageusement toutes les difficultés que nous rencontrerons en la prattique de la vertu; le don de conseil pour discerner et choisir les moyens propres à nous perfectionner; le don d'entendement pour penetrer la beauté et l'utilité des mysteres de la foy et des maximes evangeliques, et en fin le don de sapience pour gouster combien Dieu est aymable et pour savourer et experimenter les douceurs de son incomprehensible bonté. O que nous serons heureux, si nous recevons ces pretieux dons! car sans doute ils nous conduiront au sommet de cette eschelle mystique, où nous serons receus de nostre divin Sauveur qui nous y attend les bras ouverts pour nous rendre participans de sa gloire et felicité. Amen. [430]

 

Appendice. Sermons autographes communiques après l'impression de la première série

 

I. Exorde d'un sermon pour le Lundi de Pâques

 

11 avril 1594

 

(INÉDIT)

 

            Si le ciel, l'air et la terre et tout ce qui est en iceux semble de rajeunir et resusciter quasi de mort a vie en ceste douce sayson printaniere, auditoyre devot, ame chrestienne treschere et trescherie, recompense des travaux du Sauveur et Seigneur; puysque le ciel, lequel a demeuré si long tems sombre et obscur, semble s'estre revestu de la plus belle roubbe de ses clartés; l'air, ci devant tout plein de froides humidités, de brouillards et [431] melancolique nuage, se descouvre si pur, si calme et si bien [attrempé] assaysonné maintenant; la terre, toute ridëe, crottee et ternie par les rigueurs de l'hiver, comparoist maintenant toute diapree de son verdissant et fleurissant esmail; si l'Eglise nostre Mere, laquelle est demeurëe toute mortifiëe ce Caresme, ne portant que des habitz lugubres, ne chantant que des chans lamentables, ne faysant autre contenance que triste et faschee, comme celebrant le dueil de son cher Espoux, maintenant, comme pour fayre nouvelles nopces avec son mesme resuscité Seigneur et Espoux, faict tapisser et parer le mieux qu'elle peut toutes ses maisons, tient un maintien de cæremonies joyeuses et allegres, ne chante que des chans de liesse et de consolations; si l'enfer tenebreux a esté mesme changé en clarité par le lumineux aspect de Nostre Seigneur qui est descendu, si les Anges comparoyssent avec leurs roubbes plus blanches que l'ordinayre, demeurerons nous, o Chrestiens, entre toutes les creatures, morts et immuables en nostre laydeur et tristesse? Pour quoy ne prendrons nous nos beaux vestemens?

            Mays je voudrois que si la saison change nous changeassions aussy, mays non pas d'une mesme façon; car ceste serenité du ciel et de l'air, cest'amsenité de la terre n'est pas perdurable, elle [est] sujette a l'inconstance. [Embellissons donques nos consciences, puysque...] Il nous faut parer a l'exemplayre d'un autre patron et modelle, au patron de la resurrection de Nostre Seigneur (Ut quomodo Christus surrexit a mortuis, ita et nos ambulemus in novitate spiritus ); car Nostre Seigneur, comm'autre aigle, a changé maintenant ses plumes et s'est revestu de force et de gloire: Dominus regnavit, [432] decorem indutus est; indutus est Dominus fortitudinem et prœcinxit se . Comme le tailleur.

            Je sçay que ceste imitation est difficile, car Deus quis similis tibi ? Aussy ne voulons nous pas sinon l'imiter de loin a loin, avec quelque proportion, principalement en l'immortalité aeternelle, non temporelle.

             [Christus semel mortuus est; mors ultra illi non dominabitur.] Scientes quia vetus homo noster simul crucifixus est, ut destruatur corpus peccati. Scientes quod Christus resurgens ex mortuis jam non moritur, mors illi ultra, etc.; Ro. 6.

            Et c'est icy ou je veux faire la conclusion generale a nostre voyage de trois jours, vous disant: Nostre Seigneur estant resuscité une fois ne meurt plus. Je n'oserois pas penser que quelqu'un fust ja mort despuys, etc. Ne mourons donq plus, etc. Et c'est pourquoy, ayant donné les moyens de venir a grace, je donne pour i continuer, sachant que qui perseveraverit , etc.

            Nos pelerins nous en donnent instruction. [433]

 

II. Sommaire d'un sermon sur le Saint-Sacrement

 

1594

 

(INÉDIT)

 

Qui manducat mèam carnem et bibit

meum sanguinem, in me manet et

ego in eo.

[JOAN., VI, 57.]

 

Introduction

 

            Nous ouysmes ce celeste roussignol: Ave, mays nous ne goustasmes poinct du fruict beni. Goustons en, car nisi manducaveritis, [etc.]

 

            Comme nos peres moururent pour avoir mangé le defendu, nous mourrons ne mangeant le commandé.

            C'est grand cas qu'une seule invitation du serpent eut tant de pouvoir sur nos peres, et tant de Nostre Seigneur n'en ayent point, etc.

            Miphibozeth, filz de Saul, a David, 2. des Rois, 19: Tu autem posuisti me servum tuum inter convivas mensœ tuae. [434]

2e Preuve

            L'excellence de la viande: Caro mea vere est cibus; et qui manducat me et ipse vivet propter me .

 

1re proprieté du pain

            Il entretient la vie: Nisi manducaveritis non habebitis vitam; Panem quem ego dabo caro mea est .

 

Deux dissimilitudes

             [1.] Le pain materiel donne la vie, la recevant premierement comme mort; cestuy ci, comme vivant (Ego sum panis vivus ), la donne sans la recevoir.

            2. Le pain est changé en nous, mais ce pain nous change en luy, non quand a la substance, mais quand a la qualité: Vivo ego, jam non ego .

 

2e [proprieté]

            Le pain renforce. Psal. 104: Et vocavit famem super terram, et omne firmamentum panis contrivit; et [Psal.] 103: Et panis cor hominis confirmet. Ainsy cestuyci corrobore. Respexit Helias ad caput suum; et ambulavit in fortitudine. Et au Psal. 71: Et erit firmamentum in terra, in summis montium; superextolletur super, [etc.] Rabbi Jonatas, au rapport de Burgensis: Erit placenta tritici in capite sacerdotum. [435]

 

Deux dissimilitudes

             [1.] Le pain jamais ne nous renforce que par reaction; mays cestuicy, comme humide et chaud, renforce absolument.

            2. Le pain corrobore par dedans et nous garde du corrompant interieur, non de l'exterieur; l'Eucharistie, utroque modo. Au Psal. 22: Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt. L'appuy, scipionem; Levit. 26: baculum panis. Dont apres s'ensuit: Parasti in conspectu meo mensam. Saint Cyprien ad Caecilium. Dont saint Chrysostome, au rapport de saint Thomas, dict que «nous sommes terribles aux diables.»

 

Conclusion

            En fin: Qui manducat me ipse vivet propter me; dont la plus part est damné.

 

Confirmation

            Chap. 12. des Juges: Les Ephraites interrogés par les Galaadites, Sciboleth, Sibollet [ad] vada Jordanis. Eadem littera spicam exprimere non valentes. La difference des deux pointz; au gauche il ne vaut que comme samech.

 

Second point

            Gardes de mesprendre; on demande la façon. Abraham vit troys Anges ausquelz il donna a manger d'un pain cuit sous la cendre; [Gen.,] chap. 18. Vous sçaves ja qu'Abram signifie Dieu le Pere. Il donne du pain [cuit] [436] sous la cendre (des affections de l'humilité); mais pour le bien prendre il faut avoir les conditions cottees:

                                              

1.

            En la vallëe de Membre. Quia respexit humilitatem ancillae suae; Ecce ancilla Domini; Et unde hoc mihi ut veniat , etc.

 

2.

            Pelerin. Cantabiles mihi erant , etc.

 

3.

            In ipso fervore diei. Charité absolue.

 

4.

            Sous l'arbre de la Croix. «Quotiescumque feceritis ,» etc.

            En fin, la disposition necessaire, en un mot, c'est estre hors de peché. Si les biens sont telz, qui ne s'y disposera? Frumento et vino stabilivi eum; et ultra tibi post hœc, fili mi, quid faciam?

            «Quis es tu, et quid ego?» Dominus virtutum nobiscum . [437]




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